Diégèse | |||||||||
mercredi 3 septembre 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
Quand
Miette n'eut plus
d'haleine, et qu'elle sentit faiblir le plaisir
âcre de la première étreinte : « Je ne veux pas mourir sans que tu m'aimes, murmura-t-elle ; je veux que tu m'aimes encore davantage… » Les mots lui manquaient, non qu'elle eût conscience de la honte, mais parce qu'elle ignorait ce qu'elle désirait. Elle était simplement secouée par une sourde révolte intérieure et par un besoin d'infini dans la joie. Elle eût, dans son innocence, frappé du pied comme un enfant auquel on refuse un jouet. « Je t'aime, je t'aime », répétait Silvère défaillant. Miette hochait la tête, elle semblait dire que ce n'était pas vrai, que le jeune homme lui cachait quelque chose. Sa nature puissante et libre avait le secret instinct des fécondités de la vie. C'est ainsi qu'elle refusait la mort, si elle devait mourir ignorante. Et, cette rébellion de son sang et de ses nerfs, elle l'avouait naïvement, par ses mains brûlantes et égarées, par ses balbutiements, par ses supplications. |
Émile Zola 1870
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S'il avait fait moins froid ou si, accueillante et close, une chambre chauffée les avait abrités, les deux jeunes gens auraient certainement été emportés par l'ivresse de leurs premières caresses. Les gestes qui auraient suivi n'auraient alors pas été moins innocents que ceux qui les avaient précédés, mais ils auraient pris ensuite un air de gravité qui les aurait glacés. Si, pour un baiser, Miette et Silvère pensaient connaître les stigmates de la honte, qu'en aurait-il été pour un acte de chair ? Le sentiment de culpabilité qui étreint des jeunes gens qui, amoureux et le sang chaud, pensent avoir commis le mal, peut prendre des formes ultimes qui les précipite dans les affres de l'angoisse. Des images inconnues peuvent demeurer gravées dans leurs rétines. C'est qu'il ne faut pas mésestimer la force agissante des injonctions de la société, qui élèvent les enfants aussi sûrement que le sein de leur nourrice. C'est ce qui fait que l'acte de chair, fût-il commis subrepticement, aussi rapidement que le commettent certaines espèces d'animaux, chez l'être humain, n'est jamais animal. Miette avait des désirs de femme. Elle n'en était pas moins innocente que Silvère. |
Daniel Diégèse 2014
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Puis,
se calmant, elle posa la tête sur l'épaule du jeune homme, elle
garda le silence. Silvère se baissait
et l'embrassait longuement. Elle
goûtait ces baisers avec lenteur, en cherchait le sens, la saveur
secrète. Elle les interrogeait, les écoutait courir dans ses veines,
leur demandait s'ils étaient tout l'amour, toute la passion. Une
langueur la prit, elle s'endormit doucement, sans cesser de goûter dans
son sommeil les caresses de Silvère. Celui-ci
l'avait enveloppée dans
la grande pelisse rouge, dont
il avait également ramené un pan sur lui.
Ils ne sentaient plus le froid. Quand Silvère, à la
respiration
régulière de Miette, eut compris
qu'elle sommeillait, il fut heureux de
ce repos qui allait leur permettre de continuer gaillardement leur
chemin. Il se promit de la laisser dormir une heure. Le ciel était
toujours noir ; à peine, au levant, une ligne blanchâtre indiquait-elle
l'approche du jour. Il devait y avoir, derrière les amants, un bois de
pins, dont le jeune homme entendait le réveil musical, aux souffles de
l'aube. Et les lamentations des cloches devenaient
plus vibrantes dans
l'air frissonnant, berçant le sommeil de Miette, comme elles
avaient
accompagné ses fièvres d'amoureuse. Les jeunes gens, jusqu'à cette nuit de trouble, avaient vécu une de ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière, parmi ces déshérités, ces simples d'esprit, chez lesquels on retrouve encore parfois les amours primitives des anciens contes grecs. |
Émile Zola 1870
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Les anciens auraient pu faire de ces deux jeunes êtres les héros de ces légendes qui font vivre les êtres magiques des forêts et des plaines et leur donnent le temps d'une lecture, le temps d'une veillée, une profonde et mystérieuse réalité. Miette était une jeune vierge, éperdue, protégée par les sylphides, et pleurant d'un sacrifice cruel mais inéluctable à venir. Silvère était un jeune demi-dieu qui aurait pu sauver Miette de la mort s'il avait pu retrouver la formule ou l'élixir magiques qui l'auraient arrachée aux griffes du destin. Autour d'eux, tournoieraient des êtres maléfiques. Justin serait le fils de l'ogre. Tante Dide serait cette princesse transformée en vieille femme et qui attendrait patiemment qu'un prince, transformé en dragon, vienne la délivrer de son sort.On se passerait leur histoire, de générations en générations, la transformant peu à peu, à peine, pour demeurer dans le charme du mythe. Et toutes les jeunes filles de toutes les villes et de toutes les campagnes seraient un temps des Miette et joueraient ensemble à Miette et à Silvère. Les petits garçons souhaiteraient ardemment être ce jeune prince fougueux, transformé en mendiant mais dont la noblesse se révélerait au moment le plus tragique, et lui permettrait de terrasser ses ennemis, en emmenant Miette dans un pays lointain ou l'or et le miel couleraient à flots. Il y aurait plusieurs versions du mythe de Miette et de Silvère. Les fins trop tristes auraient été peu à peu abolies, les parents ne pouvant plus supporter les pleurs de leurs enfants à l'annonce de la mort de Miette ou de Silvère. |
Daniel Diégèse 2014
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Miette
avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé au
bagne,
pour avoir tué un gendarme d'un coup de
feu. Le procès de Chantegreil
était resté célèbre dans le pays. Le braconnier avoua
hautement le
meurtre ; mais il jura que le gendarme le tenait
lui-même au bout de
son fusil. « Je n'ai fait que le prévenir, dit-il ; je me suis défendu ; c'est un duel et non un assassinat. » Il ne sortit pas de ce raisonnement. Jamais le président des assises ne parvint à lui faire entendre que, si un gendarme a le droit de tirer sur un braconnier, un braconnier n'a pas celui de tirer sur un gendarme.Chantegreil échappa à la guillotine, grâce à son attitude convaincue et à ses bons antécédents. Cet homme pleura comme un enfant, lorsqu'on lui amena sa fille, avant son départ pour Toulon. La petite, qui avait perdu sa mère au berceau, demeurait avec son grand-père à Chavanoz, un village des gorges de la Seille. Quand le braconnier ne fut plus là, le vieux et la fillette vécurent d'aumônes. Les habitants de Chavanoz, tous chasseurs, vinrent en aide aux pauvres créatures que le forçat laissait derrière lui. Cependant le vieux mourut de chagrin. Miette, restée seule, aurait mendié sur les routes, si les voisines ne s'étaient souvenues qu'elle avait une tante à Plassans. Une âme charitable voulut bien la conduire chez cette tante, qui l'accueillit assez mal. Eulalie Chantegreil, mariée au méger Rébufat, était une grande diablesse noire et volontaire qui gouvernait au logis. Elle menait son mari par le bout du nez, disait-on dans le faubourg. La vérité était que Rébufat, avare, âpre à la besogne et au gain, avait une sorte de respect pour cette grande diablesse, d'une vigueur peu commune, d'une sobriété et d'une économie rares. Grâce à elle, le ménage prospérait. |
Émile Zola 1870
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Eulalie
Chantegreil était la sœur du père de Miette. Ils avaient
rompu tout lien familial quand la Chantegreil, comme on l'appelait
alors dans le faubourg, avait épousé Rébufat, ce dernier n'acceptant
point que son ménage fréquentât un braconnier notoire. Eulalie n'en
conçut aucune peine. Elle n'était pas femme à s'émouvoir et n'éprouvait
jamais de sentiments inutiles. Chacun de ses mouvements naissait d'une
nécessité intérieure qui devait servir ses intérêts et ceux de son
ménage. Forte, rude à la tâche, elle pouvait sembler bornée. Elle
n'était pas instruite. Cependant, elle voyait loin et pouvait, sans
difficulté apparente, poser et résoudre des problèmes de logique qui
étonnaient même les savants. Un jour que le docteur Pascal était venu
la soigner pour une fluxion de poitrine, elle établit avec lui, le
devançant parfois, le diagnostic de sa maladie, à partir des symptômes
qu'elle avait et des observations qu'elle avait faites sur les bêtes.
Pascal en fut si étonné qu'il faillit lui donner de l'argent plutôt que
de lui en prendre. Surtout, elle échafaudait des plans, parfois à très
long terme, et ses plans se révélaient le plus souvent exacts. Elle
était en quelque sorte l'exact contraire de Félicité Rougon, quand
celle-ci s'essayait au commerce d'huile et d'olives. Si Félicité se
plaignait de son guignon, par manque d'envergure et de vision, les
calculs et les prévisions d'Eulalie s'avéraient exacts. Si bien que
parfois, les paysans voisins, et jusqu'à quelques villages plus
éloignés, venaient lui demander conseil quand ils hésitaient sur le
cours des choses. Miette aurait pu paraître comme étant sa fille, alors que Justin ne savait de qui tenir. Miette avait hérité de son père cette même force qui habitait Eulalie et qui était une des caractéristiques des Chantegreil. Mais elle avait hérité de son père cet esprit d'aventure et de rébellion qui n'avait pas pris forme chez sa tante. |
Daniel Diégèse 2014
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Le méger grogna le soir où,
en
rentrant du travail, il trouva Miette installée. Mais sa femme lui ferma la bouche, en lui disant de sa voix rude : « Bah ! la petite est bien constituée ; elle nous servira de servante ; nous la nourrirons et nous économiserons les gages. » Ce calcul sourit à Rébufat. Il alla jusqu'à tâter les bras de l'enfant, qu'il déclara avec satisfaction très forte pour son âge. Miette avait alors neuf ans. Dès le lendemain, il l'utilisa. Le travail des paysannes, dans le Midi, est beaucoup plus doux que dans le Nord. On y voit rarement les femmes occupées à bêcher la terre, à porter les fardeaux, à faire des besognes d'hommes. Elles lient les gerbes, cueillent les olives et les feuilles de mûrier ; leur occupation la plus pénible est d'arracher les mauvaises herbes. Miette travailla gaiement. La vie en plein air était sa joie et sa santé. Tant que sa tante vécut, elle n'eut que des rires. La brave femme, malgré ses brusqueries, l'aimait comme son enfant ; elle lui défendait de faire les gros travaux dont son mari tentait parfois de la charger, et elle criait à ce dernier : « Ah ! tu es un habile homme ! Tu ne comprends donc pas, imbécile, que si tu la fatigues trop aujourd'hui, elle ne pourra rien faire demain ! » Cet argument était décisif. Rébufat baissait la tête et portait lui-même le fardeau qu'il voulait mettre sur les épaules de la jeune fille. Celle-ci eût vécu parfaitement heureuse, sous la protection secrète de sa tante Eulalie, sans les taquineries de son cousin, alors âgé de seize ans, qui occupait ses paresses à la détester et à la persécuter sourdement. Les meilleures heures de Justin étaient celles où il parvenait à la faire gronder par quelque rapport gros de mensonges. Quand il pouvait lui marcher sur les pieds ou la pousser avec brutalité, en feignant de ne pas l'avoir aperçue, il riait, il goûtait cette volupté sournoise des gens qui jouissent béatement du mal des autres. Miette le regardait alors, avec ses grands yeux noirs d'enfant, d'un regard luisant de colère et de fierté muette, qui arrêtait les ricanements du lâche galopin. Au fond, il avait une peur atroce de sa cousine. |
Émile Zola 1870
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Justin était
de ces êtres fragiles qui pour combler leur
sentiment de crainte deviennent volontiers agressifs et sournois. Avant
que Miette n'arrivât dans la maison, il avait pris l'habitude, et ce,
dès son plus jeune âge, de martyriser de petits animaux et de jouir de
leurs souffrances. Il en était même venu à concevoir un élevage de
différentes espèces spécifiquement vouées à subir ses jeux de torture.
Celles qui avaient sa préférence étaient celles qui manifestaient, par
des cris et des convulsions, la douleur qu'elles éprouvaient à ce qu'il
leur faisait endurer. Il lui arrivait de se lever en pleine nuit, après
qu'il eut conçu, dans une rêverie ou même par un rêve, un nouveau jeu
qui lui semblait encore plus cruel que les précédents. Quand Miette arriva, il vit dans l'instant la possibilité de trouver d'autres jeux et de les expérimenter sur la fillette. Celle-ci avait neuf ans et lui semblait une proie facile, à lui qui était son aîné de plusieurs années. Il tenta de la faire tomber en se précipitant sur elle. Mais l'enfant, bien que très jeune, avait suivi son père et son grand père sur les chemins de montage et avait de surcroît de ces musculatures fines mais denses qui sont l'apanage des animaux qui vaquent sur des pentes escarpées. Justin courut vers Miette, la bouscula, mais ce fut lui qui tomba. Le méger Rébufat, prompt à rappeler l'infirmité de son fils, s'esclaffa. Eulalie, furieuse, lui intima l'ordre de se retirer. De cette première rencontre placée sous le signe de sa défaite et de sa honte, Justin conçut un désir inextinguible de vengeance. Il se voyait bien grandir et devenir fort, pensant, naïvement, que Miette ne grandirait pas. Mais Justin grandissait un peu quand Miette grandissait beaucoup et devenait cette jeune femme puissante, vigoureuse et précoce. Peu à peu à la peur d'être pus faible s'ajouta la crainte que ressentent tous les hommes face à une femme plus grande, plus forte qu'eux, qui pourrait les dominer, voire les avaler. La peur qu'avait Justin de sa cousine devenait la peur qu'avaient les hommes des anciens temps pour les divinités féminines, qu'ils révéraient tout en implorant d'en être délivrés. |
Émile Zola 1870
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