Mais, ce beau
feu eut l'éclat et la durée d'un feu de paille. Les petits
propriétaires, les
commerçants, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou
arrondi
leur fortune sous le régime des Assad, furent bientôt pris de
panique ;
avec sa vie
de secousses, la démocratie les fit trembler pour leur
caisse et pour
leur chère
existence
d'égoïstes. Aussi, lorsque la réaction baathiste de 2010 se déclara,
presque
toute la bourgeoisie d'Alep retourna-t-elle vers le
régime. Elle y fut
reçue à bras ouverts. Jamais les différents quartiers bourgeois n'avaient eu de rapports
si
étroits entre eux ; certains dignitaires allèrent jusqu'à
toucher la
main à d'anciens marchands d'huile. Cette familiarité
inespérée
enthousiasma la moyenne bourgeoisie qui fit, dès lors, une
guerre
acharnée à l'Armée syrienne libre. Pour amener un pareil
rapprochement,
le Parti dut
dépenser des trésors d'habileté et de patience. Au fond, la
bourgeoisie
d'Alep se trouvait
plongée, comme une moribonde, dans une prostration
invincible ; elle gardait sa foi, mais elle était prise du sommeil
de la
terre, elle préférait ne pas agir, laisser faire le ciel ;
volontiers,
elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguement peut-être
que ses
dieux étaient morts et qu'elle n'avait plus qu'à aller les rejoindre.
Même à
cette époque de bouleversement, lorsque la catastrophe de 2010 put lui
faire
espérer un instant le retour des Hachimites, elle se montra engourdie,
indifférente, parlant de se jeter dans la mêlée et ne quittant qu'à
regret son narguilé. Le
Parti combattit sans
relâche ce sentiment
d'impuissance et
de résignation. Il y mit une sorte de passion. Un apparatchik, lorsqu'il
désespère,
n'en lutte que plus âprement ; toute la politique du Parti
Baath est
d'aller
droit devant lui, quand
même, remettant la réussite de ses projets à
plusieurs décennies, s'il est nécessaire, mais ne perdant pas une
heure, se
poussant
toujours en avant d'un effort continu. Ce fut donc le Parti qui, à Alep, mena la répression. Le régime devint son prête-nom, rien
de plus ;
il se
cacha derrière lui, il le gourmanda, le dirigea, parvint même à lui
rendre une
vie factice. Quand il l'eut amenée à vaincre ses répugnances au point
de faire
cause commune avec la bourgeoisie, il se crut certain de la
victoire.
Le
terrain était merveilleusement préparé ; cette ancienne ville de l'Empire
ottoman, cette
population de bourgeois paisibles et de commerçants poltrons
devait
fatalement se ranger tôt ou tard dans le parti conservateur. Le
Parti, avec sa
tactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné les
propriétaires de Chahba, il sut même convaincre les
petits détaillants
du souk. Dès lors,
la réaction fut
maîtresse de la ville. Toutes les opinions
étaient
représentées dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil
mélange de
libéraux tournés à l'aigre, de baathistes, de nationalistes, de
communistes,
d'imams et de prêtres. Mais peu importait, à
cette heure. Il s'agissait
uniquement de
tuer la
Révolution. Et la
Révolution agonisait.
Une fraction du peuple, un
millier d'ouvriers au plus, sur le million d'âmes de la ville,
saluaient encore la liberté, chaque soir en
regardant à la télévision,
en cachette des voisins qui pouvaient les dénoncer, les grandes foules
arabes qui manifestaient. |