Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Sublime chimique - Péguy-Pasolini - #14 -


1er août Je lis dans l'Orient le jour, le grand journal francophone libanais, que la brigade des stupéfiants des forces de sécurité intérieure du Liban aurait arrêté l'un des plus importants dealers de captagon, considérée comme  « la drogue des terroristes ».  J'apprends ainsi, car je l'ignorais, qu'un cachet de captagon « pèse quelques centaines de milligrammes », « est plus petit qu'un cachet de paracétamol et coûte - selon l'offre et la demande - 10 à 20 dollars. ». J'apprends de la même manière que cette drogue est de consommation courante chez les hommes des pays du Golfe qui l'utilisent comme stimulant sexuel. J'apprends enfin que son usage a été intensif dans les années 1980 chez les cyclistes, que la première fabrication de masse était bulgare, puis syrienne dès 2005, c'est à dire plusieurs années avant le commencement des Printemps arabes.
Il est possible que ceux qui ont commis les attentats en France depuis janvier 2015 étaient sous l'influence d'une drogue qui pourrait être le captagon. En novembre 2015 Sciences et Avenir, publication de vulgarisation scientifique, expliquait les effets de cette drogue : résistance à la fatigue, vigilance accrue et perte du jugement. Une des religieuses présente dans l'église de Saint-Étienne du Rouvray pendant l'attaque terroriste et l'assassinat du prêtre Jacques Hamel raconte dans le journal La Vie : « j'ai eu le droit à un sourire du second. Pas un sourire de triomphe mais un sourire doux, celui de quelqu'un d'heureux. »
Ce qui est décrit dans ces trois articles, et l'on pourrait en aligner beaucoup d'autres, c'est aussi une géopolitique de cette drogue produite massivement et sans doute présente sur toutes les places de marché de la drogue dans le monde, c'est à dire partout ou presque. Et cela n'est pas étonnant. Et cela vient confirmer la porosité entre le supposé djihad et le trafic, première économie des
« quartiers ».
Mais, la question que cela pose relève de la philosophie : la morale de l'être humain est-elle seulement chimique ?
2 août
Le trajet historique de l'humanité est jalonné de progrès scientifiques qui semblent repousser la frontière de l'humanité, c'est à dire ce qui différencie et sépare l'être humain du biotope incertain dans lequel il prospère plus ou moins bien. Les progrès des neurosciences qui permettent de décrire les processus cervicaux des émotions humaines, et même, grâce à l'imagerie médicale, de les voir, entretiennent l'espoir ou la crainte - le fantasme - que nous ne soyons en fait qu'un peu d'eau agitée par des réactions chimiques. On enseigne en classe de terminale que cette question n'est pas nouvelle et que les philosophes, depuis qu'il y a des philosophes, se sont posé cette question et que les réponses qu'ils ont apportées se nomment précisément philosophie. Et si l'on veut aller vite, on peut penser que le premier embranchement de la pensée des passions humaines serait Platon contre Aristote. Pour le premier l'âme est immortelle et immatérielle quand pour le second elle est principe de vie indissociable du corps, et donc mortelle. Tout ce qui suivra ne sera que raffinement de cette dichotomie. Chaque avancée scientifique pensera avoir eu raison de Platon et de son dualisme, mais Platon, chaque fois, reprendra le dessus, comme les astronomes repoussent toujours les limites de l'univers.
3 août
L'équation qui est posée par ces crimes terroristes semble impraticable aux commentateurs qui alignent en conséquence les mots de l'incompréhension et du rejet en dehors de toute civilisation. Le mot qui revient le plus souvent est ainsi le mot « barbare ». Mais on trouve aussi fréquemment le mot « monstre ». Les hommes qui ont commis ces crimes atroces seraient dès lors expulsés du genre humain et de l'histoire. Cela rassure peut-être les enfants, mais, les adultes pourraient savoir - et on pourrait leur dire - qu'il n'en est rien et que ces crimes qui, à l'évidence, ne s'expliquent que par une altération de la conscience morale de ceux qui les commettent, sont pour autant pleinement inscrits dans la culture judéo-chrétienne. La rhétorique du Salut, qu'elle soit juive, chrétienne ou musulmane, est parsemée de violence. Le seul épisode du sacrifice d'Isaac semble inciter le croyant du Dieu unique à perdre tout sens commun. Abraham emmène son fils sur une montagne, en lui mentant sur ses intentions, et va presque jusqu'à le tuer jusqu'à ce qu'une voix céleste ne l'en dissuade, non parce que ce serait mal, mais parce que ce n'est plus nécessaire pour prouver sa foi. Les évangiles ne sont pas exempts eux-mêmes d'épisodes qui prônent un total abandon du croyant. « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ! » Cette parole du Christ est présente dans les quatre évangiles, ce qui est d'ailleurs assez rare et gage qu'elle est vraiment attestée. Certes, elle fait l'objet depuis plus de deux-mille ans d'interprétations théologiques qui en atténuent le caractère sacrificiel. Il n'en demeure pas moins que dans sa profération vivante, elle est pleine de violence. Et puis il y a bien sûr la fameuse secte des Assassins, ésotérique et militaire dont Guillaume de Tyr disait que pour ses adeptes, il n'y avait pas de crime qu'ils pussent refuser s'il leur était ordonné par leur chef. L'usage de drogues qu'auraient fait ces « assassins » finit de boucler le mythe et suffit à imaginer de lointaines connexions entre ces assassins du temps des croisades avec les terroristes d'aujourd'hui. Rappelons que les premiers étaient chiites ismaéliens et qu'ils étaient poursuivis en hérésie par les sunnites. Ainsi, aussi terrible que cela paraisse, et aussi révoltant que cela paraisse, les crimes terroristes commis au nom d'une certaine conception de l'islam s'inscrivent dans l'histoire et dans la culture, non pas des seuls musulmans, mais bien dans celle de tout le monde occidental qui a toujours goûté les sacrifices.
4 août Dans l'édition du journal Libération du 9 juin 2016, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle affirme que la sublimation a vécu au profit du déni et du passage à l'acte. Je ne crois pas qu'elle ait raison, car, la société de consommation, ou, pour reprendre le néologisme utilisé dans un autre texte, la société « lucrativiste », celle qui commercialise les passions humaines les plus immatérielles, peut très bien s'accommoder du sublime, et en faire commerce, et d'ailleurs elle le fait. Quand tout va bien, c'est à dire quand on appartient à la bourgeoisie blanche occidentale, le système lucrativiste va proposer pour chaque âge de la vie, et en fonction des possibilités physiques de chacun, de « se dépasser », et, par là-même, d'atteindre le sublime. Et ce sont des voyages, et c'est du canyoning, et ce sont des paysages ou de la plongée sous-marine. Mais cela peut être aussi un cours fameux de cuisine exotique et hypo-calorique. Pour ce qui est des pulsions, il y a les sites de rencontre et les Pokemons. Cela, c'est quand tout va bien. Mais, quand tout va moins bien, pour ceux qui naissent dans une périphérie économiquement et culturellement reléguée, et que ce sont pourtant les mêmes formes - somme toute dérisoires - de sublime et de sublimation qui sont proposées, la tentation peut survenir de revenir à des formes éprouvées de la sublimation, et c'est la religion, et c'est le rite, et c'est l'observance... Les actes terroristes, tels qu'ont les a vus depuis quelques mois, sont donc à la fois sublimation et passage à l'acte. Les considérer seulement comme tel ou tel est une erreur qui entame la capacité de les comprendre et de les prévenir. Et c'est là qu'apparaît le point de retournement. Les images et les gestes qui accompagnent ces sublimations morbides sont pour autant directement issus des produits et des sous-produits de l'industrie culturelle qui brade un sublime de pacotille : c'est la mise en scène macabre de décapitations montée comme un film ou une série télévisée. De même, les assassinats de masse sont instantanément engloutis par la politique locale et les échanges financiers internationaux. Sublimation peut-être, passage à l'acte, certainement, mais que cela n'aille pas coûter un point de croissance.
5 août Mais, revenons sur le postulat que les actes terroristes d'inspiration religieuse sont à la fois sublimation et passage à l'acte. Admettons, au moins pour la démonstration, qu'il n'y a pas de société humaine sans sublimation collective - ne serait-ce que les rites funéraires - ni capacité individuelle à sublimer. Constatons aussi que cette capacité anthropologique est une nécessité anthropologique. On ne sublime pas pour passer le temps, ni même par plaisir et cette nécessité est d'ailleurs ce qui distingue l'art des pratiques de loisir créatif. André Malraux disait que l'homme est le seul animal qui sait qu'il doit mourir. La sublimation vient alors de la connaissance de cette implacable finitude. Mais, cette connaissance ne serait rien si elle n'était pas mise en tension avec une idée bizarre, proprement humaine, que tout dans l'univers vient pourtant démentir et qui est la notion  d'éternité. L'éternité ! L'homme peut concevoir l'éternité tout en sachant qu'il est mortel, et que tout, autour de lui, est mortel. Et l'on peut encore citer Malraux : « Le plus grand mystère n'est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres, c'est que dans cette prison nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant. » C'est en cela que l'auto-martyrisation eschatologique est à la fois sublimation et passage à l'acte, qu'elle est à la fois désespoir et espérance. Pour autant, cela ne suffit pas encore à expliquer pourquoi certains prennent cette voie escarpée et incertaine du  Salut, si proche de la damnation qu'elle est aussi damnation. « Debout ! Les damnés de la terre ! » fait chanter l'Internationale aux révolutionnaires depuis la Commune de Paris. C'est que l'accès au sublime est aussi marqué par la lutte des classes, car les classes dominantes se sont toujours réservé l'accès au sublime, qu'il soit religieux ou non, et en ont toujours interdit l'accès aux classes dominées. C'est dans ce rapport de classe où le dominant - le riche - pense toujours que le dominé - le pauvre - est incapable de sublimer, que ce soit de faire de l'art ou de le fréquenter, ou seulement de former des actes sublimes, que se situent les révoltes et les révolutions. Consciencieusement bannis du sublime par une société qui livre le sublime aux seules forces du marché, des gamins paumés, tourmentés et manipulés, en viennent à commettre ces actes d'espérance désespérée tout aussi atroces qu'absurdes.
6 août Les jeux olympiques de Rio sont ouverts. Les contrôles anti-dopage seront particulièrement serrés, au moins autant que les mesures de sécurité, nous dit-on. Me vient alors une question : un athlète dopé est-il encore un athlète ? Assurément. Que l'on dope un jeune homme ou une jeune femme sans entraînement ni technique et, quelle que soit la drogue et le dosage qui leur seront administrés, peu de chance qu'ils puissent prendre place dans une compétition sportive internationale. En est-il alors de même d'une drogue qui abolit le jugement et qui, en conséquence, autorise celui qui la prend à commettre des actes que la morale commune réprouve, tels foncer dans une foule de femmes et d'enfants avec un camion ou assassiner un vieillard inoffensif à l'arme blanche en filmant son crime. Oui, si l'on considère que la drogue dite du terroriste, c'est-à-dire le captagon, est d'usage courant chez les hommes des pays du golfe et que pour autant ces pays ne sont pas le théâtre de crimes de masse ritualisés,  en tout cas, pas à la hauteur de la quantité de drogue consommée. L'acte terroriste demanderait donc un certain entraînement, comme pour les athlètes des jeux olympiques. Cet entrainement est fourni par des prédicateurs qui vont convaincre a priori que l'abject est licite et qu'il plaît à Dieu. La drogue agirait donc comme un accélérateur, ou un facilitateur, ou encore comme un inhibiteur de morale profane pour que puisse s'épanouir librement une autre morale, religieuse voire mystique, qui obéirait à d'autres règles, celles-là même qui ont conduit Abraham à accepter l'idée de sacrifier son fils.  Non, si l'on considère que les sportifs de haut niveau ont depuis leur plus jeune âge des dispositions à devenir sportifs de haut niveau. Ainsi, à l'évidence, l'auteur de ces lignes aurait pu être soumis à un entraînement physique intensif avec les meilleurs entraîneurs qu'il ne serait pourtant pas parvenu jusqu'aux jeux olympiques. C'est ainsi. Il n'en va pas de même chez ces jeunes qui n'avaient pas plus de prédestination que ce même auteur à commettre des actes aussi tristement épouvantables, sauf, bien sûr, à admettre des théories racistes qui sont d'un autre âge. Et c'est sans doute ce qui est le plus terrifiant : le caractère indifférencié de ceux qui font de leur crime une offrande. Et c'est cela qu'il faut parvenir à penser. 
7 août Mais revenons à la question du caractère chimique de la morale, de la conscience morale. Certes, on peut décrire assez précisément - je le suppose - les processus chimiques déclenchés par une drogue. L'imagerie médicale permet désormais d'identifier assez précisément les aires cervicales qui sont activées ou non, et, ce que l'on sait faire pour l'orgasme, on doit aussi le savoir pour le captagon. Cependant, et c'est là que le bon vieux Platon dualiste va finalement peut-être gagner, plus les sciences, et notamment les neurosciences, progressent et plus la description des processus se fait fine et sophistiquée, plus le fait que « derrière » des processus, il y a bien une personne, relève finalement de la croyance sinon de la foi. Les travaux du neurologue praticien Lionel Naccache, qui exerce à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière et qui est l'auteur de « Le nouvel Inconscient : Freud, Christophe Colomb des neurosciences » sont à cet égard passionnants, pour ce en quoi ils recomposent, et surtout décloisonnent, alliant l'observation clinique et les technologies les plus récentes, les notions de« conscience » et d' « inconscient », mais aussi par la façon dont il montre que les troubles qui relèvent de la psychiatrie ne sont pas, de façon étanche, bien différents de ce qui n'en relève pas, ou plutôt n'en relèverait pas. Il affirme ainsi que la conscience se définit non pas par le fonctionnement d'une ou l'autre région du cerveau mais par les relations entre différentes régions. Au micro de Mathilde Wagman, dans l'émission« Les Passeurs de science » sur France Culture le 16 juillet 2016, Naccache dit ainsi : « la biologie, c(e n)'est pas simplement un cerveau dans un crâne, c'est aussi dans un corps social, il y a une histoire. » Parmi tous ses travaux, ceux qui ont appelé l'attention sur Naccache sont certainement ceux réunis dans le livre cité ici, dans lequel il affirme que Freud croyait avoir découvert l'inconscient, mais a en fait découvert la conscience et sa capacité à produire des récits. Et c'est en cela qu'il associe Freud à Christophe Colomb qui croyait avoir découvert une nouvelle voie maritime vers les Indes mais qui avait découvert l'Amérique. Il faudrait interroger Naccache sur la« drogue du terroriste » , mais je fais le pari qu'il pourrait dire qu'en inhibant certaines zones, et notamment la zone du jugement, la drogue facilite le passage à l'acte, mais qu'elle n'en est ni la source, ni la fin. C'est en quelque sorte une anesthésie locale d'une partie de la conscience morale au profit d'une autre morale, concurrente et transcendantale, eschatologique, qui s'est matérialisée en récit et qui, le moment du crime, doit prédominer sur la morale commune. C'est pour cela que les apprentis djihadistes, après leurs maîtres, font tant l'usage du mot« licite » . Il y aurait une autre loi qui rendrait licite ce qui dans le code pénal, et celui-ci transcrit en cela la morale sociale, est franchement illicite : le meurtre. Ce qui est en cause, ce n'est pas la drogue, même si ne pas en consommer épargnerait des vies, mais le récit préexistant à l'acte et fournisseur, le dealer d'actes terroristes, le fournisseur d'une interprétation belliqueuse et hégémoniste d'un récit ésotérique. C'est à ce récit qu'il faut s'intéresser et à son dealer. C'est à ce récit qu'il faut s'attaquer. Aucune bombe ne détruit les récits. Il n'y a que d'autres récits qui peuvent être utiles dans cette bataille. De la même façon que les bombes, l'émotion est tout autant inutile. Croire que l'émotion que le meurtre suscite peut combattre le meurtre, et même la tentation du meurtre, c'est bien mal penser. 
8 août Il faut donc admettre, provisoirement peut-être, que la conscience morale de tout être humain n'est pas que chimique et admettre aussi que, quand bien même le jugement d'un être se verrait gravement altéré par de la chimie ou la maladie, il resterait là de l'humain, c'est à dire une personne nécessairement baignée dans du culturel. Il faut convenir aussi, et tout autant provisoirement, de ce que la conscience n'est pas située dans une région particulière du cerveau, mais qu'elle se définit par les modes de relations que les différentes régions cervicales entretiennent entre elles, et que la conscience est donc pétrie non pas l'inconscient, mais par les inconscients. Et cela, ce sont les neurosciences qui nous l'enseignent. Nous ne sommes donc pas que chimie, et nous nous manifestons à nous-mêmes par des récits, comme nous nous manifestons aussi aux autres par des récits, qui peuvent être semblables mais qui sont le plus souvent différents. Il y a les moments où la fabrication du récit obéit à la volonté et les fois où elle lui obéit moins bien, et c'est la rumination, et c'est le ressentiment, ou c'est la colère, mais aussi le désir. Il y a les situations, furtives ou durables, où les récits s'entrechoquent. C'est le conflit. Il est intérieur, domestique ou public. Chaque camp politique tente ainsi d'imposer un récit comme récit dominant. Et l'on fait voter les gens sur des récits. Nous ne serions donc que récits et notre conscience serait uniquement narrative ? Et pourtant non, car, à ce moment de la réflexion, il y a d'autres ingrédients qu'il faut réintégrer, et qui me paraissent bien échapper au récit, ne pouvant être saisis par le récit qu'a posteriori, pour les constater. Le plaisir est un de ces ingrédients, et l'on sait, toujours par les neurosciences, que le système de la récompense est actif chez la plupart des vertébrés, et que, pour sophistiqué qu'il soit chez l'espèce humaine, il n'en demeure pas moins vital, et, somme toute rudimentaire. Mais cela ne suffit pas encore. Il demeure un mystère, et ce mystère, c'est le mal. Ce mystère n'a d'autre égal qu'un autre mystère, qui est le bien. Car, à l'évidence, on ne peut se contenter de récits plus ou moins formés qui entreraient en compétition les uns contre les autres... et que le meilleur gagne ! Ce relativisme répugne à la pensée. Il faut alors traquer le mal, et donc aussi le bien, en parcourant les écrits de tous les philosophes ? Certainement. Mais il faudra bien se doter d'un viatique avant d'en avoir terminé la lecture.
9 août Les tueurs des attentats revendiqués par l'organisation islamiste fondamentaliste terroriste avaient tous, ou presque tous, un passé de délinquant. Qu'en conclure ? Ou plutôt, quelle autre conclusion qu'une simple conclusion sociologique faire ? Plusieurs choses. Tout d'abord, ces jeunes avaient pris goût à l'adrénaline, car la délinquance offre souvent l'occasion d'en consommer, et d'en consommer beaucoup et l'adrénaline est une drogue puissante. Ils avaient connu la frustration face à l'autorité institutionnelle qui, tout à la fois, les pourvoyait en adrénaline - la cache, la traque, la poursuite - et les en privait - la prison -. Ils avaient côtoyé les plaisirs artificiels de la drogue et de la consommation de biens matériels, et même de biens matériels de luxe, et en avaient été privés aussi. Ainsi, dans leur courte vie, ils ont expérimenté violemment ce que toute philosophie et toute spiritualité entend démontrer, que le seul accès possible au bonheur de l'être, au véritable sublime, n'est pas de ce monde, et, surtout, ne réside pas dans la matérialité de ce monde. Dans le communiqué revendiquant les meurtres de novembre 2015 à Saint-Denis et à Paris, un terme a retenu mon attention, qui évoquait des combattants martyrs ayant « divorcé de la vie d'ici-bas ». C'est donc qu'ils étaient déjà morts. Ils n'étaient pas candidats au suicide. Ils étaient déjà suicidés, aidés ou non de drogue, ils avaient déjà accès au sublime et on leur avait vendu la certitude que ce serait éternel. Il est d'usage de brocarder les promesses de félicités infinies du paradis qui sont faites à ces jeunes hommes, en oubliant au passage qu'on les avait vendues aussi à nos aïeules et à nos aïeux, non sans efficacité. Cependant, pour qui a perçu, au sens le plus fort du terme, que les félicités terrestres n'étaient qu'illusion, et qu'en outre elles ne pouvaient être dissociées de la frustration, la promesse eschatologique, le Salut, peut avoir un effet stupéfiant et c'est donc à cet effet stupéfiant qu'il faut s'attacher. Si, comme on l'entend, nous sommes « en guerre », il faut avoir conscience que cette guerre n'est militaire qu'à sa marge, mais qu'elle est essentiellement spirituelle. Que promettre à ceux qui ont reçu la promesse du Grand Tout ? Quel autre rachat et quel autre Salut leur opposer quand sont si nombreux ceux de leur classe d'âge qui trouvent la promesse et l'adrénaline de la promesse dans la chasse aux Pokemons ? 
10 août Ainsi, ce qui s'accomplit dans ces actes terroristes relève à la fois de la sublimation et du passage à l'acte. L'absorption de drogues inhibant le jugement ne serait que secondaire au regard de la puissance stupéfiante de l'endoctrinement et de la promesse. Soit ! Mais il n'en reste pas moins l'horreur. Il demeure ces corps écrasés, déchiquetés, les cris, le sang... De ce que les terroristes supportent cela, on en conclut que ce sont des barbares. C'est une attitude habituelle. Avec un peu de recul, cependant, on conviendra que cette horreur aussi est culturelle et qu'elle n'appartient pas à une culture extraterrestre, ni même à la culture d'un autre fantasmé. Cette horreur appartient à notre culture commune, celle des bourreaux et celle des victimes. Elle est culturelle et historique. Elle est anthropologique. Cette horreur n'est pas plus islamique que juive ou chrétienne. Elle est l'horreur que l'humanité a toujours su produire à des fins jugées supérieures à la morale commune. Et cela porte un nom, au moins depuis Aristote : la catharsis. Pour Aristote, le spectacle de la tragédie a la capacité de purger les passions du spectateur, se substituant ainsi, historiquement, aux rites cathartiques dionysiaques où  se déroulaient des scènes de transe et de possession. Puisqu'il s'agirait de punir des infidèles ou des mécréants, le spectacle de leur agonie ne peut avoir qu'un effet apaisant. S'il n'en était pas ainsi, personne ne regarderait les films de guerre. Il n'y aurait aucun spectateur pour les films d'horreur. Il faut donc admettre que ces crimes, pour horribles qu'ils soient, et tout aussi inacceptables qu'ils soient, ne sont pas anthropologiquement a-culturels et admettre que si culture il y a là dedans, c'est d'abord celle de la guerre, et que les ressorts psychologiques qui sont mis en branle pour autoriser moralement les tueurs à perpétrer leurs crimes sont des ressorts guerriers. Ce ne sont quand-même pas les salafistes qui ont inventé les soldats, qu'ils soient de Dieu ou des hommes. Il faut donc affirmer, et hausser le ton dans cette affirmation, que ce n'est pas en brandissant le fantasme d'un choc des cultures, et encore moins des civilisations, que l'on peut combattre la dérive sectaire et violente qui est source des attentats actuels, car on ne saurait ainsi la comprendre, et sans la comprendre, on ne saurait la contenir.
11 août Je lis que, dans un magazine réactionnaire, l'ancien Président de la République, qui aspire à le redevenir, déroule le laïus de la guerre étrangère à la manière d'un Déroulède contemporain. La guerre étrangère repose toujours sur la croyance que l'autre, celui de l'autre côté de la frontière, est tout autre. Il n'y a jamais d'ennemi sans fantasme de l'ennemi. Sinon, ça ne marche pas cette histoire d'ennemi et le soldat, lancé dans des assauts meurtriers, dans des attaques terrestres, comme Monsieur Sarkozy les appelle de ses vœux, perd du cœur à l'ouvrage. Le message de l'ancien Président, dont on se rappelle les succès militaires en Libye, est en quelque sorte : face au fanatisme, fanatisons-nous ! C'est faire la preuve encore une fois d'une grande immaturité de la pensée et d'une forme d'agitation coupable. Ce sera bien difficile d'engager une guerre étrangère, car, il n'y a rien d'étranger dans toute cette affaire.  Les jeunes qui ont perpétré les attentats qui ont tué - comme l'affirme l'ancien Président qui tient ses comptes - 237 personnes ne sont pas des combattants étrangers mais des enfants d'ici. Ils reprochent à la nation de les avoir rejetés, ce, avant même qu'ils aient commencé le chemin de leur réclusion, de cette réclusion à perpétuité, celle du meurtre ritualisé. En leur répondant : « nous sommes en guerre », on leur donne raison.
Ce que propose ainsi Monsieur Sarkozy, et avec lui une grande partie de la droite, et avec eux, une bonne partie de la gauche, c'est une forme de guerre civile dont le théâtre des opérations serait déplacé en Syrie et en Irak. Je les soupçonne, eux aussi, d'avoir pris du captagon.
Quelle serait la juste réponse ? Tout d'abord, elle serait difficile. Elle serait difficile à former et difficile à soutenir. Difficile à défendre et difficile à conserver. Elle relèverait de l'effort. De l'effort de la pensée et d'un effort de la morale, et même de la moralité. Il s'agirait d'affirmer que non, nous ne sommes pas en guerre et qu'il ne suffit pas que de façon provocatrice, terriblement douloureusement provocatrice, quelques jeunes hallucinés en quête d'un sublime à l'évidence frelaté, déclarent solennellement comme on le fait dans les films que la guerre est déclarée pour que, dans l'instant, la nation apeurée y agrée. Il s'agirait de comprendre que ces jeunes sont des jeunes et qu'ils ont commis l'irréparable et que cela leur a coûté la vie, à eux qui ont gâché des vies. Il s'agirait de ne pas avoir peur de comprendre, de ne pas avoir peur de savoir, de ne pas refuser le diagnostic de la maladie économique et sociale qui provoque, à l'échelle planétaire, ces inflammations urticantes. Certes, le mal de notre société est profond mais il y a peut-être d'autres traitements que celui de tuer le malade. Il faut encore une fois accomplir cet effort moral, celui qui a aboli la peine de mort, celui qui a fait naître le droit et l'État de droit : ces jeunes que l'on appelle terroristes, pour fous et drogués qu'ils puissent être, sont nos enfants et nos semblables. C'est le seul point de départ de la cure et c'est aussi le seul point d'arrivée, en humanité.