Diégèse




mercredi 19 novembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L'espérance d'un succès prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuis le commencement de 1851, ils s'étaient laissés aller jusqu'à offrir, chaque soir, aux habitués du salon jaune, des verres de sirop et de punch, des petits gâteaux, des collations complètes, pendant lesquelles on buvait à la mort de la République. Pierre avait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de la réaction, pour contribuer à l'achat des fusils et des cartouches.
« La note du
pâtissier est au moins de mille francs, reprit Félicité de son ton doucereux, et nous en devons peut-être le double au liquoriste. Puis il y a le boucher, le boulanger, le fruitier… »
Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant :
« Je ne parle pas des dix mille
francs que tu as donnés pour les armes.
– Moi, moi ! balbutia-t-il, mais on m'a trompé, on m'a volé  ! C'est cet imbécile de
Sicardot qui m'a mis dedans, en me jurant que les Napoléon seraient vainqueurs. J'ai cru faire une avance. Mais il faudra bien que cette vieille ganache me rende mon argent.
– Eh ! on ne te rendra rien du tout, dit sa femme en haussant les épaules. Nous subirons le sort de la guerre.
Quand nous aurons tout payé, il ne nous restera pas de quoi manger du pain. Ah ! c'est une jolie campagne !… Va, nous pouvons aller habiter quelque taudis du vieux quartier. » Cette dernière phrase sonna lugubrement. C'était le glas de leur existence.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Encore à cette époque, pour les bourgeois, les commerçants donnaient crédit à certains de leurs clients, et tout particulièrement à ceux qu'ils livraient à domicile. Dans la plupart des maisons, les livreurs étaient reçus par les domestiques et il était jugé préférable pour des raisons qui leur semblaient évidentes de ne pas faire circuler d'argent entre les domestiques et les livreurs. On faisait donc des notes, qui s'allongeaient parfois au-delà du raisonnable. On convenait du règlement. Les commerçants étaient plus indulgents sur les délais de paiement avec les anciens commerçants, se disant que leur tour viendrait et, par superstition, ils ne voulaient pas refuser leurs produits à des gens qui appartenaient ou qui avaient appartenu à la même corporation qu'eux. Cette solidarité avait cependant ses limites et il suffisait d'un créancier mécontent pour que tous les autres tendent l'oreille. S'en suivaient alors parfois des faillites domestiques spectaculaires qui jetaient de bons bourgeois à la rue et mettaient leurs meubles aux enchères. Pour n'être pas très courante dans une ville comme Plassans, où les flambeurs n'étaient pas légion et où l'économie vivrière se régulait assez facilement, chacun avait pu voir en son temps de ces spectacles désolants d'une famille ruinée qui, la veille, avait encore fière allure sur le cours Sauvaire.
Pierre Rougon savait ainsi parfaitement ce qui les attendait s'ils ne connaissaient pas bientôt une embellie. Il avait en quelque sorte déjà vécu cela quand sa mère avait quitté l'enclos des Fouque pour la masure de Macquart.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femme évoquait le spectacle. C'était donc là qu'il irait mourir, sur un grabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasses et faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans les plus sales intrigues, menti pendant des années. L'Empire ne payerait pas ses dettes, cet Empire qui seul pouvait le sauver de la ruine. Il sauta du lit, en chemise, en criant :
« Non, je prendrai un fusil, j'aime mieux que les
insurgés me tuent.
– Ça, répondit
Félicité avec une grande tranquillité, tu pourras le faire demain ou après-demain, car les républicains ne sont pas loin. C'est un moyen comme un autre d'en finir. » Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d'un coup, on lui versait un grand seau d'eau froide sur les épaules. Il se recoucha lentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Il s'opérait en lui une réaction fatale.
Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d'enfant
. Félicité, qui attendait cette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilité désolée.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Le désespoir de ce gros homme arrivé au-delà du mitant de son âge était un spectacle curieux qui, pour autant, n'étonnait plus sa femme. Pierre Rougon était sujet à ces crises, qu'il contenait à la chambre à coucher du ménage. Plusieurs fois cependant, en public, et jusque pendant les réunions du salon jaune, il avait dû s'éclipser, prétextant un mal de crâne ou une nausée soudaine pour aller pleurer. Cette affection particulière des larmes l'avait pris dès l'enfance mais personne n'est surpris de voir les enfants pleurer et c'est même une de leurs activités favorites qui semble devoir se passer comme se passe l'incontinence nocturne infantile. Mais, chez Pierre Rougon, cette incontinence lacrymale n'avait jamais cessé et il avait continué à pleurer. Son fils Pascal, qui connaissait cette affection singulière qui ne connaissait pas de remède, avait un soir réussi à faire parler son père. Cette conversation l'avait amené à penser que Pierre Rougon pleurait ainsi en permanence la mort de son propre père et la désaffection de sa mère pour ses enfants. Son étude des lois de l'hérédité lui avait fait craindre pour sa propre santé, car il savait, après observation, que les maladies mentales se transmettent au sein des familles tout aussi facilement que le rhume en hiver.
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Daniel Diégèse
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Au bout d'un long silence, cette résignation, le spectacle de cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra les larmes de Pierre.
« Mais parle donc ! implora-t-il, cherchons ensemble. N'y a-t-il vraiment aucune planche de salut ?
– Aucune, tu le sais bien, répondit-elle ; tu exposais toi même la situation tout à l'heure ; nous n'avons de secours à attendre de personne ; nos enfants eux-mêmes nous ont trahis.
– Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions
Plassans cette nuit, tout de suite ! ?
– Fuir ! mais, mon pauvre ami, nous serions demain la fable de la ville… Tu ne te rappelles donc pas que tu as fait
fermer les portes ! ? » Pierre se débattait ; il donnait à son esprit une tension extraordinaire ; puis, comme vaincu, d'un ton suppliant, il murmura :
« Je t'en prie, trouve une idée, toi ; tu n'as encore rien dit
. » Félicité releva la tête, en jouant la surprise ; et, avec un geste de profonde impuissance :
« Je suis une sotte en ces matières, dit-elle ; je n'entends rien à la politique, tu me l'as répété cent fois. » Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux, elle continua lentement, sans reproches :
« Tu ne m'as pas mise au courant de tes affaires, n'est-ce pas ? J'ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil… D'ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois, et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque tout seuls. » Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentit pas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grand remords. Et, tout d'un coup, il se confessa. Il parla des
lettres d'Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacité d'un homme qui fait son examen de conscience et qui implore un sauveur. À chaque instant, il s'interrompait pour demander : « Qu'aurais-tu fait, toi, à ma place ? » ou bien il s'écriait : « N'est-ce pas ? j'avais raison, je ne pouvais agir autrement. » Félicité ne daignait pas même faire un signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d'un juge. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d'une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu'elle lui mît des menottes.
« Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vais te faire lire la correspondance
d'Eugène. Tu jugeras mieux la situation. » Elle essaya vainement de l'arrêter par un pan de sa chemise ; il étala les lettres sur la table de nuit, se recoucha, en lut des pages entières, la força à en parcourir elle-même.
Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitié du pauvre homme
.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Félicité souriait à revoir ainsi étalées au grand jour les lettres qu'elle avait déjà lues en secret, et certaines d'entre-elles plusieurs fois. Elle les retrouvait là, sur le lit, comme si elle étaient ses propres secrets. Elle les avait d'abord tellement convoité, les imaginant pendant des semaines, se fâchant qu'elles demeurassent inaccessibles... Et puis, il y avait eu ce moment de grâce, quand elle avait trouvé le stratagème qui lui avait permis de mettre la main sur elles et de les lire enfin. Quand on a beaucoup convoité quelque chose et qu'on l'obtient enfin, ce que l'on a obtenu garde le goût particulier de la convoitise. C'est d'ailleurs chose curieuse que de constater que, parfois très rapidement, on ne peut plus se passer de ce que, quelques jours auparavant, on espérait sans l'avoir jamais eu. Les chemins de l'être qu'emprunte le désir nous sont encore en grande partie cachés. Pascal, le docteur, aurait aimé s'y aventurer et compléter ses observations anatomiques par des observations psychologiques. Mais Pascal avait trop dé méfiance à l'égard de ses semblables pour se risquer à pareille aventure qui l'aurait obligé à rencontrer du monde, à écouter beaucoup, et sans doute, lui aussi, à parler de temps en temps. Il avait bien repéré, ici et là, des traits qui lui semblaient assez significatifs. Un des phénomènes qui le maintenaient le plus en éveil était les erreurs de langage qu'il arrive à chacun de faire et auxquels on ne prête pas attention. Il avait ainsi remarqué qu'il arrivait souvent que l'on dît un mot pour un autre et que cela arrivait cependant à certains plus qu'à d'autres. Il avait donc commencé des relevés de ces erreurs langagières, exactement comme il herborisait sur les chemins autour de Plassans. Son goût des nomenclatures et des notes lui avait fait remplir des carnets entiers et il avait entrepris des classements et même un essai de typologie. Il en avait conçu l'idée, certes un peu folle, que toutes ces erreurs langagières procédaient d'un même point qui prenait sa source dans un désir dissimulé mais que, dans un même temps, puisque c'était un désir, on voulait exprimer. Il avait gardé ses théories pour lui, n'en parlant à personne et surtout pas à sa mère, qui aurait pu constater par elle-même que cela lui arrivait souvent, tout autant qu'à son père. Car, personne n'est exempt de cette affection bénigne. Personne en effet, et c'est fort heureux, n'exprime au grand jour la totalité de ses désirs ou les rues seraient emplies de personnes divaguant dans des postures et des tenues extravagantes et parfois pornographes.
La pauvre vieille avait si peu de désirs, lire les lettres de son fils, traverser la rue pour une maison plus confortable et se faire admirer dans une sous-préfecture sans faste par des bourgeois miteux et une petite noblesse sans le sou.Mais tous les désirs se valent dans la pauvre âme humaine.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
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