La
porte s'ouvrit, Garo entra. Il salua humblement, avec son
clignement de paupières, son sourire pincé de dévot. Puis il vint
tendre sa main humide à Raqqaoui et aux deux autres. Garo avait fait
ses petites affaires tout seul. Il s'était taillé lui-même sa part du
gâteau, comme aurait dit Fatima. Il avait vu, par le soupirail de sa
cave, les rebelles venir arrêter le directeur de la poste centrale, dont les
bureaux étaient voisins de sa librairie. Aussi, dès le matin, à l'heure
même où Raqqaoui s'asseyait dans le fauteuil du gouverneur, était-il allé
s'installer tranquillement dans le bureau du directeur. Il connaissait
les employés ; il les avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu'il
remplacerait leur chef jusqu'à son retour, et qu'ils n'eussent à
s'inquiéter de rien.
Puis il avait fouillé le courrier du matin avec une curiosité mal
dissimulée ; il flairait les lettres ; il semblait en chercher une
particulièrement. Sans doute sa situation nouvelle répondait à un de
ses plans secrets, car il alla, dans son contentement, jusqu'à donner à
un de ses employés un exemplaire d'un magazine coquin, sinon
pornographique. Garo
avait un fonds très assorti de livres obscènes, qu'il cachait dans un
grand tiroir, sous une couche de chapelets et d'autres bimbeloteries ;
c'était lui qui inondait la ville de photographies et de gravures
honteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente des livres
pieux. Cependant il dut s'effrayer, dans la matinée, de la façon
cavalière dont il s'était emparé de la poste centrale. Il songea à
faire ratifier son usurpation. Et c'est pourquoi il accourait chez
Raqqaoui, qui devenait décidément un puissant personnage.
« Où étais-tu donc passé ? » lui demanda Fatima d'un air méfiant.
Alors il conta son histoire, qu'il enjoliva. Selon lui, il avait sauvé la poste centrale du pillage.
« Eh bien, c'est entendu, restes-y ! dit Kemal après avoir réfléchi un
moment. Rends-toi utile. » Cette dernière phrase indiquait la grande
terreur des Raqqaoui ; ils avaient peur qu'on ne se rendît trop utile,
qu'on ne sauvât la ville plus qu'eux. Mais Kemal n'avait trouvé aucun
péril sérieux à laisser Garo directeur intérimaire de la poste centrale ;
c'était même une façon de s'en débarrasser. Fatima eut un vif
mouvement de contrariété.
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