Diégèse | mercredi 21 décembre
2016 |
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Comme moi,
Calvino a vécu sa formation et, on peut le dire maintenant, sa vie
entière,
sous des régimes traditionnellement clérico-fascistes.
Quand nous étions adolescents, c'était le fascisme, puis la première Démocratie chrétienne, qui en était la continuation littérale. Il était donc juste que nous réagissions comme nous avons réagi. Il était donc juste que nous recourions à la raison pour déconsacrer toute la merde que les clérico-fascistes avaient consacrée. Il était donc juste que nous fussions laïques, éclairés et progressistes à tout prix. Or Calvino — quoique indirectement et avec tout le respect d'une polémique polie — me reproche un certain sentiment « irrationaliste », à savoir un caractère sacré injustifié de la vie. Pour m'en tenir à une discussion directe, limitée à l'avortement, je voudrais confirmer à Calvino que je n'ai jamais parlé d'une vie en général, mais toujours de cette vie, de cette mère, de ce ventre, de cet enfant à naître. J'ai évité toute généralisation (et si j'ai employé le qualificatif « sacrée » à propos de la vie, c'était évidemment une citation, non dépourvue d'ironie). Mais là n'est pas l'important. Le problème est bien plus vaste et entraîne toute la manière de concevoir notre façon d'être des intellectuels : elle consiste avant tout en un devoir de toujours remettre en cause notre fonction, surtout là où elle semble la plus indiscutable, c'est-à-dire dans nos présupposés d'intelligence éclairée, de laïcité et de rationalisme. Par inertie, par paresse, par inconscience — par le fatal devoir de s'engager de façon cohérente — beaucoup d'intellectuels comme Calvino et moi-même - risquent d'être dépassés par une histoire réelle qui les vieillit d'un coup, en les transformant en statues de cire d'eux-mêmes. Le pouvoir n'est, en effet, plus clérico-fasciste, n'est plus répressif. Nous ne pouvons plus employer contre lui des arguments — auxquels nous étions si habitués et presque attachés — que nous avons employés tant et plus contre le pouvoir clérico-fasciste, contre le pouvoir répressif. Le nouveau pouvoir de consommation permissif s'est purement et simplement servi de nos conquêtes mentales de laïques, d'intellectuels éclairés, de rationalistes, pour édifier son voligeage de faux laïcisme, de fausse intelligence éclairée, de fausse rationalité. Il s'est servi de nos déconsécrations pour se libérer d'un passé qui, avec toutes ses sottes et atroces consécrations, ne lui servait plus. |
Regarder
ailleurs... C'est aussi ne pas accepter d'être regardé comme on
voudrait vous regarder, d'être considéré comme on voudrait vous
considérer, serait-ce par affection ou par amour. Il arrive ainsi, assez souvent, pour peu que l'on sache que j'ai vécu en Syrie, à Alep, au milieu des années 1990, que l'on m'interpelle avec douceur, et parfois même avec un peu de compassion, sur le sort d'Alep et de ses habitants. Je ne saurais blâmer celles et ceux qui me disent ainsi que cela doit être terrible pour moi, moi qui connais la ville. Le plus souvent, de cette conversation, je m'échappe par une feinte qui dit à peu près, quitte à paraître superficiel et même lâche, que je préfère ne pas y penser. C'est évidemment faux. J'y pense et j'y pense même beaucoup. Mais il faudrait alors que je m'explique un peu longuement et trop longuement pour être entendu dans le cours d'une conversation de salon. Et je prends donc cette interpellation pour ce qu'elle est : une marque d'intérêt et d'affection qui doit en rester là. S'il m'était donné de m'expliquer, je dirais tout d'abord qu'il me semblerait inconvenant de faire du drame d'Alep un drame personnel. Et d'ailleurs, je ne connais pas Alep, et si je connaissais, certes, une ville du même nom, il y a plus de vingt ans, je ne connais pas celle qui est aujourd'hui montrée détruite. D'ailleurs, sur les photos des journaux, je ne reconnais rien, si ce n'est l'éboulis de ma mémoire. Et c'est bien cela qu'il faut considérer, à la manière d'Héraclite, que la ville où j'ai vécu est détruite depuis bien longtemps, depuis ce jour où, un peu hagard, j'ai fermé à double tour la porte de la maison du souk. Et si l'on me dit qu'elle est pillée, elle était en souvenir déjà pillée. Et si la vie d'Alep, sans guerre et sans fracas, avait suivi son cours, j'aurais tout autant été dans l'impossibilité de revenir vers le passé. Je peux certes faire l'effort de pensée, l'effort d'une imagination forcenée, pour parvenir à croire que les nouveau-nés que je croisais dans la ville s'entretuent désormais et qu'il y a parmi eux des jeunes hommes qui n'étaient encore pas nés, ni même conçus. Quand bien même j'aurais fait cet effort, qu'en resterait-il, sinon quelques considérations sur le temps, maniées par les hommes et les femmes depuis avant Socrate. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que je suis insensible, mais plutôt que dans ma peine, j'accueille volontiers tout le peuple d'Alep, lié par la peine aux familles endeuillées de Berlin, et même la famille de l'ambassadeur russe, comme celles de ces Mexicains victimes de l'explosion de feux d'artifice. Car, c'est bien cela qui donne de la peine, cet affrontement millénaire de ce qui, voulant vivre, meurt. |
Pier Paolo Pasolini - Écrits corsaires - Cœur | Regarder ailleurs - Péguy-Pasolini #24 - Texte continu |
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