Diégèse




lundi 13 octobre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Silvère, penché sur elle, comprit les sanglots amers de cette chair ardente. Il entendit au loin les sollicitations des vieux ossements ; il se rappela ces caresses qui avaient brûlé leurs lèvres, dans la nuit, au bord de la route : elle se pendait à son cou, elle lui demandait tout l'amour, et lui, il n'avait pas su, il la laissait partir petite fille, désespérée de n'avoir pas goûté aux voluptés de la vie. Alors, désolé de la voir n'emporter de lui qu'un souvenir d'écolier et de bon camarade, il baisa sa poitrine de vierge, cette gorge pure et chaste qu'il venait de découvrir. Il ignorait ce buste frissonnant, cette puberté admirable. Ses larmes trempaient ses lèvres. Il collait sa bouche sanglotante sur la peau de l'enfant. Ces baisers d'amant mirent une dernière joie dans les yeux de Miette. Ils s'aimaient, et leur idylle se dénouait dans la mort.
Mais lui ne pouvait croire qu'elle allait mourir. Il disait :
« Non, tu vas voir, ça n'est rien… Ne parle pas, si tu souffres… Attends, je vais te soulever la tête ; puis je te réchaufferai, tu as les mains glacées
. »

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
L'être humain est ainsi fait qu'il ne peut croire à l'irrémédiable. Face à ce qui ne peut plus être réparé, il redevient cet enfant qui, face au vase qu'il vient de faire tomber de l'armoire et qui s'est brisé en mille morceaux, supplie sa mère de ne pas le gronder en affirmant qu'il va le recoller. Cet espoir que les morceaux de la vie peuvent toujours se recoller est universel. Il alimente ces récits fantastiques où le temps s'arrête, et même où, mieux encore, il recule. C'est peut-être pour cela que les hommes, sans qu'aucune preuve ne leur soit donnée, et alors qu'aucune preuve ne leur sera jamais donnée, peuvent croire à la vie après la mort. Il est vrai qu'à défaut, l'absurdité du temps qui passe et qui, à chaque seconde, rend chacun de nos actes irrémédiable,serait très certainement insoutenable. L'autre expédient face à la mort et au temps dont dispose l'être humain est le souvenir. Le veuf se souvient de son épouse défunte et de leur première rencontre, et il appelle à volonté à sa mémoire le récit de leur premier baiser et l'espace d'un instant le temps et la mort ne sont qu'une illusion.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
La fusillade reprenait, à gauche, dans les champs d'oliviers. Des galops sourds de cavalerie montaient de la plaine des Nores. Et, par instants, il y avait de grands cris d'hommes qu'on égorge. Des fumées épaisses arrivaient, traînaient sous les ormes de l'esplanade. Mais Silvère n'entendait plus, ne voyait plus. Pascal, qui descendait en courant vers la plaine, l'aperçut, vautré à terre, et s'approcha, le croyant blessé. Dès que le jeune homme l'eut reconnu, il se cramponna à lui. Il lui montrait Miette.
« 
Voyez donc, disait-il, elle est blessée, là, sous le sein… Ah ! que vous êtes bon d'être venu ; vous la sauverez. » À ce moment, la mourante eut une légère convulsion.
Une ombre douloureuse passa sur son visage, et, de ses lèvres serrées qui s'ouvrirent, sortit un petit souffle. Ses yeux, tout grands ouverts, restèrent fixés sur le jeune homme.
Pascal, qui s'était penché, se releva en disant à demi-voix :
« Elle est morte. » Morte ! ce mot fit chanceler
Silvère. Il s'était remis à genoux ; il tomba assis, comme renversé par le petit souffle de Miette.
« Morte ! morte ! répéta-t-il, ce n'est pas vrai, elle me regarde… Vous voyez bien qu'elle me regarde. » Et il saisit le médecin par son vêtement, le conjurant de ne pas s'en aller, lui affirmant qu'il se trompait, qu'elle n'était pas morte, qu'il la sauverait, s'il voulait
. Pascal lutta doucement, disant de sa voix affectueuse :
« Je ne puis rien, d'autres m'attendent… Laisse, mon pauvre enfant ; elle est bien morte, va. » Il lâcha prise, il retomba. Morte ! morte ! encore ce mot, qui sonnait comme un glas dans sa tête vide ! Quand il fut seul, il se traîna auprès du cadavre.
Miette le regardait toujours. Alors il se jeta sur elle, roula sa tête sur sa gorge nue, baigna sa peau de ses larmes. Ce fut un emportement. Il posait furieusement les lèvres sur la rondeur naissante de ses seins, il lui soufflait dans un baiser toute sa flamme, toute sa vie, comme pour la ressusciter. Mais l'enfant devenait froide sous ses caresses. Il sentait ce corps inerte s'abandonner dans ses bras. Il fut pris d'épouvante ; il s'accroupit, la face bouleversée, les bras pendants, et il resta là, stupide, répétant :
« Elle est morte, mais elle me regarde ; elle ne ferme pas les yeux, elle me voit toujours. » Cette idée l'emplit d'une grande douceur. Il ne bougea plus. Il échangea avec
Miette un long regard, lisant encore, dans ces yeux que la mort rendait plus profonds, les derniers regrets de l'enfant pleurant sa virginité.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Miette était déjà au paradis. Elle était entrée sans attendre un seul instant et le vieux Saint Pierre, qui en tient les clés, l'attendait même sur le seuil avec un large sourire qui vint apaiser l'angoisse atroce de la jeune fille. Car il en est ainsi dans les cieux que ceux qui ont vécu par l'amour continuent de vivre par l'amour pour l'éternité. C'est d'ailleurs ce que nous apprennent les évangiles qui rapportent la parole du Christ et les Béatitudes ne disent en fait rien d'autre. Heureux les doux, car le royaume des cieux est à eux. Mais le sourire de l'apôtre devenu Saint et gardien du paradis était d'autant plus large et d'autant plus franc que la jeune fille avait rejoint le Ciel en tenant un drapeau symbole de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Car rien ne sied plus au Ciel que ces trois vérités. Car, il faut bien affirmer que ceux qui prétendent qu'ils gagnent le paradis en divisant, en montrant du doigt, en séparant ceux qui seraient dans le droit chemin de ceux qui n'y seraient point, ne gagnent en rien les félicités éternelles et, bien au contraire, se les aliènent. Miette, selon ces braves gens, était une fille de forçat, élevée comme une sauvageonne, amoureuse trop tôt d'un garnement à peine plus âgé qu'elle et espérant de lui qu'il acceptât le don de son corps et de son âme. Miette devait être punie et il sera même qui penseront que sa port prématurée sous la mitraille n'était que le châtiment divin de son indignité. Il faut affirmer haut et fort que ceux qui pensent ainsi, et qui croient que le Ciel impose des châtiments à ceux qui s'aiment d'amour tendre, sont impies et qu'ils ne connaissent rien au Ciel ni à l'amour. Ils erreront longtemps dans les limbes avant de trouver la porte, qui sans cesse se dérobera à leur vue et à leurs sens viciés, quand la fille de rien qu'ils auront méprisée, qu'ils auront moquée et parfois même frappée, entrera devant eux dans sa gloire retrouvée. Ils auront jeté la pierre à la femme adultère qui, pourtant, sera assise à la droite du Père. Ils auront puni de leurs lois scélérates ces deux-là qui s'aimaient et voulaient vivre ensemble, qu'ils soient hommes, qu'elles soient femmes, liés et liées par l'amour. Le paradis s'ouvrira pour eux, pour elles, sans encombre et leurs pas se feront légers, eux qui se seront tant aimés. Car il faut l'affirmer toujours plus haut, et toujours plus fort : ceux qui font une arme de l'eschatologie et qui, au nom de leur religion, envoient des enfants à la mort, brutalisent les femmes et les hommes qui ne sont pas comme eux ; ceux qui utilisent la prière de paix comme un instrument de guerre, ceux-là, qui inventent l'enfer, qui professent l'enfer ; ceux-là ne trouveront jamais le pardon.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
Cependant, la cavalerie sabrait toujours les fuyards, dans la plaine des Nores ; les galops des chevaux, les cris des mourants, s'éloignaient, s'adoucissaient, comme une musique lointaine, apportée par l'air limpide. Silvère ne savait plus qu'on se battait. Il ne vit pas son cousin, qui remontait la pente et qui traversait de nouveau le cours. En passant, Pascal ramassa la carabine de Macquart, que Silvère avait jetée ; il la connaissait pour l'avoir vue pendue à la cheminée de tante Dide, et songeait à la sauver des mains des vainqueurs. Il était à peine entré dans l'hôtel de la Mule Blanche, où l'on avait porté un grand nombre de blessés, qu'un flot d'insurgés, chassés par la troupe comme une bande de bêtes, envahit l'esplanade. L'homme au sabre avait fui ; c'étaient les derniers contingents des campagnes que l'on traquait. Il y eut là un effroyable massacre. Le colonel Masson et le préfet, M. de Blériot, pris de pitié, ordonnèrent vainement la retraite. Les soldats, furieux, continuaient à tirer dans le tas, à clouer les fuyards contre les murailles, à coups de baïonnette. Quand ils n'eurent plus d'ennemis devant eux, ils criblèrent de balles la façade de la Mule-Blanche. Les volets partaient en éclats ; une fenêtre, laissée entrouverte, fut arrachée, avec un bruit retentissant de verre cassé. Des voix lamentables criaient à l'intérieur :
« Les prisonniers ! les prisonniers ! » Mais la troupe n'entendait pas, elle tirait toujours. On vit, à un moment, le
commandant Sicardot, exaspéré, paraître sur le seuil, parler en agitant les bras. À côté de lui, le receveur particulier, M. Peirotte, montra sa taille mince, son visage effaré. Il y eut encore une décharge. Et M. Peirotte tomba par terre, le nez en avant, comme une masse.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Il est vain de penser qu'une troupe déchaînée, appelée à tuer ses semblables, sous couvert d'ordre ou de guerre étrangère, ne commettra aucun crime ni aucune exaction. Et l'on verra des soldats démocrates commettre des crimes barbares qui glaceront les sangs. Le lecteur de gazette qui apprend que sur le théâtre des opérations des soldats ont tué des enfants sans défense se glace d'horreur et se demande comment son pays a pu nourrir de tels monstres et sent quant à lui d'une toute autre espèce et bien incapable de commettre de tels crimes. Il n'en est évidemment rien et, lui comme un autre, appelé à se comporter avec frénésie se comporterait frénétiquement. L'homme est homme et l'on connaît l'adage qui veut qu'il ne soit ni ange ni bête, mais il faut ajouter qu'il peut tout aussi bien, selon les cas, selon les temps, faire l'ange ou faire la bête. Ces soldats furieux qui sur les murailles de Sainte-Roure écrivait une page de l'histoire de France avec le sang de paysans et d'ouvriers provençaux qui auraient pu être leurs frères n'étaient pas des monstres. Ils aimaient eux aussi leur femme et leurs enfants, leur père et leur mère et toute leur maisonnée. Ils saluaient leurs voisins et beaucoup d'entre-eux allaient à la messe ou au temple et priaient pour le salut de leur âme. Ils étaient en tout point semblables à ceux qu'ils pourchassaient et tuaient sans hésiter une seconde. Personne ne leur avait demandé de tirer sur ce malheureux hôtel vétuste, ce relai de poste bâti là depuis la nuit des temps. Rien ne leur indiquait qu'il pût abriter des insurgés, leurs ennemis de 13. Ils tirèrent cependant, tuant un de ceux qu'ils devaient défendre. Ce sont les aléas de la guerre dira-t-on. Et l'on ajoutera même que c'est inévitable. Mais, si l'on était sage, on considérerait sérieusement que ce qui est évitable, c'est justement la guerre.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme était resté penché sur la morte, au milieu de la fusillade et des hurlements d'agonie, sans même tourner la tête. Il sentit seulement des hommes autour de lui, et il fut pris d'un sentiment de pudeur : il ramena les plis du drapeau rouge sur Miette, sur sa gorge nue. Puis ils continuèrent à se regarder.
La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
La jeune fille demeurait là dans son linceul rouge. Le bleu et le blanc avait disparu comme si son sang les avait recouverts à jamais. Elle était belle, blanche comme une fleur d'un premier printemps, vierge parmi les vierges, pure parmi les purs. Et Silvère l'aimait comme il l'aimerait toujours, du fond de sa pauvre vie, si jeune et si fragile. Et dès cet instant il savait qu'il la suivrait bientôt.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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