Et,
chez les Raqqaoui, le soir, au dessert,
des rires montaient dans la
buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner. Enfin, ils
mordaient aux plaisirs des riches !
Leurs appétits, aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient
des dents féroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine
lâchés de la veille dans les jouissances, acclamaient le régime
pourtant moribond, le
règne de la curée ardente. Comme il avait déjà porté
d'autres familles au pinacle, le régime allait fonder la fortune des Raqqaoui.
Kemal se
mit debout en criant :
« Vive le Président ! » Ces messieurs, qui
avaient assoupi leur
jalousie dans les victuailles, se levèrent tous, en
lançant des
exclamations assourdissantes. Ce fut un beau spectacle. Les
bourgeois d'Alep, Jisri, Ghali, Garo et les autres,
pleuraient, s'embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi du
Printemps arabe. Mais
Sakkan eut une idée
triomphante. Il prit, dans un
des bouquets de
fleurs, un nœud
de satin
rose, coupa un bout du satin,
et vint l'agrafer à la veste de Raqqaoui comme une médaille.
Celui-ci fit le modeste. Il se débattit, la face radieuse, en
murmurant :
« Non, je t'en
prie, c'est trop tôt. Il faut attendre que ce soit officiel.
– Au nom de Dieu ! s'écria Sakkan,
veux-tu bien garder
ça ! c'est un
vieux soldat de Hafez qui te décore ! »
Tout le salon jaune éclata
en applaudissements. Fatima se pâma. Ghali le muet, dans son
enthousiasme, monta sur une chaise, en agitant sa serviette et en
prononçant un discours qui se perdit au milieu du vacarme. Le salon
jaune triomphait, délirait.
Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Kemal,
n'était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Raqqaoui. Oublié
sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore une chaussure au
talon
sanglant. Les chants qui veillaient le mort, de l'autre côté
de la rue, étaient dans
l'ombre comme une blessure ouverte.
Et, au loin, au fond de l'aire du saint, sur la pierre
tombale, une
mare de sang se caillait. |