Diégèse





lundi 31 août 2015



2015
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#ZOLA - #FortunedesRougon




Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues ; les insurgés continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d'une nuit d'hiver. 140
Miette garda son attitude héroïque avec une opiniâtreté d'enfant, souriant au jeune homme chaque fois qu'il lui jetait un regard tendre. 136
Les jeunes gens grimpèrent jusqu'à un rocher. Autour d'eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme sur la pointe d'un récif. 136
Miette et Silvère ne sentirent pas d'abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec tristesse ces bruits dont frissonnait la nuit. 139
Ce fut par cette froide nuit de décembre que Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur. 140
Ils restaient serrés l'un contre l'autre. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se rencontrèrent. Leur baiser fut avide 138










Alep 2011 - Décalque



en continu
Vers le matin, la lune disparut à l'horizon ; les manifestants continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d'une nuit d'hiver ; ils ne distinguaient plus ni la vallée ni les coteaux ; ils entendaient seulement les voix éraillées des muezzins, battant au fond des ténèbres, comme des plaintes invisibles, cachées ils ne savaient où, et dont les appels désespérés les fouettaient sans relâche.
Cependant Maya et Selim allaient dans l'emportement de la bande. Vers le matin, la jeune fille était brisée de fatigue. Elle ne marchait plus qu'à petits pas pressés, ne pouvant suivre les grandes enjambées des gaillards qui l'entouraient. Mais elle mettait tout son courage à ne pas se plaindre ; il lui eût trop coûté d'avouer qu'elle n'avait pas la force d'un garçon. Dès les premiers kilomètres, Selim lui avait donné le bras ; puis, voyant que le drapeau glissait peu à peu de ses mains roidies, il avait voulu le prendre, pour la soulager ; et elle s'était fâchée, elle lui avait seulement permis de soutenir le drapeau d'une main, tandis qu'elle continuerait à le porter sur son épaule. Elle garda ainsi son attitude héroïque avec une opiniâtreté d'enfant, souriant au jeune homme chaque fois qu'il lui jetait un regard de tendresse inquiète. Mais quand la lune se cacha, elle s'abandonna dans le noir. Selim la sentait devenir plus lourde à son bras. Il dut porter le drapeau et la prendre à la taille, pour l'empêcher de trébucher. Elle ne se plaignait toujours pas.
« Tu es bien lasse, ma pauvre
Maya ? lui demanda son compagnon.
– Oui, un peu lasse, répondit-elle d'une voix oppressée.
– Veux-tu que nous nous reposions ? »
Elle ne dit rien ; seulement il comprit qu'elle chancelait.
Alors il confia le drapeau à un des
manifestants et sortit des rangs, en emportant presque l'enfant dans ses bras. Elle se débattit un peu, elle était confuse d'être si petite fille. Mais il la calma, il lui dit qu'il connaissait un chemin de traverse qui abrégeait la route de moitié. Ils pouvaient se reposer une bonne heure et arriver à Ourem el Kubra en même temps que la bande.
Il était alors environ six heures. Un léger brouillard devait monter de l'Oronte. La nuit semblait s'épaissir encore. Les jeunes gens grimpèrent à tâtons le long de la pente du talus, jusqu'à un rocher, sur lequel ils s'assirent. Autour d'eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme perdus sur la pointe d'un récif, au-dessus du vide. Et dans ce vide, quand le roulement sourd de la petite troupe se fut perdu, ils n'entendirent plus que deux muezzins, l'un vibrant appelant sans doute très près d'eux, dans quelque village bâti au bord de la route, l'autre éloigné, étouffé, répondant aux plaintes fébriles de la première voix par de lointains sanglots. On eût dit que ces muezzins se racontaient, dans le néant, la fin sinistre d'un monde.
Maya et Selim, échauffés par leur course rapide, ne sentirent pas d'abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec une tristesse indicible ces appels à la prière dont frissonnait la nuit. Ils ne se voyaient même pas. Maya eut peur ; elle chercha la main de Selim et la garda dans la sienne. Après l'élan fiévreux qui, pendant des heures, venait de les emporter hors d'eux-mêmes, la pensée perdue, cet arrêt brusque, cette solitude dans laquelle ils se retrouvaient côte à côte, les laissaient brisés et étonnés, comme éveillés en sursaut d'un rêve tumultueux. Il leur semblait qu'un flot les avait jetés sur le bord de la route et que la mer s'était ensuite retirée. Une réaction invincible les plongeait dans une stupeur inconsciente ; ils oubliaient leur enthousiasme ; ils ne songeaient plus à cette bande d'hommes qu'ils devaient rejoindre ; ils étaient tout au charme triste de se sentir seuls, au milieu de l'ombre farouche, la main dans la main.
« Tu ne m'en veux pas ? demanda enfin la jeune fille. Je marcherais bien toute la nuit avec toi ; mais ils couraient trop fort, je ne pouvais plus souffler.
– Pourquoi t'en voudrais-je ? dit le jeune homme.
– Je ne sais pas. J'ai peur que tu ne m'aimes plus. J'aurais voulu faire de grands pas, comme toi, aller toujours sans m'arrêter. Tu vas croire que je suis une enfant. »
Selim eut dans l'ombre un sourire que Maya devina.
Elle continua d'une voix décidée :
« Il ne faut pas toujours me traiter comme une sœur ; je veux être ta femme. » Et, d'elle-même, elle attira
Selim contre sa poitrine.
Elle le tint serré entre ses bras, en murmurant :
« Nous allons avoir froid, réchauffons-nous comme cela
. »
Il y eut un silence. Jusqu'à cette heure trouble, les jeunes gens s'étaient aimés d'une tendresse fraternelle. Dans leur ignorance, ils continuaient à prendre pour une amitié vive l'attrait qui les poussait à se serrer sans cesse entre les bras, et à se garder dans leurs étreintes, plus longtemps que ne se gardent les frères et les sœurs. Mais, au fond de ces amours naïves, grondaient, plus hautement, chaque jour, les tempêtes du sang ardent de Maya et de Selim. Avec l'âge, avec la science, une passion chaude, d'une fougue orientale, devait naître de cette idylle. Toute fille qui se pend au cou d'un garçon est femme déjà, femme inconsciente, qu'une caresse peut éveiller. Quand les amoureux s'embrassent sur les joues, c'est qu'ils tâtonnent et cherchent les lèvres. Un baiser fait des amants. Ce fut par cette noire et froide nuit de février, aux lamentations aigres du muezzin, que Maya et Selim échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur.
Ils restaient muets, étroitement serrés l'un contre l'autre.
Maya avait dit : « Réchauffons-nous comme cela », et ils attendaient innocemment d'avoir chaud. Des tiédeurs leur vinrent bientôt à travers leurs vêtements ; ils sentirent peu à peu leur étreinte les brûler, ils entendirent leurs poitrines se soulever d'un même souffle. Une langueur les envahit, qui les plongea dans une somnolence fiévreuse. Ils avaient chaud maintenant ; des lueurs passaient devant leurs paupières closes, des bruits confus montaient à leur cerveau.
Cet état de bien-être douloureux, qui dura quelques minutes, leur parut sans fin. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se rencontrèrent. Leur baiser fut long, avide. Il leur sembla que jamais ils ne s'étaient embrassés.
Ils souffraient, ils se séparèrent. Puis, quand le froid de la nuit eut glacé leur fièvre, ils demeurèrent à quelque distance l'un de l'autre, dans une grande confusion
.










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