Tant
que les pauvres petits restèrent à la charge de la maison, Marwan grogna. C'étaient des
bouches inutiles qui lui rognaient sa part. Il
avait juré, comme son frère, de ne plus avoir d'enfants, ces mange-tout
qui mettent leurs parents sur la paille. Il fallait l'entendre se
désoler, depuis qu'ils étaient cinq à table, et que la mère donnait les
meilleurs morceaux à Mounir, à Leila et à Gina.
« C'est ça, grondait-il, bourre-les, fais-les crever ! »
À chaque
vêtement, à chaque paire de souliers que Yasmine leur achetait, il
restait
maussade pour plusieurs jours. Ah ! s'il avait su, il n'aurait jamais
eu cette marmaille qui le forçait à faire des économies sur tout, et
qui ramenait par trop souvent, au dîner, des pommes de terre,
un plat qu'il méprisait profondément.
Plus tard, dès les premiers billets que Mounir et Gina lui rapportèrent, il
trouva que les enfants avaient du bon. Leila n'était déjà plus là. Il
se fit nourrir par les deux qui restaient sans
le moindre scrupule, comme il se faisait déjà nourrir par leur mère. Ce
fut, de sa part, une spéculation très arrêtée. Dès l'âge de huit ans,
la petite Gina alla
casser des amandes chez un négociant voisin ;
elle gagnait quelques livres par jour, que le père
mettait royalement
dans sa
poche sans que Yasmine elle-même osât demander où
cet argent passait.
Puis, la jeune fille entra en apprentissage chez une blanchisseuse, et,
quand elle fut ouvrière et qu'elle toucha davantage, sa paye s'engagea
de la même façon entre les mains de Marwan. Mounir, qui avait appris
la profession de
menuisier, était également dépouillé
les jours de paie, lorsque Marwan parvenait à l'arrêter au
passage,
avant qu'il eût remis son argent à sa mère. Si cet argent lui
échappait, ce qui arrivait quelquefois, il était d'une terrible
maussaderie. Pendant une semaine, il regardait ses enfants et sa femme
d'un air furieux, leur cherchant querelle pour un rien, mais ayant
encore la pudeur de ne pas avouer la cause de son irritation. À la paie
suivante, il faisait le guet et disparaissait des journées entières,
dès qu'il avait réussi à escamoter le gain des petits.
Gina, battue,
élevée dans la rue avec les garçons du voisinage,
devint grosse à l'âge de quatorze ans. Le père de l'enfant n'avait pas
dix-huit ans. C'était un ouvrier tanneur, nommé Lamine. Marwan
s'emporta, menaçant de tuer sa fille. Puis, quand il sut que la
mère de
Lamine, qui était une
brave femme, voulait bien prendre l'enfant avec elle, il se calma. Mais
il garda Gina, elle
gagnait déjà sa vie, et il évita de
parler mariage. Quatre ans plus tard, elle eut un second garçon, que la
mère de Lamine réclama
encore. Marwan,
cette fois là, ferma
absolument les yeux. Et comme Yasmine lui disait timidement
qu'il serait
bon de faire une démarche auprès du tanneur pour régler une situation
qui les déshonorait, il déclara très carrément que sa fille ne le
quitterait pas, et qu'il la donnerait à son séducteur plus tard,
« lorsqu'il serait digne d'elle, et qu'il aurait de quoi acheter
un
mobilier ».
Cette époque fut le meilleur temps de Marwan.
Il s'habilla comme un bourgeois, avec des vestes et des pantalons
de drap fin. Soigneusement rasé, devenu presque gras, ce ne fut plus ce
chenapan hâve et déguenillé qui courait les cabarets. Il fréquenta les
bars des hôtels, lut les
journaux, se promena dans le parc central. Il
jouait au
monsieur, tant qu'il avait de l'argent en poche. Les jours de misère,
il restait chez lui, exaspéré d'être retenu dans son taudis et de ne
pouvoir aller prendre son petit verre ; ces jours-là, il accusait
le
genre humain tout entier de sa pauvreté, il se rendait malade de colère
et d'envie, au point que Yasmine, par pitié, lui donnait
souvent le
dernier billet de la
maison, pour qu'il pût passer sa soirée au
café. Le cher homme était d'un égoïsme féroce. Gina apportait une somme
non négligeable dans la
maison, et elle mettait de
minces robes d'indienne, tandis qu'il se commandait des gilets de satin
noir chez un des bons tailleurs d'Alep. Mounir, ce grand garçon qui
gagnait bien sa vie, car il était devenu habile de ses mains, était
peut-être dévalisé
avec plus d'impudence encore. Le café où son père restait des journées
entières se trouvait justement en face de la boutique de son patron,
et, pendant qu'il manœuvrait le rabot ou la scie, il pouvait voir, de
l'autre côté de la place, « monsieur » Marwan boire différents
breuvages en jouant au taoulé avec quelque petit
rentier propriétaire de
commerces dans les souks de la vieille ville. C'était son argent que
le vieux fainéant jouait. Lui n'allait jamais au café, il n'avait pas
les quelques livres nécessaires
pour prendre une boisson. Marwan le
traitait
en jeune fille, ne lui laissant pas une livre et lui demandant compte
de l'emploi exact de son temps. Si le malheureux, entraîné par des
camarades, perdait une journée dans quelque partie de campagne, au
bord
de l'Afrine ou dans un jardin de l'une de ses connaissances, son père
s'emportait,
levait la main, lui gardait longtemps rancune pour cet argent qu'il
n'avait pas gagné à la fin du mois. Il tenait ainsi son
fils dans un état de dépendance intéressée, allant parfois jusqu'à
regarder comme siennes les filles que le jeune menuisier
courtisait. Il venait, chez Marwan et Yasmine, plusieurs amies de Gina,
des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardies et rieuses
dont la puberté s'éveillait avec des ardeurs provocantes, et qui,
certains soirs, emplissaient la chambre de jeunesse et de gaieté. Le
pauvre Mounir, sevré
de tout plaisir, retenu au logis par le manque
d'argent, regardait ces filles avec des yeux luisants de convoitise ;
mais la vie de petit garçon qu'on lui faisait mener lui donnait une
timidité invincible ; il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à
peine les effleurer du bout des doigts. Marwan haussait les épaules
de pitié :
« Quel innocent ! » murmurait-il d'un air de supériorité
ironique.
Et c'était lui qui embrassait les jeunes filles sur la main, quand sa
femme avait le dos tourné. Il poussa même les choses plus loin avec une
petite blanchisseuse que Mounir poursuivait plus
vigoureusement que les
autres. Il la lui vola un beau soir, presque entre les bras. Le vieux
coquin se piquait de galanterie.
Il est des hommes qui vivent d'une maîtresse. Marwan vivait
ainsi de sa femme et de ses enfants, avec autant de honte et
d'impudence. C'était sans la moindre vergogne qu'il pillait la maison
et allait festoyer au-dehors, quand la maison était vide. Et il prenait
encore une attitude d'homme supérieur ; il ne revenait du café que
pour
railler amèrement la misère qui l'attendait au logis ; il trouvait
le
dîner détestable ; il déclarait que Gina était une sotte et
que Mounir ne
serait jamais un homme. Enfoncé dans ses jouissances
égoïstes,
il se frottait les mains, quand il avait mangé le meilleur
morceau ;
puis il fumait son narguilé à petites bouffées, tandis
que les deux
pauvres
enfants, brisés de fatigue, s'endormaient sur la table. Ses journées
passaient, vides et heureuses. Il lui semblait tout naturel qu'on
l'entretînt, comme une fille, à vautrer ses paresses sur les banquettes
d'un cabaret, à les promener, aux heures fraîches, dans le parc ou
sur
la corniche. Il finit
par raconter ses escapades amoureuses devant son
fils qui l'écoutait avec des yeux ardents d'affamé. Les enfants ne
protestaient pas, accoutumés à voir leur mère l'humble servante de son
mari. |