#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


La suite et la fin de Notre Jeunesse de Charles Péguy
22 décembre 2016

Nous pensions alors, nous pensons toujours, mais il y a quinze ans tout le monde pensait comme nous, pensait avec nous, ou affectait de penser avec nous, il n'y avait sur ce point, sur ce principe même pas l'ombre d'une hésitation, pas l'ombre d'un débat. Il est de toute évidence que ce sont les bourgeois et les capitalistes qui ont commencé. Je veux dire que les bourgeois et les capitalistes ont cessé de faire leur office, social, avant les ouvriers le leur, et longtemps avant. Il ne fait aucun doute que le sabotage d'en haut est de beaucoup antérieur au sabotage d'en bas, que le sabotage bourgeois et capitaliste est antérieur, et de beaucoup, au sabotage ouvrier ; que les bourgeois et les capitalistes ont cessé d'aimer le travail bourgeois et capitaliste longtemps avant que les ouvriers eussent cessé d'aimer le travail ouvrier. C'est exactement dans cet ordre, en commençant par les bourgeois et les capitalistes, que s'est produite cette désaffection générale du travail qui est la tare la plus profonde, la tare centrale du monde moderne. Telle étant la situation générale du monde moderne, il ne s'agissait point, comme nos politiciens syndicalistes l'ont inventé, d'inventer, d'ajouter un désordre ouvrier au désordre bourgeois, un sabotage ouvrier au sabotage bourgeois et capitaliste. Il s'agissait au contraire, notre socialisme était essentiellement et en outre officiellement une théorie, générale, une doctrine, une méthode générale, une philosophie de l'organisation et de la réorganisation du travail, de la restauration du travail. Notre socialisme était essentiellement et en outre officiellement une restauration, et même une restauration générale, une restauration universelle. Nul alors ne le contestait. Mais depuis quinze ans les politiciens ont marché. Les doubles politiciens, les politiciens propres et les antipoliticiens. Les politiciens ont passé. Il s'agissait au contraire d'une restauration générale, d'une restauration totale, d'une restauration universelle en commençant par le monde ouvrier. Il s'agissait d'une restauration totale fondée sur une restauration préalable du monde ouvrier ; sur une restauration totale préalable du monde ouvrier. Il s'agissait très exactement, et nul alors ne le contestait, tous au contraire, l'enseignaient, tous le déclaraient, il s'agissait au contraire d'effectuer un assainissement général du monde ouvrier, une réfection, un assainissement moléculaire, organique, et commençant par cet assainissement de proche en proche un assainissement de toute la cité. C'était déjà cette morale, cette méthode générale, cette philosophie des producteurs qui devait trouver en M. Sorel, moraliste et philosophe, son expression la plus haute, son expression définitive J'ajoute même que ce ne pouvait être que cela. Et qu'il ne pouvait nullement, aucunement être question que ce fût rien d'autre. Disons-le ; pour philosophe, pour tout homme philosophant notre socialisme était et n'était pas moins qu'une religion du salut temporel. Et aujourd'hui encore il n'est pas moins que cela. Nous ne cherchions pas moins que salut temporel de l'humanité par l'assainissement du monde ouvrier, par l'assainissement du travail et du monde du travail, par la restauration du travail et la dignité du travail, par un assainissement, par un réfection organique, moléculaire du monde du travail et par lui de tout le monde économique, industriel. C'est ce que nous nommons le monde industrie opposé au monde intellectuel et au monde politique au monde scolaire et au monde parlementaire ; c'est ce que nous nommons l'économie ; la morale de producteurs ; la morale industrielle ; le monde des producteurs ; le monde économique ; le monde ouvrier ; la structure (organique, moléculaire) économique, industrielle ; c'est ce que nous nommons l'industrie, le régime industriel ; c'est ce que nous nommons le régime de la production industrielle. Le monde intellectuel et le monde politique au contraire, le monde scolaire et le monde parlementaire vont ensemble. Par la restauration des mœurs industrielles, par l'assainissement de l'atelier industriel nous n'espérions pas moins, nous ne cherchions pas moins que le salut temporel de l'humanité. Ceux-là seuls s'en moqueront qui ne veulent pas voir que le christianisme même, qui est la religion du salut éternel, est embourbé dans cette boue, dans la boue des mauvaises mœurs économiques, industrielles ; que lui-même il n'en sortira point, qu'il ne s'en tirera point à moins d'une révolution économique, industrielle ; qu'enfin il n'y a point de lieu de perdition mieux fait, mieux aménagé, mieux outillé pour ainsi dire, qu'il n'y a point d'outil de perdition mieux adapté que l'atelier moderne.
Et que toutes les difficultés de l'Église viennent de là, toutes ses difficultés réelles, profondes, populaires : de ce que, malgré quelques prétendues œuvres ouvrières, sous le masque de quelques prétendues œuvres ouvrières et de quelques prétendus ouvriers catholiques, de ce que l'atelier lui est fermé, et de ce qu'elle est fermée à l'atelier ; de ce qu'elle est devenue dans le monde moderne, subissant, elle aussi, une modernisation, presque uniquement la religion des riches et ainsi qu'elle n'est plus socialement si je puis dire la communion des fidèles. Toute la faiblesse, et peut-être faut-il dire la faiblesse croissante de l'Église dans le monde moderne vient non pas comme on le croit de ce que la Science aurait monté contre la Religion des systèmes soi-disant invincibles, non pas de ce que la Science aurait découvert, aurait trouvé contre la Religion des arguments, des raisonnements censément victorieux, mais de ce que ce qui reste du monde chrétien socialement manque aujourd'hui profondément de charité. Ce n'est point du tout le raisonnement qui manque. C'est la charité. Tous ces raisonnements, tous ces systèmes, tous ces arguments pseudoscientifiques ne seraient rien, ne pèseraient pas lourd s'il y avait une once de charité. Tous ces airs de tête ne porteraient pas loin si la chrétienté était restée ce qu'elle était, une communion, si le christianisme était resté ce qu'il était, une religion du cœur. C'est une des raisons pour lesquelles les modernes n'entendent rien au christianisme, au vrai, au réel, à l'histoire vraie, réelle du christianisme, et à ce que c'était réellement que la chrétienté. (Et combien de chrétiens y entendent encore. Combien de chrétiens, sur ce point même, sur ce point aussi, ne sont-ils pas modernes.) Ils croient, quand ils sont sincères, il y en a, ils croient que le christianisme fut toujours moderne, c'est-à-dire, exactement, qu'il fut toujours comme ils voient qu'il est dans le monde moderne, où il n'y a plus de chrétienté, au sens où il y en avait une. Ainsi dans le monde moderne tout est moderne, quoi qu'on en ait, et c'est sans doute le plus beau coup du modernisme et du monde moderne que d'avoir en beaucoup de sens, presque en tous les sens, rendu moderne le christianisme même, l'Église et ce qu'il y avait encore de chrétienté. C'est ainsi que quand il y a une éclipse, tout le monde est à l'ombre. Tout ce qui passe dans un âge de l'humanité, par une époque, dans une période, dans une zone, tout ce qui est dans un monde, tout ce qui a été placé dans une place, dans un temps, dans un monde, tout ce qui est situé dans une certaine situation, temporelle, dans un monde, temporel, en reçoit la teinte, en porte l'ombre. On fait beaucoup de bruit d'un certain modernisme intellectuel qui n'est pas même une hérésie, qui est une sorte de pauvreté intellectuelle moderne, un résidu, une lie, un fond de cuve, un bas de cuvée, un fond de tonneau, un appauvrissement intellectuel moderne à l'usage des modernes des anciennes grandes hérésies. Cette pauvreté n'eût exercé aucun ravage, elle eût été purement risible si les voies ne lui avaient point été préparées, s'il n'y avait point ce grand modernisme du cœur, ce grave, cet infiniment grave modernisme de la charité. Si les voies ne lui avaient point été préparées par ce modernisme du cœur et de la charité. C'est par lui que l'Église dans le monde moderne, que dans le monde moderne la chrétienté n'est plus peuple, ce qu'elle était, qu'elle ne l'est plus aucunement ; qu'ainsi elle n'est plus socialement un peuple, un immense peuple, une race, immense ; que le christianisme n'est plus socialement la religion des profondeurs, une religion peuple, la religion de tout un peuple, temporel, éternel, une religion enracinée aux plus grandes profondeurs temporelles mêmes, la religion d'une race, de toute une race temporelle, de toute une race éternelle, mais qu'il n'est plus socialement qu'une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués ; par conséquent tout ce qu'il y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond ; de plus inexistant ; tout ce qu'il y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel ; et d'autre part et surtout tout ce qu'il y a de plus contraire à son institution ; à la sainteté, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution. À la vertu, à la lettre et à l'esprit de son institution. De sa propre institution. Il suffit de se reporter au moindre texte des Évangiles.
Il suffit de se reporter à tout ce que d'un seul tenant il vaut mieux nommer l'Évangile.
C'est cette pauvreté, cette misère spirituelle et cette richesse temporelle qui a tout fait, qui a fait le mal. C'est ce modernisme du cœur, ce modernisme de la charité qui a fait la défaillance, la déchéance, dans l'Église, dans le christianisme, dans la chrétienté même qui a fait la dégradation de la mystique en politique.
On mène aujourd'hui grand bruit, je vois qu'on fait un grand état de ce que depuis la séparation le catholicisme, le christianisme n'est plus la religion officielle, la religion d(e l)'État, de ce que, ainsi, l'Église est libre. Et on a raison en un certain sens. La position de l'Église est évidemment tout autre, tout à fait autre sous le nouveau régime. Sous toutes les duretés de la liberté, d'une certaine pauvreté, l'Église est autrement elle-même sous le nouveau régime. Jamais on n'obtiendra sous le nouveau régime des évêques aussi mauvais que les évêques concordataires. Mais il ne faut point exagérer non plus. Il ne faut pas se dissimuler que si l'Eglise a cessé de faire la religion officielle de l'État, elle n'a point cessé de faire la religion officielle de la bourgeoisie de l'État. Elle a perdu, elle a laissé politiquement, mais elle n'a guère perdu, elle n'a guère laissé socialement toutes les charges de servitude qui lui venaient de son officialité. C'est pour cela qu'il ne faut pas triompher. C'est pour cela que l'atelier lui est fermé, et qu'elle est fermée à l'atelier. Elle fait, elle est la religion officielle, la religion formelle du riche. Voilà ce que le peuple, obscurément ou formellement, très assurément sent très bien. Voilà ce qu'il voit. Elle n'est donc rien, voilà pourquoi elle n'est rien. Et surtout et elle n'est rien de ce qu'elle était, et elle est, devenue, tout ce qu'il y a de plus contraire à elle-même, tout ce qu'il y a de plus contraire à son institution. Et elle ne se rouvrira point l'atelier, et elle ne se rouvrira point le peuple à moins que de faire, elle aussi, elle comme tout le monde, à moins que de faire les frais d'une révolution économique, d'une révolution sociale, d'une révolution industrielle, pour dire le mot d'une révolution temporelle pour le salut éternel. Tel est, éternellement, temporellement, (éternellement temporellement et temporellement éternellement), le mystérieux assujettissement de l'éternel même au temporel. Telle est proprement l'inscription de l'éternel même dans le temporel. Il faut faire les frais économiques, les frais sociaux, les frais industriels, les frais temporels. Nul ne s'y peut soustraire, non pas même l'éternel, non pas même le spirituel, non pas même la vie intérieure. C'est pour cela que notre socialisme n'était pas si bête, et qu'il était profondément chrétien.
C'est pour cela que lorsqu'on leur met sous les yeux la vieille chrétienté, quand on les met en face de ce que c'était dans la réalité qu'une paroisse chrétienne, une paroisse française au commencement du quinzième siècle, du temps qu'il y avait des paroisses françaises, quand on leur montre, quand on leur fait voir ce que c'était dans la réalité que la chrétienté, du temps qu'il y avait une chrétienté, ce que c'était qu'une grande sainte, la plus grande peut-être de toutes, du temps qu'il y avait une sainteté, du temps qu'il y avait une charité, du temps qu'il y avait des saintes et des saints, tout un peuple chrétien, tout un monde chrétien, tout un peuple, tout un monde de saints et de pécheurs, aussitôt quelques-uns de nos catholiques modernes, modernes à leur insu, mais profondément modernes, jusque dans les moelles, intellectuels à leur insu et qui se vantent de ne pas l'être, intellectuels tout de même, profondément intellectuels, intellectuels jusqu'aux moelles, bourgeois et fils de bourgeois, rentiers et fils de rentiers, pensionnés du gouvernement, pensionnés de l'État, fonctionnaires, pensionnés des autres, des autres citoyens, des autres électeurs, des autres contribuables, et qui fort ingénieusement ont préalablement fait inscrire sur le Grand-Livre de la Dette Publique les assurances d'ailleurs modestes de leur pain quotidien, ainsi armés quelques-uns de ces contemporains catholiques, devant une soudaine révélation de l'antique, de la vieille, de la chrétienté ancienne se hâtent de pousser quelques cris, comme de pudeur outragée. Dans un besoin ils renieraient Joinville, comme trop grossier, comme trop peuple. Le sire de Joinville. Ils renieraient peut-être bien saint Louis. Comme trop roi de France.
Il faut faire les frais temporels. C'est-à-dire que nul, fût-ce l'Église, fût-ce n'importe quelle puissance spirituelle, ne s'en tirera à moins d'une révolution temporelle, d'une révolution économique, d'une révolution sociale. D'une révolution industrielle. À moins de payer cela. Pour ne pas payer, pour ne pas les faire un singulier concert s'est accordé, une singulière collusion s'est instituée, s'est jouée, se joue entre l'Église et le parti intellectuel. Ce serait même amusant, ce serait risible si ce n'était aussi profondément triste. Ce concert, cette collusion consiste à décaler, à déplacer le débat, le terrain même du débat. L'objet du débat. À dissimuler dans un coin le modernisme du cœur, le modernisme de la charité pour mettre en valeur, en fausse valeur, en lumière, en fausse lumière, pour mettre en surface, en vue, dans toute la surface le modernisme intellectuel, l'appareil du modernisme intellectuel, le solennel, le glorieux appareil. Ainsi tout le monde y gagne, car ça ne coûte plus rien, ça ne coûte plus aucune révolution économique, industrielle, sociale, temporelle, et nos bourgeois de l'un et l'autre côté, nos capitalistes de l'un et l'autre bord, de l'une et l'autre confession, les cléricaux et les radicaux, les cléricaux radicaux et les radicaux cléricaux, les intellectuels et les clercs, les intellectuels clercs et les clercs intellectuels ne veulent rien tant, ne veulent que ceci : ne pas payer. Ne point faire de frais. Ne point faire les frais. Ne point lâcher les cordons de la bourse. On me pardonnera cette expression grossière. Mais il en faut une, il la faut dans cette situation grossière. Concert merveilleux, merveilleuse collusion. Tout le monde y gagne tout. Non seulement que ça ne coûte rien, mais aussi, en surplus, naturellement la gloire, qui ne vient jamais jusqu'à ceux qui la méritent. Tout le monde y trouve son compte, et même le notre. Une fois de plus deux partis contraires sont d'accord, se sont trouvés, se sont mis d'accord non pas seulement pour fausser le débat qui les divise ou paraît les diviser, mais pour fausser, pour transporter le terrain même du débat là où le débat leur sera le plus avantageux, leur coûtera le moins cher à l'un et à l'autre, poussés par la seule considération de leurs intérêts temporels. L'opération consiste à effacer, à tenir dans l'ombre cet effrayant modernisme du cœur et à mettre en première place, en seule place, le modernisme intellectuel, à tout attribuer, tout ce qui se passe, à la feinte toute-puissance, à l'effrayante, à la censément effrayante puissance du modernisme intellectuel. C'est un décalage, une substitution, un transfert, un transport, une transposition merveilleuse. Un déplacement perfectionné. Les intellectuels sont enchantés. Voyez, s'écrient-ils, comme nous sommes puissants. Nous en avons une tête. Nous avons trouvé des arguments, des raisonnements si extraordinaires que par ces seuls raisonnements nous avons ébranlé la foi. La preuve que c'est vrai, 'c'est que ce sont les curés qui le disent. Et les curés ensemble et les bons bourgeois cléricaux, censés catholiques, prétendus chrétiens, oublieux des anathèmes sur le riche, des effrayantes réprobations sur l'argent dont l'Evangile est comme saturé, moelleusement assis dans la paix du cœur, dans la paix sociale, tous nos bons bourgeois se récrient : Tout ça aussi, se récrient-ils, c'est de la faute à ces sacrés professeurs, qui ont inventé, qui ont trouvé des arguments, des raisonnements si extraordinaires. La preuve que c'est vrai, 'c'est que c'est nous, curés, qui le disons. Alors ça va bien, et non seulement tout le monde est en République, mais tout le monde est content. Les portemonnaies restent dans les poches, et les argents restent dans les porte-monnaie. On ne met pas la main au porte-monnaie. C'est l'essentiel. Mais je le redis en vérité, tous ces raisonnements ne pèseraient pas lourd, s'il y avait une once de charité.
Le monde clérical bourgeois affecte de croire que ce sont les raisonnements, que c'est le modernisme cérébral qui est important uniquement pour n'avoir point à dépenser une révolution industrielle, une révolution économique.
Tel étant notre socialisme, et cela ne faisait alors aucun secret, comme cela ne faisait aucun doute, il est évident que non seulement il ne portait aucune atteinte et ne pouvait porter aucune atteinte aux droits légitimes des nations, mais qu'étant, que faisant un assainissement général, et par cela même, en dedans de cela même un assainissement du nationalisme et de la nation même, il servait, il sauvait les intérêts les plus essentiels, les droits les plus légitimes des peuples. Les droits, les intérêts les plus sacrés. Et qu'il n'y avait que lui qui le faisait. Ce n'était point violer, effacer les nations et les peuples, ce n'était point les fausser, les violenter, les oblitérer, les forcer, leur donner une entorse, mais au contraire, que de travailler à remplacer d'une substitution, d'un remplacement
organique, moléculaire, un champ clos, une concurrence anarchique de peuples forcenés, frénétiques, par une forêt saine, par une forêt grandissante de peuples prospères, par tout un peuple de peuples florissants. Montants dans leur sève, dans leur essence, dans la droiture et la lignée de leur végétale race, libres de l'écrasement des servitudes économiques, libres de la corruption organique, moléculaire des mauvaises mœurs industrielles. Ce n'était point annuler les nations et les peuples. Au contraire c'était les fonder, les asseoir enfin, les faire naître, les faire et les laisser pousser. C'était les faire. Nous avions dès lors la certitude, que nous avons, que le monde souffre infiniment plus du sabotage bourgeois et capitaliste que du sabotage ouvrier. Non seulement c'est le sabotage bourgeois et capitaliste qui a commencé, mais il est devenu rapidement presque total. Et il est si je puis dire entré dans le monde bourgeois comme une seconde race. Il est fort loin au contraire d'avoir pénétré aussi profondément dans le monde ouvrier, à cette profondeur, aussi totalement. Et surtout il n'y est pas du tout le même. Il est fort loin d'y être entré comme une race. Contrairement à ce que l'on croit généralement, à ce que croient communément les écrivains, les publicistes, les sociologues, qui sont des intellectuels et des bourgeois, le sabotage dans le monde ouvrier ne vient pas des profondeurs du monde ouvrier ; il ne vient pas du monde ouvrier lui-même. Il n'est point ouvrier. Il est, essentiellement, bourgeois. Il ne vient pas du bas, par une remontée des boues, des bas-fonds ouvriers, il vient du haut. C'est le socialisme qui seul pouvait l'éviter, éviter cette contamination. C'est le sabotage bourgeois, le même, le seul, qui par contamination de proche en proche descend par nappes horizontales dans le monde ouvrier. Ce n'est point le monde ouvrier qui exaspère des vices propres. C'est le monde ouvrier qui s'embourgeoise graduellement. Contrairement à ce que l'on croit, le sabotage n'est point inné, né dans le monde ouvrier. Il y est appris. Il y est enseigné dogmatiquement, intellectuellement, comme une invention étrangère. C'est une invention bourgeoise, une invention politique, parlementaire, essentiellement intellectuelle, qui pénètre par contamination et enseignement, intellectuel, par en haut dans le monde ouvrier. Elle y rencontre des résistances qu'elle n'avait jamais rencontrées dans le monde bourgeois. Elle n'y a point bataille gagnée. Elle n'y a point ville prise. Elle y est, somme toute, artificielle. Elle s'y heurte à des résistances imprévues, à des résistances d'une profondeur incroyable, à cet amour séculaire du travail qui enrichissait le cœur laborieux. Le monde bourgeois et capitaliste est presque tout entier, pour ainsi dire tout entier consacré au plaisir. On trouverait encore un très grand nombre d'ouvriers, et non pas seulement des vieux, qui aiment le travail.
Tel étant notre socialisme, il est évident qu'il était, qu'il faisait un assainissement de la nation et du peuple, un renforcement encore inconnu, une prospérité, une floraison, une fructification. Bien loin d'en conjurer, d'en conspirer la perte.
Nous avions déjà la certitude, que nous avons, que le peuple qui entrerait le premier dans cette voie, qui aurait cet honneur, qui aurait ce courage, et en un sens cette habileté, en recevrait une telle force, une telle prospérité organique et moléculaire, constitutionnelle, histologique, un tel renforcement, un tel accroissement, un tel assainissement de tous les ordres de sa force que non seulement il marcherait à la tête des peuples, mais qu'il n'aurait plus rien à redouter jamais, ni dans le présent ni dans l'avenir, ni de ses concurrents économiques, industriels, commerciaux, ni de ses concurrents militaires.
Ainsi l'embourgeoisement par le sabotage suit une marche exactement inverse de celle que nous voulions suivre. Et faire suivre. Nous voulions qu'un assainissement du monde ouvrier, remontant de proche en proche, assainît le monde bourgeois et ainsi toute la société, toute la cité même. Et il s'est produit au contraire, en fait il s'est produit qu'une démoralisation du monde bourgeois, en matière économique, en matière industrielle et en toute autre matière, dans l'ordre du travail et dans tout autre ordre, descendant de proche en proche, a démoralisé le monde ouvrier, et ainsi toute la société, la cité même. Loin d'ajouter, de vouloir ajouter un désordre à un désordre, nous voulions instaurer, restaurer un ordre, un ordre nouveau, ancien ; nouveau, antique ; nullement moderne ; un ordre laborieux, un ordre du travail, un ordre ouvrier ; un ordre économique, temporel, industriel ; et par la contamination pour ainsi dire remontante de cet ordre réordonner le désordre même. Par une contamination descendante c'est le désordre qui a désordonné l'ordre. Qui a désorganisé l'organisation de l'organisme. Mais nous avons le droit de dire que ce désordre, que ce mauvais exemple a été introduit dans le monde ouvrier par une sorte d'insertion intellectuelle, par une opération en un sens aussi artificielle qu'a pu l'être par exemple cette autre invention des Universités Populaires.
Ce serait une erreur de croire qu'il n'y a que le bien, l'effort au bien, la morale qui soit artificielle. Le mal, surtout dans une race comme la nôtre, l'effort au mal, l'effort d'avilissement, de contamination peut aussi bien être artificiel. Appris. Autant que personne je sais combien ces efforts d'instruction et de moralisation, ces Universités Populaires et toutes autres, et tous autres, autant que personne je sais combien ces efforts bourgeois, intellectuels, distillés d'en haut sur le monde ouvrier, étaient factices, vides, vains ; creux ; combien ils ne rendaient pas et ne pouvaient pas rendre. Combien ils étaient artificiels, superficiels. Mais ce que je peux dire, c'est que au contraire, par contre les enseignements du sabotage étaient aussi des enseignements bourgeois et intellectuels ; qu'ils étaient aussi des enseignements, donnés, reçus ; versés, reçus ; enseignés, appris. Des enseignements et des apprentissages. Ils ont plus rendu, ils ont mieux porté, ils ont plus et mieux entré,
ils sont entrés beaucoup plus profond parce que le mal entre toujours plus que le bien, mais ce que je veux dire et que l'on ne dit pas, ce que je tiens à dire, ce qu'il faut dire c'est qu'ils étaient bien des enseignements du même ordre, venus, descendus du même lieu, du même monde. Aussi bourgeois, aussi intellectuels, aussi artificiels. Peut-être un peu moins superficiels, parce que le mal est toujours moins superficiel que le bien. Au fond aussi étrangers au monde ouvrier. C'étaient des enseignements de (la) même sorte. Étant donné ce qu'était le monde ouvrier, c'était une erreur de croire que le mal y était naturel et que le bien seul, par une sorte de disgrâce, y était artificiel.
Ainsi dans ce monde moderne tout entier tendu l'argent, tout à la tension à l'argent, cette tension à l'argent contaminant le monde chrétien même lui fait sacrifier sa foi et ses mœurs au maintien de sa paix économique et sociale. C'est là proprement ce modernisme du cœur, modernisme de la charité, ce modernisme des mœurs. Il y a deux sortes de riches : les riches athées, qui riches n'entendent rien à la religion. Ils se sont donc mis à l'histoire des religions, et ils y excellent, (et d'ailleurs il faut leur faire cette justice qu'ils ont tout fait pour n'en point faire une
histoire de la religion.) C'est eux qui ont inventé les sciences religieuses ; et les riches dévots, qui riches n'entendent rien christianisme. Alors ils le professent.
Tel est, il faut bien voir, il faut bien mesurer, tel est l'effrayant modernisme du monde moderne ; l'effrayante, la misérable efficacité. Il a entamé, réussi à entamer, il a modernisé, entamé la chrétienté. Il rendu véreux, dans la charité, dans les mœurs il a rendu véreux le christianisme même.
Ai-je besoin de dire, pour mémoire, de noter et faire noter combien ce socialisme même était dans la pure tradition française, combien il était dans la ligne, dans la lignée française. L'assainissement, l'éclaircissement du monde a toujours été la destination, la vocation française, l'office français même. L'assainissement de ce qui est malade, l'éclaircissement de ce qui est trouble, l'ordination de ce qui est désordre, l'organisation de ce qui est brut. Faut-il noter combien ce socialisme à base de générosité, combien cette générosité claire, combien cette générosité pleine et pure était dans la tradition française ; plus que dans la tradition française même, plus profondément, dans le génie français. Dans la sève et dans la race même. Dans la sève et le sang de la race. Une générosité à la fois abondante et sobre, généreuse et pourtant renseignée, pleine et pure, féconde et nette, pleine et fine, abondante sans niaiserie, renseignée sans stérilité. Un héroïsme enfin plein et sobre, gai et discret, un héroïsme à la française.
Tel étant notre socialisme, un socialisme français, quel devait être notre dreyfusisme, un dreyfusisme éminemment français. La plus grande erreur sur ce point, la plus grande illusion, sur ce chef de la patrie, est venue sans aucun doute de l'affaire Hervé. De l'hervéisme ; de la démagogie hervéiste. Et surtout et sans aucun doute beaucoup plus de la complaisance suspecte à la démagogie hervéiste. Je ne parlerai qu'avec un grand respect d'un homme qui vient de rentrer en prison pour la troisième ou quatrième fois, peut-être plus. Au moins il va en prison. On n'en saurait dire autant de M. Jaurès qui s'est toujours arrangé pour ne pas aller en prison. Et pourtant ce n'est point tant Hervé qui a fait le virus de l'hervéisme, de la démagogie hervéiste. C'est sans aucun doute M. Jaurès, nul autre, ce sont les louches conversations, les intrigues, les compromissions, les négociations de groupes et de congrès, de parti et d'unification, ce sont les troubles ententes, les avances, les platitudes, les plates capitulations de Jaurès à Hervé et à tout le hervéisme. Ce qui fut dangereux dans Hervé et dans le hervéisme, mortellement dangereux, ce ne fut point tant Hervé lui-même, ce ne fut point tant le hervéisme. Ce fut Jaurès et le jauressisme, car ce fut cette incroyable capitulation perpétuelle de Jaurès devant Hervé, cet aplatissement, cette platitude infatigable. Cette capitulation en quelque sorte autorisée, officielle, revêtue d'un grand nom et du nom d'un grand parti, qui seule par conséquent pouvait lui donner quelque autorité et il lui donna, quelque vêtement, quelque consécration Cette capitulation constante qui ne gonfla pas seulement Hervé d'orgueil, mais qui le revêtit très authentiquement d'une autorité morale, d'une autorité politique, d'une autorité sociale. Car l'homme qui l'autorisait ainsi, et de la meilleure des autorisations, en capitulant perpétuellement devant lui, et presque solennellement, en causant même avec lui, avait lui même une haute autorité morale, celle précisément que nous lui avions conférée, il avait une grosses autorité politique, une grosse autorité sociale. Il ne faut jamais oublier que pendant toute cette période. cet homme, par cette invention qu'il avait faite du combisme, et qu'il maintenait, patronnait, protégeait représentait le gouvernement même de la République, Il y eut ainsi ici un des plus beaux cas qu'il y eût jamais eu de détournement d'autorité morale, politique et sociale. Et ainsi de report de la responsabilité. Sans Jaurès, Hervé n'était rien. Par Jaurès, avec Jaurès il devint autorisé, il devint authentique, il devint (comme) un membre, et secrètement à beaucoup près le plus redouté, du gouvernement de la République. Par Jaurès, par le jauressisme, par le combisme, c'était le gouvernement même pour ainsi dire qui recevait, qui endossait Hervé.
Cela étant, il fut serrer de plus près, d'un peu plus près, il faut serrer au plus près cette affaire Hervé. Il faut bien voir ce que cela veut dire, ce qu'il y avait dedans. Et la serrant, il faut bien dire que ceux qui ont fait et endossé Hervé, fait et endossé le hervéisme sont ceux qui ont fait une atteinte mortelle, qui ont porté un coup incalculable, un coup mortel à la croyance publique à l'innocence de Dreyfus. C'est par eux, surtout par eux, par Jaurès dans la mesure où il a autorisé Hervé, par Dreyfus même dans la mesure où il a autorise Jaurès, que nous sommes retombés sur ce palier moyen, sur ce palier sans fin, à mi-côte, dont nous avons dit que nous ne sortirions, que nous ne remonterons jamais, dont nous avons dit que l'histoire ne remonterait jamais.
Car il faut enfin, en quelques mots, démonter le mécanisme de cette dangereuse, de cette démagogie mortelle. Il me semble bien, si ma mémoire est bonne, si mes souvenirs sont justes, que pendant toute l'affaire Dreyfus nous nous efforcions de démontrer que Dreyfus n'était pas un traître. Autant que je me rappelle c'étaient nos adversaires qui s'efforçaient de démontrer ou enfin qui prétendaient qu'il était un traître. Ce n'était pas nous. Autant que je me rappelle. Nous nous prétendions qu'il n'était pas un traître. Les uns et les autres, autant qu'il me souvienne, nous avions un postulat commun, un lieu commun, c'est ce qui faisait notre dignité, commune, c'est ce qui faisait la dignité de toute cette bataille, c'est ce qui fit bientôt notre force, et cette proposition commune initiale, qui allait de soi, sur laquelle on ne discutait même pas, sur laquelle tout le monde était, tombait d'accord, dont on ne parlait même pas, tant elle allait de soi, qui était sous-entendue partout, qu'on a honte à dire, tant elle allait de soi, c'était qu'il ne fallait pas trahir, que la trahison, nommément la trahison militaire, était un crime monstrueux. Tout a changé de face, depuis que sur ces bords. Tout le mécanisme a été démonté, détourné, remonté à l'envers, depuis que Hervé est venu, de ce que Hervé est venu. Hervé est un homme qui dit au contraire. Les antidreyfusistes et nous les dreyfusistes nous parlions le même langage. Nous parlions sur le même plan. Nous parlions exactement le même langage patriotique. Nous parlions sur le même plan patriotique. Nous avions les mêmes prémisses, le même postulat patriotique. Qu'en fait eux ou nous nous fussions des meilleurs patriotes, c'était précisément l'objet du débat, mais que ce fût l'objet du débat, c'est précisément ce qui prouve que les uns et les autres nous étions patriotes. Qu'en droit, en intention ce fût l'objet du débat. Nous autres, de ce côté-ci, nous ne l'étions pas seulement sincèrement, nous l'étions profondément d'abord, d'autant plus qu'on nous le contestait. Nous l'étions ensuite frénétiquement, peut-être avec une sorte de rage, parce qu'on nous le niait publiquement, et surtout peut-être parce que notre situation géographique dans la carte mentale et sentimentale, parce que les circonstances, les événements historiques nous avaient plusieurs fois donné les apparences de ne pas l'être. Fondés sur le même postulat, partant du même postulat nous parlions le même langage. Les antidreyfusistes disaient : La trahison militaire est un crime et Dreyfus a trahi militaire. Nous disions : La trahison militaire est un crime et Dreyfus n'a pas trahi. Il est innocent de ce crime. Tout a changé de face depuis que Hervé est venu. La même conversation eut l'air de se poursuivre. L'affaire continue. Mais elle n'était plus la même affaire, la même conversation. Elle n'était plus la même. Elle en était une tout autre, infiniment autre, parce que le langage même était autre, infiniment autre parce que le plan même du débat n'était plus le même. Hervé est un homme qui dit : Il faut trahir. Nommément il faut trahir militairement. Les antidreyfusistes professionnels disaient : Il ne faut pas être un traître et Dreyfus est un traître. Nous les dreyfusistes professionnels nous disions : Il ne faut pas être un traître et Dreyfus n'est pas un traître. Hervé est un qui dit, et Jaurès laisse dire à Hervé, et Dreyfus même laisse Jaurès laisser dire à Hervé, et en un sens, et en ce sens au moins Dreyfus même laisse dire à Jaurès même : Il faut être un traître. Nommément il faut être un traître militaire. Par cet entraînement de proche en proche, par cette sorte de dérapage de proche en proche, par cette dérivation, par ce détournement, par ce déglinguement Jaurès est entré dans le crime de Hervé ; par cette réversion, par cette réversibilité des responsabilités ; et de la plus basse façon que l'on y pût entrer, non point même par une complicité active, qui a ses risques, qui a son efficience, qui peut avoir même pour ainsi dire sa grandeur, mais obliquement, mais bassement, par une complicité tacite, sournoise, par une complicité de laisser faire et de laisser passer, par une complicité les yeux baissés. La plus basse de toutes. Et Dreyfus, faute de marquer les temps, est entré, s'est laissé entrer dans le crime Jaurès. Quelle fut la répercussion de cette double dérivation, de cette double décadence, de ce double détournement, de ce détournement à deux temps sur l'efficacité de nos démonstrations dreyfusistes, il était aisé de le prévoir. Quand on s'efforce de démontrer qu'un homme n'est point un traître pensant profondément qu'il ne faut pas être un traître, on est au moins écouté. Mais quand on s'efforce de démontrer qu'un homme n'est point un traître laissant dire et disant qu'il faut être un traître, l'opération, la démonstration devient extrêmement suspecte. Car alors, dans l'hypothèse hervéiste, qu'il faut trahir, qu'il faut être un traître, s'il n'a pas trahi, il a eu les plus grands torts, ce Dreyfus. Et alors pourquoi le défendre. Par une sorte de gageure, de suprême élégance on le défendrai d'avoir commis un crime que précisément il faudrait commettre, on le défendrait d'avoir fait ce que précisément il fallait faire : c'est bien de l'honneur c'est bien de la politesse. C'est trop poli pour être honnête. S'il faut être un traître militaire, Dreyfus a eu les plus grands torts de ne le point être. Et on le défendrait précisément d'avoir fait ce qu'il faut faire. On dirait : Il n'a pas trahi. Il a eu tort, car il faut trahir. Aussi nous le défendons. Ce serait, ce ferait un retournement de politesse bien acrobatique, une galanterie bien française, un retournement diagonal, diamétral de politesse. Une opération bien suspecte. Ces gens ne vous avaient point habitués à ces gageures de politesse. Tant de politesse devient extrêmement suspecte. Dans le raisonnement hervéiste en effet, s'il est permis de le nommer ainsi, Dreyfus, tant qu'il ne trahit pas, est un bien grand coupable. Il est un grand criminel. D'autant plus criminel et d'autant plus coupable qu'il était mieux situé, militairement, qu'il avait une admirable situation pour trahir. Militairement. Hervé, lui, n'avait pas cet honneur, il n'avait pas ce bonheur d'avoir, de pouvoir avoir à sa disposition les graphiques des chemins de fer. Comment, voilà un homme, Dreyfus, qui pouvait avoir en main les graphiques des chemins de fer et il ne les aurait pas instantanément sabotés. Quel être. Il ne faut pas oublier que Hervé est un monsieur qui le premier jour de la mobilisation, plus précisément dans la première heure du premier jour, c'est-à-dire, je pense, de minuit 01 à 1 heure 00 fusillera les cinq cent trente-sept mille hommes de l'armée (française) active ; plus les treize cent cinquante-sept mille hommes de la réserve de l'armée active, qui forment avec elle le premier ban ; puis les cinq cent soixante-seize mille hommes de l'armée territoriale ; puis les sept cent cinquante et un mille hommes de la réserve de l'armée territoriale, qui forment avec elle le deuxième ban ; sans compter le premier et le deuxième ban des volontaires ; et si on ne l'arrête il fusillera aussi les troupes noires, de récente formation, la célèbre, la fameuse division noire, les Toucouleurs, Ouolofs, Sarakollés, Malinkés, et les autres populations, Djermas, Bellas, Baribas, Baoulés, Bobos, Soussous, et Nagots et les Tourelourous et mesdames leurs épouses. Tout ça avec des revolvers américains, car il ne veut point encourager la production nationale. Je me garderai de dire que ce sont des Brownings, on leur a déjà assez fait de publicité. À cette marque. Auprès de ce grand massacre, bien connu sous le nom de massacre des deux bans, que pèse la tradition d'un graphique des chemins de fer. Hervé parle souvent de l'affaire Dreyfus, il en écrit dans son journal. S'il était conséquent, constant avec lui-même, s'il était logique, – et logicien, mais les plus rigoureux, les plus cruels logiciens, pour les autres, ne sont pas toujours ceux qui sont les plus impitoyables pour soi, – s'il était logique avec lui-même il dirait : Nous avons défendu ce Dreyfus, nous avons eu tort. Pensez donc : Il était capitaine ; capitaine d'État-Major ; enfin il travaillait dans les bureaux de l'État-Major de l'armée. Il était merveilleusement outillé, merveilleusement situé pou trahir. Et malheureusement il n'a pas trahi. Cet homme insuffisant n'a pas trahi. Voilà ce que Hervé dirait, s'il était logique et s'il était libre. Voilà ce que les événements, ce que réalité dit pour lui. On voit assez quelle est pour nous la conséquence, quelle est sur notre situation historique la répercussion de ce changement de situation géographique. Quand je dis nous, naturellement, je veux dire notre parti, nos politiciens. Car il ne s'agit pas de nous mêmes. C'est un retour en arrière, une répercussion en arrière, une répercussion remontante, reportée en arrière, réversible, reversée, reportée sur tout ce que nous avions dit, sur tout ce que nous avions fait, sur tout ce que nous avions été. Quand nous repoussions l'accusation d'être un traître repoussant profondément l'idée même d'être un traître, on pouvait nous combattre, mais au moins nous nous faisions écouter. Quand au contraire nous repoussons l'accusation d'être un traître accueillant profondément l'idée d'être un traître, comment ne pas voir que nous devenons instantanément suspects. Que nous perdons l'audience même. Et même l'audience que nous avions déjà eue, obtenue. L'ancienne audience. Une audience qui paraissait acquise. Une audience aujourd'hui annulée. On peut se déshonorer en arrière.
Jaurès ici intervient, au débat, et se défend. Si je reste avec Hervé, dit-il, dans le même parti, si j'y suis resté constamment, toujours, si longtemps, malgré les innombrables couleuvres que Hervé m'a fait avaler, c'est pour deux raisons également valables. Premièrement c'est précisément, c'est à cause de ces innombrables couleuvres mêmes. Il faut bien songer que ce Hervé est l'homme du monde qui m'a administré le plus de coups de pied dans le derrière. En public et en particulier. Dans les congrès et dans les meetings. Dans son journal. Publiquement et privément, comme dit Péguy. Il faut l'en louer. Et comme il me connaît bien. Il faut l'en récompenser. Il faut que tant de zèle soit récompensé. Comme il sait que je ne marche jamais qu'avec ceux qui me maltraitent. Qui me poussent. Qui me tirent. Qui me bourrent. Et que je ne marche jamais avec les imbéciles qui m'aimaient. Comme il connaît bien le fond, si je puis dire, de mon caractère. Il faut aussi, il faut bien que tant de perspicacité soit récompensée. Il me connaît si bien. Il me connaît comme moi-même. Il sait que quand quelqu'un m'aime et me sert, le sot, me prodigue les preuves les plus incontestables de l'amitié la plus dévouée, du dévouement le plus absolu, aussitôt je sens s'élever dans ce qui me sert de cœur d'abord un commencement, un mépris invincible pour cet imbécile. Faut-il qu'il soit bête en effet, d'aimer un ingrat comme moi, de s'attacher à un ingrat comme moi. Comme je le méprise, ce garçon. En outre, en deuxième, ensemble, en même temps un sentiment de jalousie, de la haine envieuse la plus basse contre un homme qui est capable de concevoir les sentiments de l'amitié. Enfin un tas d'autres beaux sentiments, fleurs de boue, plantes de vase, qui poussent dans la boue politique comme une bénédiction de défense républicaine. Hervé sait si bien tout cela que je l'admire moi même. Comme il connaît bien ma psychologie, si vous permettez. Et qu'au contraire quand je reçois un bon coup de pied dans le derrière, je me retourne instantanément avec un sentiment de respect profond, avec un respect inné pour ce pied, pour ce coup, pour la jambe qui est au bout du pied, pour l'homme qui est au bout de la jambe ; et même pour mon derrière, qui me vaut cet honneur. Un bon coup de pied dans le Hinterland, dans mon Hinterland. Et quand je pense qu'il y a des gens qui disent que je n'ai pas de fond. Je hais mes amis. J'aime mes ennemis. On ferait une belle comédie avec mon caractère. Je hais mes amis parce qu'ils m'aiment. Je méprise mes amis parce qu'ils m'aiment. Parce qu'ils m'aiment j'ai en moi pour eux, je sens monter en moi contre eux une jalousie bassement envieuse, l'invincible sentiment d'une incurable haine. Je trahis mes amis parce qu'ils m'aiment. J'aime, je sers, je suis, j'admire mes ennemis parce qu'ils me méprisent, (ils ne me haïssent même pas), parce qu'ils me maltraitent, parce qu'ils me violentent, parce qu'ils me connaissent enfin, parce qu'ils me connaissent donc. Et ils savent si bien comment on me fait marcher. Quand un me trahit, je l'aime double, je l'admire, j'admire sa compétence. Il me ressemble tant. J'ai un goût secret pour la lâcheté, pour la trahison, pour tous les sentiments de la trahison. Je suis double. Je m'y connais. J'y suis chez moi. J'y suis à l'aise. On ferait une grande tragédie, une triste comédie avec mon caractère. Hervé ne la ferait peutêtre pas mal. Il me connaît si bien. Il y a des exemples innombrables que j'aie trahi mes amis. Depuis trente ans que je fonctionne, il n'y a pas un exemple que j'aie trahi mes ennemis. C'est vous dire que j'excelle dans tous les sentiments politiques. On ferait un beau roman de l'histoire des soumissions que j'ai faites à notre camarade, au citoyen Hervé. Ce vice, secret, ce goût secret que j'ai pour l'avanie. J'encaisse, j'encaisse. Ce goût infâme que j'ai pour l'avanie. Pour le déshonneur, de l'avanie. Je suis l'homme du monde qui reçoit, qui encaisse le plus d'avanies. À mon banc. Dans mon journal même. À mon banc Guesde n'en rate pas une. Il ne manque point, il ne manque jamais de s'adresser à la Chambre au long de mes oreilles. Aussi comme je respecte, comme j'admire, comme j'estime, comme je vénère ce grand Guesde, ce dur Guesde. De cette vénération qui est pour moi le même sentiment que l'effroi. Comme je me sens petit garçon à côté de ces hommes, à côté d'un Guesde, à côté surtout d'un Hervé. Et ce goût de l'ingratitude que j'ai, qui est au fond le même que le goût de l'avanie. Voyez comme aujourd'hui je traite et laisse traiter (ou fais traiter) Gérault-Richard qui pendant huit ans s'est battu pour moi.
Ainsi parle Jaurès. Deuxièmement, dit-il, si je suis resté avec Hervé, c'est précisément pour l'affaiblir, pour l'énerver, pour lui oblitérer sa virulence. C'est ma méthode. Quand je vois une doctrine, un parti, devenir pernicieux, dangereux, autant que possible je m'en mets. Mais généralement comme j'en suis j'y reste. Mais alors j'y reste complaisamment. J'adhère. Je m'y colle. Je parle. Je parle. Je suis éloquent. Je suis orateur. Je suis oratoire. Je redonde. J'inonde. Je reçois précisément ces coups de pied au quelque part que fort ingratement vous me reprochez. (Pourquoi me les reprochez-vous, vous à moi, puisque moi je ne les reproche pas à ceux qui me les donnent). Mais ces coups de pied, ça n'empêche pas de parler au contraire. Ça lance pour parler. Enfin bref, ou plutôt long, après un certain temps de cet exercice, (et je ne parle pas seulement, j'agis en outre, j'agis en dessous), (j'excelle dans le travail des commissions, dans les (petits) complots, dans les combinaisons, dans le jeu des ordres du jour, dans les petites manigances, dans les commissions et compromissions et ententes, dans tout le travail souterrain, sous la main, sous le manteau. Dans le jeu, dans l'invention des majorités, factices ; faites, obtenues par un savant compartimentage des scrutins. Dans tout ce qui est le petit et le grand mécanisme politique et parlementaire.) enfin, au bout d'un certain temps de cet exercice il n'y a plus de programme, il n'y a plus de principe, il n'y a plus de parti, il n'y a plus rien, il n'y a plus aucune de ces virulences. Quand je me suis bien collé à eux pendant un certain temps, supportant pour cela les avanies qu'il faut, quand je suis resté dans un parti pendant un certain temps, pendant le temps voulu, au bout de ce temps on voit, on s'aperçoit, tout le monde comprend que je les ai trahis. Comprenez-vous enfin, gros bête, me dit-il me poussant du coude.
Quand je suis, quand je me mets dans un parti, ça se connaît tout de suite, presque tout de suite, à ce que c'est un parti qui devient malade. Quand je me mets quelque part, ça se voit, ça se reconnaît à ce que ça va mal. Ça ne marche plus. Quand je me mets dans une idée, elle devient véreuse. Je l'ai fait au dreyfusisme ; je l'avais fait et je l'ai fait au socialisme ; je l'ai fait et je le fais à l'hervéisme ; je l'ai fait et je le fais au syndicalisme. C'est encore le radicalisme que j'ai trahi le moins. Il n'y a que le combisme que je n'ai jamais pas trahi du tout.
Je crois Jaurès très capable de trahir tout le monde, et les traîtres mêmes. Mais ici encore il souffrira que nous ne l'accompagnions pas. Pour deux raisons, nous aussi. La première est assez basse et je m'en excuse d'avance. Elle est politique. C'est qu'on a beau être Jaurès, en pareille matière on ne sait jamais où l'on va, jusqu'où l'on entre, jusqu'où on réussit, ou au contraire jusqu'où l'événement réussit contre vous, jusqu'où les autres, ceux où l'on entre, réussissent contre vous, sur vous, en vous-même. J'entends bien que c'est une espèce de contre-espionnage. Mais justement on sait assez combien les services du contre-espionnage (on l'a su notamment par l'affaire Dreyfus même, on l'a vu par tant d'autres) sont bizarrement mais naturellement embarbouillés, imbriqués dans les services contraires du droit espionnage. On ne sait jamais bien jusqu'où on trahit les traîtres. Jusqu'où on y réussit. Et jusqu'où au contraire la trahison, l'habitude, le goût de la trahison s'infiltre, pénètre dans les veines mêmes. On voit bien ce qu'on fait pour eux. On voit moins bien ce qu'on fait contre eux. Quand on va officiellement formellement avec eux, parmi eux, on voit bien la force qu'on leur apporte. On voit beaucoup moins bien le tort qu'on leur fait. La trahison de tous que l'on fait avec eux, à leur exemple, dans leur compagnie, on voit bien ce qu'elle rapporte, ce qu'elle leur apporte de trahison réelle. On voit bien ce qu'elle est de trahison. Au contraire la trahison d'eux que l'on est censé faire, on ne voit pas du tout toujours à quoi elle aboutit, ce qu'elle rend. Ce qu'elle est. Quand une fois on a lâché, une fois qu'on a rendu la main, on ne sait plus jusqu'où elle se rend.
Deuxièmement, et celle-ci est une raison de bonne compagnie, tirée de la vieille morale, et je suis heureux de la dire : On n'a pas le droit de trahir les traîtres mêmes. On n'a jamais le droit de trahir, personne. Les traîtres, il faut les combattre, et non pas les trahir.
Hervé même, qui fait tant le fendant depuis que ça lui rapporte, fût-ce des mois de prison, et des années, quatre années aujourd'hui, mais c'est toujours un rapport, Hervé au contraire, qui fait profession de tout dire, lui, et de n'avoir peur de rien, Hervé était au contraire d'une sorte de prudence consommée, même cauteleuse, il ne faut pas dire bretonne pendant tout le temps de son introduction. Tout eut été si simple, si direct, s'il nous eut dit directement : Mesdames et messieurs, citoyennes et citoyens, j'arrive de Sens. Vous voyez en moi le traître. Ce que Dreyfus n'a malheureusement pas été, je le suis. Ce que Dreyfus n'a malheureusement pas fait, je le veux faire, je suis venu à Paris pour le faire. Je me suis fait venir de Sens pour être traître. Je suis celui qui enseignerai désormais la trahison militaire, techniquement parlant. On s'était trompé jusqu'ici. Il faut être un traître, et nommément un traître militaire. Comme le disaient nos maîtres, nos communs maîtres, j'ai renouvelé la question.
S'il nous eût dit tout simplement cela.
Mais dans ce temps-là je le connaissais beaucoup. Ce pacifiste s'avançait avec une prudence extraordinaire dans le sentier.
Le hervéisme a ainsi dénaturé en retour, déformé en arrière, disqualifié en remontant le dreyfusisme par une rétroactivité, une rétroaction, une rétroversibilité, une rétrospectivité, une rétroversion, une rétrospection, une responsabilité remontante. Une rétroresponsabilité.
On peut se démentir en arrière. C'est même ce qui l'on fait le plus souvent. Dans la décomposition du dreyfusisme cette rétroaction, cette rétroversion fut au moins triple, elle fut peutêtre quadruple. Par son endossement, par son invention, par son imposition du combisme Jaurès créa en arrière cette illusion que le dreyfusisme était anticatholique, antichrétien. Par son endossement de l'hervéisme il créa en arrière cet illusion que le dreyfusisme était antinationaliste, antipatriote, antifrançais. Par son endossement (dans le combisme) de la démagogie primaire et laïque il crée en arrière cette illusion que le dreyfusisme était barbare, était contre la culture. Par son endossement (dans le socialisme) du syndicalisme démagogique, je veux dire de ce qu'il y a de démagogique dans le syndicalisme, dans l'invention et dans l'enseignement du sabotage, il créa en arrière cette illusion que dreyfusisme était un élément important, peut-être, capital, du désordre, de la désorganisation industrielle, de la désorganisation nationale.
Nous fûmes des héros. Il faut le dire très simplement, car je crois bien qu'on ne le dira pas pour nous Voici très exactement en quoi et pourquoi nous fûmes des héros. Dans tout le monde où nous circulions dans tout le monde où nous achevions alors les année de notre apprentissage, dans tout le milieu où nous circulions, où nous opérions, où nous croissions encore et où nous achevions de nous former, la question qui se posait, pendant ces deux ou trois années de cette courbe montante, n'était nullement de savoir si en réalité Dreyfus était innocent (ou coupable). C'était de savoir si on aurait le courage de le reconnaître, de le déclarer innocent. De le manifester innocent. C'était de savoir si on aurait le double courage. Premièrement le premier courage, le courage extérieur, le grossier courage, déjà difficile, le courage social, public de le manifester innocent dans le monde, aux yeux du public, de l'avouer au public, (de le glorifier), de l'avouer publiquement, de le déclarer publiquement, de témoigner pour lui publiquement. De risquer là-dessus, de mettre sur lui tout ce que l'on avait, tout un argent misérablement gagné, tout un argent de pauvre et de misérable, tout un argent de petites gens, de misère et de pauvreté ; tout le temps, toute la vie, toute la carrière ; toute la santé, tout le corps et toute l'âme ; la ruine du corps, toutes les ruines, la rupture du cœur, la dislocation des familles, le reniement des proches, le détournement (des regards) des yeux, la réprobation muette ou forcenée, muette et forcenée, l'isolement, toutes les quarantaines ; la rupture d'amitiés de vingt ans, c'est-à-dire, pour nous, d'amitiés commencées depuis toujours. Toute la vie sociale. Toute la vie du cœur, enfin tout. Deuxièmement le deuxième courage, plus difficile, le courage intérieur, le courage secret, s'avouer à soi-même en soi-même qu'il était innocent. Renoncer pour cet homme à la paix du cœur. Non plus seulement à la paix de la cité, à la paix du foyer. À la paix de la famille, à la paix du ménage. Mais à la paix du cœur. Au premier des biens, au seul bien. Le courage d'entrer pour cet homme dans le royaume d'une incurable inquiétude. Et d'une amertume qui ne se guérira jamais.
Nos adversaires ne sauront jamais, nos ennemis ne pouvaient pas savoir ce que nous avons sacrifié à cet homme, et de quel cœur nous l'avons sacrifié. Nous lui avons sacrifié notre vie entière, puisque cette affaire nous a marqués pour la vie. Nos ennemis ne sauront jamais, nous qui avons bouleversé, retourné ce pays nos ennemis ne sauront jamais combien peu nous étions, et dans quelles conditions nous nous battions, dans quelles conditions ingrates, précaires, dans quelles conditions de misère et de précarité. Combien par conséquent pour vaincre, puisque enfin nous vainquîmes, il nous fallut déployer, manifester, retrouver en nous, dans notre race, les plus anciennes, les plus précieuses qualités de la race. La technique même de l'héroïsme, et nommément de l'héroïsme militaire. Il ne faut pas se prendre aux mots. La discipline des anarchistes, par exemple, fut notamment admirable. Il n'échappe point à tout homme avisé que c'était en nous qu'étaient les vertus militaires. En nous et non point, nullement dans l'État-Major de l'armée. Nous étions, une fois de plus nous fûmes cette poignée de Français qui sous un feu é crasant enfoncent des masses, conduisent un assaut, enlèvent une position.
Comment nos ennemis, comment nos adversaires le sauraient-ils, quand nos amis (je veux dire ceux de notre parti, de notre bord, les politiques, les historiens de notre bord) quand nos amis mêmes ne s'en aperçoivent même pas. Sur ce point particulier des anarchistes, par exemple, ne leur demandez point à eux-mêmes des renseignements sur eux-mêmes. Ils vous jureraient leurs grands dieux, si je puis dire, qu'ils n'ont jamais été aussi indisciplinés. Les gens sont tous et si profondément intellectualistes qu'ils aiment mieux trahir, se trahir eux-mêmes, trahir, abandonner, renier leur histoire et leur propre réalité, renier leur propre grandeur et tout ce qui fait leur prix, tout plutôt que de renoncer à leurs formules, à leurs tics, à leurs manies intellectuelles, à l'idée intellectuelle qu'ils veulent avoir d'eux et qu'ils veulent que l'on ait d'eux.
Les théoriciens de l'Action française veulent que l'affaire Dreyfus ait été dans son principe même, dans son origine non seulement une affaire pernicieuse, une affaire véreuse, mais une affaire intellectuelle, une invention, une construction intellectuelle ; un complot intellectuel. Je me permettrai de dire à mon tour, et en retour, que cette idée même me paraît être le résultat d'une construction intellectuelle. Si l'on engageait la conversation, je dis une conversation un peu suivie avec les hommes de ce parti, on (dé)montrerait peut-être aisément, on en viendrait, je crois, rapidement à poser qu'ils sont et surtout qu'ils se croient les grands ennemis du parti intellectuel et du monde moderne, mais qu'en réalité ils sont eux-mêmes une certaine sorte de parti intellectuel et de parti moderne. Très notamment un parti de logiciens, un parti logique. C'est ce qu'il y aurait à dire sur eux de plus probant Sinon de plus profond. Aussi on ne le dit pas. Cela se voit notamment à la forme de leur bataille même notamment à l'idée qu'ils ont, qu'ils se font du parti intellectuel, de leurs adversaires intellectuels du parti intellectuel. Ils s'en font une idée, une représentation toute intellectuelle. Elle-même. Ils soutiennent contre eux, on serait tenté de dire avec eux un combat, une bataille intellectuelle, sur un plan, sur le plan intellectuel, en langage intellectuel, avec des armes intellectuelles. Ainsi généralement ils se font de leurs adversaires une idée intellectuelle, parce qu'étant eux-mêmes intellectuels ils se font une idée intellectuelle de tout, et deuxièmement, par un recoupement, par un secret accord du mécanisme des mentalités, ils font des intellectuels, du parti intellectuel, une idée comme doublement intellectuelle ; intellectuelle dans son corps et dans son mode ; dans sa matière et dans sa forme ; dans son auteur et dans son objet ; dans son point d'origine et dans son point d'application ; de tout son trajet.
Sur cette question historique particulière de l'origine de l'affaire Dreyfus quand je lis dans l'Action française les souvenirs notamment de M. Maurice Pujo je vois qu'il croit (et naturellement qu'il croit rappeler, mais je crois, moi, que c'est une opération purement intellectuelle, un phénomène très connu ce siècle de domination intellectuelle, une sorte de report de l'intellectuel sur la mémoire même, une introduction de l'intellectuel dans la même d'obumbration, une ombre portée, sur la mémoire, de l'idéation intellectuelle) il croit se rappeler que l'affaire Dreyfus a été préparée de toutes pièces, qu'elle a été comme montée dès l'origine, dès le principe, par le parti intellectuel.
Il obéit ainsi, il obéit ici à la plus grande illusion intellectuelle peut-être, je veux dire et à celle qui est la plus grande en nombre, en quotité, la plus nombreuse, à celle qui s'exerce le plus fréquemment, et à celle qui est la plus grande en quantité, dont l'effet est le plus grand, et plus grave ; non pas seulement à cette illusion intellectuelle pour ainsi dire générale, de substituer partout, dans tout l'événement historique, la formation organique ; mais très particulièrement à cette illusion d'optique historique intellectuelle qui consiste à reporter incessamment le présent sur le passé, l'ultérieur incessamment sur l'antérieur, tout l'ultérieur incessamment sur tout l'antérieur ; illusion pour ainsi dire technique ; et organique elle-même, je veux dire organique de l'intellectuel ; illusion de perspective, ou plutôt substitution totale, essai de substitution totale de la perspective à l'épaisseur, à la profondeur, essai de substitution totale du regard de perspective à la connaissance réelle, au regard en profondeur, au regard de profondeur ; essai de substitution totale du regard de perspective, à deux dimensions, à la connaissance réelle à trois dimensions d'un réel, d'une réalité à trois dimensions ; illusion d'optique, illusion de regard, illusion de recherche et de connaissance que j'essaie d'approfondir lui-même, entre toutes les illusions, (car elle est capitale, et d'une importance capitale), dans la thèse de la situation faite à l'histoire dans la philosophie générale du monde moderne ; illusion qui consiste à substituer constamment au mouvement organique réel de l'événement de l'histoire, qui se meut perpétuellement du passé vers le futur en passant, en tombant perpétuellement par cette frange du présent, une sorte d'ombre dure angulaire portée à chaque instant du présent sur le passé, l'ombre du coin du mur et du coin de la maison, du pignon que nous croyons avoir sur la rue.
Quand on effectue ce report il semble en effet que le parti intellectuel a monté toute l'affaire Dreyfus. Mais quand on ne l'effectue pas on se rappelle qu'il n'a rien monté du tout. D'abord généralement en histoire on ne monte rien du tout. Ou enfin on ne monte pas tant que ça. Ce qu'il y a de plus imprévu, c'est toujours l'événement. Il suffit d'avoir un peu vécu soi même hors des livres des historiens pour savoir, pour avoir éprouvé que tout ce qu'on monte est généralement ce qui arrive le moins, et que ce qu'on ne monte pas est généralement ce qui arrive. Sans doute il y a des préparations, mais il faut qu'elles soient générales, il n'y a guère de montages particuliers, de montages de détail. Et quand il y a des montages de détail, il faut qu'ils soient bien immédiats, presque instantanés, qu'ils précèdent de bien peu l'effet. Autrement la déconvenue s'intercale. Napoléon sans doute a bien monté Austerlitz. Mais il ne le montait pas le jour du 18 Brumaire. Et pourtant il était un autre préparateur, un autre monteur que le parti intellectuel. C'est la plus fréquente, la plus générale erreur intellectuelle, et elle (pro)vient précisément de ce report du présent sur le passé, que de croire que tout a été monté et que c'est ce qui a été monté qui a réussi. Si le parti intellectuel avait été si malin, (si fort), que de faire une aussi grande affaire que l'affaire Dreyfus, que de la monter, mais alors il aurait précisément les vertus que nous lui nions, et il n'y aurait plus, messieurs, qu'à lui rendre les armes. Rassurez-vous, il ne les a point. Il est venu pour profiter, comme tous les profiteurs viennent ensuite. Il est venu en parasite, en suiveur. Il n'était point venu pour combattre, il n'était point venu pour fonder. C'est précisément la commune erreur historique, la commune erreur intellectuelle en matière d'histoire, que de reporter, en toute affaire historique, sur les vertus des fondateurs l'ombre portée des abusements des profiteurs.
Les fondateurs viennent d'abord. Les profiteurs viennent ensuite.
On peut préparer toute une carrière, toute une vie, on ne peut pas la monter. On peut préparer une guerre, une révolution, (et encore), (il faut être beaucoup, et encore), on ne peut pas la monter. À l'autre extrémité de la ligne, de la série, comme toujours, dans le détail on peut monter une journée, une bataille, une émeute, bataille de rues, et encore. Mais au milieu de la ligne, de la série, comme toujours, on ne peut pas monter à distance dans le détail une affaire. On peut monter une journée, un coup d'État, une émeute, un coup de force. D'une préparation, d'un montage immédiat. On ne peut pas monter à quelque distance, au milieu, de loin, d'ensemble une aussi grosse affaire. Ou si on la montait elle n'arriverait pas.
C'est à peine déjà si on peut monter une affaire, sens industriel et commercial de ce mot.
C'est précisément ce qui est en cause. Si le parti intellectuel était assez malin, assez fort, assez pénétrant dans la réalité pour avoir monté, pour avoir su pour avoir pu monter une aussi grosse affaire, s'il avait été de taille et d'une profondeur à soulever ainsi un gros mouvement de la réalité, un aussi gros mouvement, s'il avait été capable de malaxer ainsi, triturer, de manier, d'élaborer, de pétrir un aussi gros morceau de la réalité, justement alors, alors précisément ils ne seraient pas ce que nous nommons le parti intellectuel, ils n'auraient point ces défauts, ces vices que nous nommons précisément du parti intellectuel cette stérilité, cette incapacité, cette débilité ; cet sécheresse, cet artificiel, ce superficiel ; cet intellectuel. Ils seraient au contraire des gens qui auraient travaillé, connu, malaxé, pétri de la réalité. Ils seraient des gens qui auraient trempé dans la réalité même. pour avoir trituré un aussi gros morceau de la réalité, ils seraient de singulièrement gros hommes, d'action d'un rude calibre, d'un rude gabarit, d'un rude volume, de(s) grands réalistes, des maîtres. Enfin tout ce que précisément nous leur nions. Ils seraient des Richelieu et des Napoléon. Ils seraient peut-être, sans doute des tyrans encore. Mais ils seraient des grands tyrans, des tyrans considérables, des maîtres, des réalistes. Tout ce que précisément nous leur nions. Ils seraient des tyrans comme Richelieu et Napoléon. Ils baigneraient, ils tremperaient, ils commanderaient dans la réalité.
On nous abuse beaucoup, les historiens, sur la valeur des préparations historiques. En 1870 même, au mois d'août, si une armée française, comme elle était, avait été remise aux mains d'un Napoléon Bonaparte, tous les tiroirs et toutes les préparations, toutes les fiches et tous les registres d'un de Moltke seraient aujourd'hui la risée des historiens mêmes.
Ils commettent une erreur du même ordre, plus qu'une erreur analogue, une erreur inverse et parallèle quand ils nous nomment le parti de l'étranger. Ils reportent sur nous les abusements de Hervé. Ou plutôt ils commettent une erreur parallèle et non point de sens contraire, mais de même sens, car en un sens Hervé est lui aussi un profiteur. Il est un parasite. Il est même un parasite de nous. Sur ce point particulier c'est encore nous qui avons été des fondateurs, les fondateurs, et c'est Hervé qui en un sens a été un profiteur. Il n'eût point atteint en quelques jours, en quarante-huit heures, cette sorte non pas seulement de réputation, de célébrité, mais de gloire propre qu'il a s'il ne s'était pas fondé sur nos propres, sur nos lentes fondations, s'il n'avait pas profité, abusé de nos grandes préparations. Nos adversaires feraient bien, ils auraient le droit, et même le devoir, ils auraient raison de nommer Hervé le parti de l'étranger. Ils ne le font généralement point, pour des raisons fort honorables, comme de respecter un prisonnier, et aussi pour un fort honorable compagnonnage de prison, pour avoir été en prison ensemble, pour d'autres aussi qui le sont peut-être moins, comme par une sorte de sympathie de trouble, une secrète amitié de désordre, une secrète complaisance de démagogie. Une complaisance à l'opposition, quelle qu'elle soit, quand même elle est au fond encore plus une opposition à eux-mêmes ; une complaisance à tout ce qui trouble un régime détesté. À tout ce qui embête un gouvernement haï. Alors ils se rattrapent, de cette indulgence et de ce compagnonnage et de cette sympathie et de cette complaisance en nous nommant, nous, le parti de l'étranger. C'est une sorte de virement. C'est aussi le même report. On reporte sur nous fondateurs la trahison de Hervé profiteur. On reporte sur nous antécédents la trahison de Hervé suivant, de Hervé successeur. C'est un transfert. On reporte sur nous fondateurs la trahison de Hervé parasite. L'attention que l'on préfère ne point accorder à Hervé, on nous l'accorde à nous généreusement. Seulement, passant de Hervé à nous son contraire elle change de signe Puisqu'elle passe au contraire gardant le même signe Alors que, passant au contraire, elle devrait prendre le signe contraire. Il faut donc que par une opération intérieure, purement arbitraire, elle change de signe. On la fasse arbitrairement changer de signe. Le grief que l'on devrait faire à Hervé, c'est précisément celui là que l'on nous fait à nous son contraire.
Ils commettent une erreur non pas seulement du même ordre, mais de la même tribu, de la même gens une erreur voisine, alliée, une erreur apparentée, une erreur de la même famille quand ils attribuent, quand ils nous représentent l'affaire Dreyfus comme montée par le parti juif. Il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour me faire déclarer ce que je pense, que l'affaire Dreyfus, dans la mesure où elle fut montée, fut montée contre le parti juif. De toutes les résistances que Bernard-Lazare eut à refouler, pour commencer, dans le principe, les premières furent naturellement les résistances juives, puisque c'étaient celles de son propre milieu. Mais elles ne furent pas seulement les premières, elles furent aussi les plus énergiques peut-être. Les plus profondes, je crois. Sans doute les plus agissantes. Et ensuite ceux qui lui pardonnèrent le moins ce furent encore les Juifs. J'entends les politiciens juifs, le parti (politique) juif. De même que du côté intellectuel, dans le camp, dans le clan intellectuel, même dans le clan universitaire cette affaire Dreyfus fut commencée, fut engagée par quelques forcenés contre la résistance, contre la réprobation du parti, contre les résistances sourdes ou avouées, contre le silence et la peur et l'activité politique du parti. Le parti (politique) intellectuel ne s'y engagea lui-même que quand il crut que l'heure des dépouilles était venue.
Il est certain qu'il y a eu une trahison au moins dans l'affaire Dreyfus, et c'est la trahison du dreyfusisme même. Mais c'est commettre une erreur totale que de s'imaginer que cette trahison a été montée, délibérément commise, délibérément exercée par des Juifs sur des chrétiens. Dans l'État-Major de cette trahison il y avait Jaurès, qui n'est pas juif, il y eut, il vint Hervé, qui n'est pas juif. Jaurès est toulousain, Hervé est breton. Dans le parti de l'étranger je vois Hervé ; si Hervé avait du courage (non point du courage moral si je puis dire et sentimental, je suis assuré qu'il en a, mais du courage mental et intellectuel même, de la conséquence), il dirait : Voyez, je suis en fait le parti de l'étranger ; dans le parti de l'étranger je vois Hervé ; par endossement de Hervé, nous avons vu Jaurès. Par endossement de Jaurès nous en atteindrions, j'en ai bien peur, quelque autre. Mais enfin je ne vois dans ce parti, dans cet État-Major aucun Juif qui ait la taille, le volume social de Jaurès. Ce que nos adversaires par contre ne peuvent pas savoir, ce que sincèrement ils ne peuvent pas imaginer, ce qu'ils ne peuvent pas compter, ce qu'ils ne connaissent pas, ce qu'ils ne peuvent pas se représenter, ce qu'ils ne soupçonnent pas, ce qu'ils ne peuvent pas même supposer, c'est combien de Juifs ont été irrévocablement développé s dans le désastre de l'affaire Dreyfus, combien de Juifs ont été les victimes, les réelles victimes, et sont demeurés les victimes de l'affaire Dreyfus, de cette trahison, de cette livraison de l'affaire Dreyfus. Combien de carrières, combien de vies juives ont été irréparablement ruinées, brisées, cela, nous le savons, combien de misères juives, nous le savons, nous qui étions de ce côté-ci de la bataille e pour le savoir il fallait être de ce côté-ci de la bataille, combien en sont restés marqués de misère pour leur vie entière ; sans recompter celui qui est mort, sans compter ceux qui sont morts, comme des nôtres. Car enfin c'est une prétention qui fait sourire, que cette prétention des antisémites, que tous les Juifs sont riches. Je ne sais pas où ils le prennent, comment ils font leur compte. Ou plutôt je le sais trop, quand ils sont sincères. Mettons que je le sais bien. L'explication est bien simple. C'est que dans le monde moderne, comme je l'ai indiqué si souvent dans ces cahiers mêmes, nul pouvoir n'existe, n'est, ne compte auprès du pouvoir de l'argent, nulle distinction n'existe, n'est, ne compte auprès de l'abîme qu'il y a entre les riches et les pauvres, et ces deux classes, malgré les apparences, et malgré tout le jargon politique et les grands mots de solidarité, s'ignorent comme à beaucoup près elles ne se sont jamais ignorées. Infiniment autrement, infiniment plus elles s'ignorent et se méconnaissent. Sous les apparences du jargon politique parlementaire il y a un abîme entre elles, un abîme d'ignorance et de méconnaissance, de l'une à l'autre, un abîme de non communication. Le dernier des serfs était de la même chrétienté que le roi. Aujourd'hui il n'y a plus aucune cité. Le monde riche et le monde pauvre vivent ou enfin font semblant comme deux masses, comme deux couches horizontales séparées par un vide, par un abîme d'incommunication. Les antisémites bourgeois ne connaissent donc que les Juifs bourgeois, les antisémites mondains ne connaissent et haïssent que les Juifs mondains, les antisémites qui font des affaires ne connaissent et ne haïssent que les Juifs qui font des affaires. Nous qui sommes pauvres, comme par hasard nous connaissons un très grand nombre de Juifs pauvres, et même misérables. Dans cette région des Juifs pauvres l'affaire Dreyfus, la trahison politique et politicienne, la trahison parlementaire, la banqueroute frauduleuse de l'affaire Dreyfus et du dreyfusisme a causé des ravages effroyables et qui ne seront jamais réparés. Ravages d'argent, de travail, de situations, de carrière, – de santé, – mais aussi ravages de cœur, désabusement qui est venu se joindre à l'éternel désabusement de la race. Ils sont comme nous, ils sont parmi nous, ils sont nos amis, ils ont été éprouvés, ils ont souffert, ils on été maltraités autant que nous, plus que nous. Car ils s'en relèvent plus malaisément encore.
Comme nous ils sont des demi-soldes, ils sont et il seront toute leur vie dans cette situation ingrate de demi-soldes qui n'auraient point fait de grand campagnes historiques.
Ce qu'il faut dire, c'est qu'un État-Major de juifs et de chrétiens a trahi des troupes excellentes de juifs et de chrétiens. Et ce qu'il faut dire aussi, c'est que c'est toujours comme ça.
Voici exactement ce que je veux dire de Bernard-Lazare. Dans le Temps du vendredi 27 mai 1910 je lis ce simple filet, dans les petits caractères de la dernière heure : Dernière heure. – L'expulsion des juifs de Kief. – Saint-Pétersbourg, 26 mai. – Les autorités de Kief ont procédé à l'expulsion de 1.300 familles israélites condamnées par une récente circulaire du ministère de l'intérieur, à quitter la ville. – La misère des expulsés est très grande. (Havas) – Ce qu'il y a de poignant dans cette dépêche, ce n'est point seulement la sécheresse et la brièveté. C'est à quel point de telles dépêches passent aujourd'hui inaperçues. Ce que je veux dire, c'est que sous Bernard-Lazare elles ne passaient point inaperçues.
Le même Temps, – du mercredi 15 juin 1910 : Les travaux de la Douma. – On a déposé sur le bureau de l'Assemblée un projet de loi tendant à abolir la séquestration des Juifs dans des quartiers spéciaux. Ce projet a l'appui de 166 députés de l'opposition et de quelques octobristes.
Dans le Matin du dimanche 12 juin 1910, car il y en a presque tous les jours : Les droits électoraux de la Pologne russe. – Saint-Pétersbourg, 11 juin. – Dépêche particulière du « Matin ». – La Douma a voté aujourd'hui une loi créant des zemstvos électifs dans six provinces du sud-ouest et assurant aux paysans un minimum du tiers des conseillers et aux propriétaires polonais un maximum qui est également fixé à un tiers. Les Polonais sont éligibles comme membres des comités exécutifs et reconnus qualifiés pour servir comme employés des zemstvos. Les juifs, par contre', (c'est moi qui souligne), les Juifs par contre sont entièrement exclus, 'sauf comme employés. Le projet présenté par le gouvernement privait les Polonais de la majeure partie de ces droits ; mais l'opposition, soutenue par les octobristes, a imposé ces amendements.
Dans le Matin du lundi 13 juin 1910 : Six mille israélites sont expulsés de Kieff. – Saint-Pétersbourg, 12 juin. – D'après la Rietch, près de six mille israélites ont été expulsés de Kieff. La plupart sont de pauvres gens. Beaucoup d'entre eux, sans foyer et dans la plus grande misère, errent aux environs de la ville. Un fait à peine croyable est que leur expulsion a eu lieu en vertu de la circulaire de 1906 de M. Stolypine, circulaire qui accordait à tous les israélites alors à Kieff sans droit légal de résidence la permission d'y rester. Tous les israélites pouvant prouver qu'en 1906 ils résidaient légalement à Kief son laissés tranquilles ; mais ceux au contraire qui s'y trouvaient alors illégalement tombent sous le coup d'arrêtés d'expulsion Chaque jour, de nouveaux groupes de victimes sont chassés de la ville. (Times.)
Et dans le même numéro du Matin, pour que ce soit complet, cette extraordinaire nouvelle, cette extraordinaire annonce de Salonique : les bateliers juifs exerçant un boycottage turc des marchandises grecques. C'est assez bien. Le boycottage antigrec à Salonique. – Constantinople, 12 juin. – Les bateliers de Salonique, 'qui pour la plupart sont des israélites', (c'est encore moi qui souligne), ont décrété le boycottage des steamers grecs. Ici, cependant, l'agitation antigrecque semble devenir moins violente et on espère que le gouvernement prendra les mesures nécessaires pour empêcher toute nouvelle propagation du mouvement. (Times.) Singulier peuple, qui a toutes ses querelles, propres, et qui épouse les querelles des autres, qui a toutes ses infortunes propres et épouse les fortunes et les infortunes des autres.
Par un mouvement parallèle, comparable, analogue, assimilable à plusieurs mouvements que nous avons déjà trouvés, dans cette matière même, sur ce point même les antisémites sont beaucoup trop modernes. Ils sont beaucoup plus modernes que nous. Ils sont beaucoup plus modernes qu'ils ne le veulent. Ils sont beaucoup plus modernes qu'ils ne le croient. Ils sont beaucoup plus enfoncés dans le monde moderne qu'ils ne le veulent et qu'ils ne le croient et que nous ne le sommes, ils en sont beaucoup plus teintés. C'est faire beaucoup d'honneur au monde moderne, c'est aussi pour ainsi dire en un certain sens le méconnaître, méconnaître justement son modernisme, sa modernité, ce qu'il est, c'est en méconnaître le virus que de dire : Le monde moderne est une invention, une forgerie, une fabrication, le monde moderne est inventé, a été inventé, monté, de toutes pièces, par les Juifs sur nous et contre nous. C'est un régime qu'ils ont fait de leurs mains, qu'ils nous imposent, où ils nous dominent, où ils nous gouvernent, où ils nous tyrannisent ; où ils sont parfaitement heureux, où nous sommes, où ils nous rendent parfaitement malheureux.
C'est bien mal connaître le monde moderne, que de parler ainsi. C'est lui faire beaucoup d'honneur. C'est le connaître, c'est le voir bien superficiellement. C'est en méconnaître bien gravement, (bien légèrement), le virus, toute la nocivité. C'est bien en méconnaître toute la misère et la détresse. Premièrement le monde moderne est beaucoup moins monté. Il est beaucoup plus une maladie naturelle. Deuxièmement cette maladie naturelle est beaucoup plus grave, beaucoup plus profonde, beaucoup plus universelle.
Nul n'en profite et tout le monde en souffre. Tout le monde en est atteint. Les modernes mêmes en souffrent. Ceux qui s'en vantent, qui s'en glorifient, qui s'en réjouissent, en souffrent. Ceux qui l'aiment le mieux, aiment leur mal. Ceux mêmes que l'on croit qui n'en souffrent pas en souffrent. Ceux qui font les heureux sont aussi malheureux, plus malheureux que les autres, plus malheureux que nous. Dans le monde moderne tout le monde souffre du mal moderne. Ceux qui font ceux que ça leur profite sont aussi malheureux, plus malheureux que nous. Tout le monde est malheureux dans le monde moderne.
Les Juifs sont plus malheureux que les autres. Loin que le monde moderne les favorise particulièrement, leur soit particulièrement avantageux, leur ait fait un siècle de repos, une résidence de quiétude et de privilège, contraire le monde moderne a ajouté sa dispersion propre moderne, sa dispersion intérieure, à leur dispersion séculaire, à leur dispersion ethnique, à leur antique dispersion. Le monde moderne a ajouté son trouble à leur trouble ; dans le monde moderne cumulent ; le monde moderne a ajouté sa misère à leur misère, sa détresse à leur antique détresse ; il a ajouté sa mortelle inquiétude, son inquiétude incurable à la mortelle, à l'inquiétude incurable de la race, à l'inquiétude propre, à l'antique, à l'éternelle inquiétude. Il a ajouté l'inquiétude universelle à l'inquiétude propre.
Ainsi ils cumulent. Ils sont à l'intersection. Ils se recoupent sur eux-mêmes. Ils recoupent l'inquiétude juive, qui est leur, par l'inquiétude moderne, qui est nôtre et leur. Ils subissent, ils reçoivent ensemble, à cette intersection, l'inquiétude verticale et l'inquiétude horizontale ; l'inquiétude descendante verticale et l'inquiétude étale horizontale ; l'inquiétude verticale de la race, l'inquiétude horizontale de l'âge, du temps.
Dans cette âpre, dans cette mortelle concurrence du monde moderne, dans cette compromission, dans cette compétition perpétuelle ils sont plus chargés que nous. Ils cumulent. Ils sont doublement chargés. Ils cumulent deux charges. La charge juive et la charge moderne. La charge de l'inquiétude juive et la charge de l'inquiétude moderne. Le mutuel appui qu'ils se prêtent, (et que l'on a beaucoup exagéré, car il y a aussi, naturellement, des inquiétudes intérieures, des haines, des rivalités, des compétitions, des ressentiments intérieurs ; et pour prendre tout de suite un exemple éclatant, l'exemple culminant la personne et la si grande philosophie de M. Bergson, qui demeurera dans l'histoire, qui sera comptée parmi les cinq ou six grandes philosophies, de tout le monde, ne sont point détestées, haïes, combattues par personne, dans le parti intellectuel, autant que par certains, par quelques professeurs juifs notamment de philosophie), le mutuel appui qu'ils se prêtent est amplement compensé, plus que compensé par cette effrayante, par cette croissante poussée de l'antisémitisme qu'ils reçoivent tous ensemble. Qu'ils ont constamment à repousser, à réfuter, à rétorquer tous ensemble. Combien n'ai-je point connu de carrières de Juifs, de pauvres gens, fonctionnaires, professeurs, qui ont brisées, qui sont encore brisées, pour toujours, par le double mécanisme suivant : pendant toute la poussée de l'antisémitisme victorieux et gouvernemental on a brisé leur carrière parce qu'ils étaient juifs ; (et les chrétiens parce qu'ils étaient dreyfusistes). Et aussi après pendant toute la poussée du dreyfusisme victorieux mais gouvernemental on a brisé leurs carrière parce qu'on était combiste et qu'avec nous ils étaient demeurés dreyfusistes purs. C'est ainsi, par ce doux mécanisme, qu'ils partagent avec nous, fraternellement, une misère double, une double infortune inexpiable. Dans cette course du monde moderne ils sont comme nous, plus que nous ils sont lourdement, doublement chargés.
Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : Les antisémites ne connaissent point les Juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, mais ils ne les connaissent point. Les antisémites riches connaissent peut-être les Juifs riches. Les antisémites capitalistes connaissent peut-être les capitalistes. Les antisémites d'affaires connaissent peut-être les Juifs d'affaires. Pour la même raison, je ne connais guère que des Juifs pauvres et des Juifs misérables. Il y en a. Il y en a tant que l'on n'en sait pas le nombre. J'en vois partout. Il ne sera pas dit qu'un chrétien n'aura pas porté témoignage pour eux. Il ne sera pas dit que je n'aurai pas témoigné pour eux. Comme il ne sera pas dit qu'un chrétien ne témoignera pas pour Bernard-Lazare.
Depuis vingt ans je les ai éprouvés, nous nous sommes éprouvés mutuellement. Je les ai trouvés toujours solides au poste, autant que personne, affectueux, solides, d'une tendresse propre, autant que personne, d'un attachement, d'un dévouement, d'une piété inébranlable, d'une fidélité, à toute épreuve, d'une amitié réellement mystique, d'un attachement, d'une fidélité inébranlable à la mystique de l'amitié.
L'argent est tout, domine tout dans le monde moderne à un tel point, si entièrement, si totalement que la séparation sociale horizontale des riches et des pauvres est devenue infiniment plus grave, plus coupante, plus absolue si je puis dire que la séparation, verticale de race des juifs et des chrétiens. La dureté du monde moderne sur les pauvres, contre les pauvres, est devenue si totale, si effrayante, si impie ensemble sur les uns et sur les autres, contre les uns et contre les autres.
Dans le monde moderne les connaissances ne se font, ne se propagent que horizontalement, parmi les riches entre eux, ou parmi les pauvres entre eux. Par couches horizontales.
Pauvre je porterai témoignage pour les Juifs pauvres. Dans la commune pauvreté, dans la misère, commune pendant vingt ans je les ai trouvés d'une sûreté, d'une fidélité, d'un dévouement, d'une solidité, d'un attachement, d'une mystique, d'une piété dans l'amitié inébranlable. Ils y ont d'autant plus de mérite, ils y ont d'autant plus de vertu qu'en même temps, en plus de nous, ils ont sans cesse à lutter contre les accusations, contre les inculpations, contre les calomnies de l'antisémitisme, qui sont précisément toutes les accusations du contraire.
Que voyons-nous ? Car enfin il ne faut parler que de ce que nous voyons, il ne faut dire que ce que nous voyons ; que voyons-nous ? Dans cette galère du monde moderne je les vois qui rament à leur banc autant et plus que d'autres, autant et plus que nous. Autant et plus que nous subissant le sort commun. Dans cet enfer temporel du monde moderne je les vois comme nous, autant et plus que nous, trimant comme nous, éprouvés comme nous. Epuisés comme nous. Surmenés comme nous. Dans les maladies, dans les fatigues, dans la neurasthénie, dans tous les surmenages, dans cet enfer temporel j'en connais des centaines, j'en vois des milliers qui aussi difficilement plus difficilement, plus misérablement que nous gagnent péniblement leur misérable vie. Dans cet enfer commun.
Des riches il y aurait beaucoup à dire. Je les connais beaucoup moins. Ce que je puis dire, c'est que depuis vingt ans j'ai passé par beaucoup de mains. Le seul de mes créanciers qui se soit conduit avec moi non pas seulement comme un usurier, mais ce qui est un peu plus, comme un créancier, comme un usurier de Balzac, le seul de mes créanciers qui m'ait traité avec une dureté balzacienne, avec la dureté, la cruauté d'un usurier de Balzac n'était point un Juif. C'était un Français, j'ai honte à le dire, on a honte à le dire, c'était hélas un « chrétien », trente fois millionnaire. Que n'aurait-on pas dit s'il avait été Juif.
Jusqu'à quel point leurs riches les aident-ils ? Je soupçonne qu'ils les aident un peu plus que les nôtres ne nous aident. Mais enfin il ne faudrait peut-être pas le leur reprocher. C'est ce que je disais à un jeune antisémite, joyeux mais qui m'écoute ; sous une forme que je me permets de trouver saisissante. Je lui disais : Mais enfin, pensez-y, 'c'est pas facile d'être Juif'. Vous leur faites toujours des reproches contradictoires. Quand leurs riches ne les soutiennent pas, quand leurs riches sont durs vous dites : C'est pas étonnant, ils sont Juifs. Quand leurs riches les soutiennent, vous dites : C'est pas étonnant, ils sont Juifs. Ils se soutiennent entre eux. – Mais, mon ami, les riches chrétiens n'ont qu'à en faire autant. Nous n'empêchons pas les chrétiens riches de nous soutenir entre nous.
C'est pas facile d'être Juif. Avec vous. Et même sans vous. Quand ils demeurent insensibles aux appels de leurs frères, aux cris des persécutés, aux plaintes, aux lamentations de leurs frères meurtris dans tout le monde vous dites : C'est des mauvais Juifs. Et s'ils ouvrent seulement l'oreille aux lamentations qui montent du Danube et du Dniepr vous dites : Ils nous trahissent. C'est des mauvais Français.
Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : Leur finance est juive, elle n'est pas française. – Et la finance française, mon ami, est-ce qu'elle est française. Est-ce qu'il y a une finance qui est française.
Vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Au fond, ce que vous voudriez, c'est qu'il n'existent pas. Mais cela, c'est une autre question.
Que n'aurait-on pas dit s'il avait été Juif. Ils sont victimes d'une illusion d'optique très fréquente, très connue dans les autres ordres, dans l'ordre de l'optique même. De l'optique propre. Comme on pense toujours à eux, à présent, comme on ne pense qu'à eux, comme l'attention est toujours portée sur eux depuis que la question de l'antisémitisme est soulevée (et sur cette question même de l'antisémitisme il faudrait (en) faire toute une histoire, il faudrait en faire l'histoire, voir comment il vient pour un tiers, d'eux, pour un tiers des antisémites, professionnels, et pour les deux autres tiers, comme disait un professeur pour les deux autres tiers de mécanismes), depuis que la question de l'antisémitisme est ainsi posée, comme on ne pense qu'à eux, comme toute l'attention est toujours sur eux, comme ils sont toujours dans le faisceau de lumière, comme ils sont toujours dans le blanc du regard ils sont très exactement victimes de cette illusion d'optique bien connue qui nous fait voir un carré blanc sur noir beaucoup plus grand que le même carré noir sur blanc, qui paraît tout petit. Tout carré blanc sur noir paraît beaucoup plus grand que le même carré noir sur blanc. Tout ainsi tout acte, toute opération, tout carré juif sur chrétien nous paraît, nous le voyons beaucoup plus grand que le même carré chrétien sur juif. C'est une pure illusion d'optique historique, d'optique pour ainsi dire géographique et topographique, d'optique politique et sociale qu'il y aura lieu quelque jour d'examiner dans un plus grand détail. Pour mesurer toute la valeur, toute la grandeur, toute l'amplitude, tout l'angle de cette illusion, pour corriger cet angle d'erreur, pour faire la correction, les corrections nécessaires, pour nous redonner, pour retrouver la ligne, la direction, pour nous redonner, pour retrouver la justice et la justesse, il est un exercice salubre, excellent pour la justice, pour la justesse, pour la bonne santé intellectuelle et morale, excellent pour l'hygiène intellectuelle et mentale, un exercice salutaire, une sorte de gymnastique suédoise de l'esprit, un Müller mental. Il consiste à faire la meilleure des preuves, qui est la preuve par le contraire. Est-ce Pesloüan, est-ce moi qui l'avons inventé. Les questions d'origine se perdent toujours dans la nuit des temps. C'est plutôt nous deux. Ce que je sais c'est que nous le pratiquons souvent ensemble, dans nos pourparlers d'expérience. Les résultats sont toujours merveilleux. Il consiste à faire le contraire. C'est un exercice d'assouplissement, de rectification merveilleux. Il consiste à retenir certains faits, nombreux, à mesure qu'ils passent, et à dire, à se demander, de l'auteur, ce que nous venons par exemple de nous demander une fois : Qu'est-ce qu'on dirait s'il était juif. Non seulement cet exercice rend toujours, mais on est surpris de voir comme il rend, comme il rectifie. Combien il rend. On voit vite alors, on compte aisément que les plus grands scandales et les plus nombreux ne sont point des scandales juifs. Et il s'en faut. Sans nous livrer délibérément ici à cet exercice, n'est-il pas frappant déjà, au premier abord, que nos grandes hontes, nos hontes nationales, Jaurès, Hervé, Thalamas, ne sont point juives, ne sont point des Juifs. Il est même très remarquable au contraire, une fois que l'on compte ainsi, combien peu de nos hontes sont juives, il est remarquable que parmi les protagonistes de nos hontes nationales il n'y a aucun Juif. Qu'est-ce que l‘on dirait si Jaurès était juif. Qu'est-ce que l'on dirait, surtout, si Hervé était juif. C'est-à-dire, précisément, si un Juif avait été lâche le vingtième de ce que Jaurès l'a été, si un Juif avait dit contre la patrie, française, avait prononcé, contre notre patrie, le vingtième des monstruosités que notre compatriote Hervé a si superbement sorties, qu'est-ce qu'on aurait dit. Et pareillement qu'est-ce que l'on dirait si Thalamas était juif.
Pour prendre un exemple d'épisode, tout petit, mais d'autant mieux dessiné peut-être, d'autant mieux caractérisé, d'autant mieux (dé)limité, d'autant plus aisé, plus facile à saisir, qu'estce qu'on aurait dit dans un débat récent, dans un monde très spécial, c'eût été M. Bataille qui eût été juif et madame Bernhardt qui ne l'eût pas été.
Dans l'affaire Dreyfus même, sans y revenir, ou plutôt sans y entrer, dans l'État-Major même du dreyfusisme et de l'affaire Dreyfus il est fort notable que ce sont les Juifs, les grands Juifs qui ont encore le moins faibli. L'exemple de M. Joseph Reinach est caractéristique. On peut dire que dans l'affaire Dreyfus, dans l'État-Major de l'affaire Dreyfus et du parti dreyfusiste il représentait en un certain sens, et même pour ainsi dire officiellement, ce que l'on a nommé le parti juif. Dans le parti politique dreyfusiste il représentait pour ainsi dire le parti politique juif. Seul en outre il était d'un volume politique et social, d'un ordre de grandeur au moins égal à celui d'un Jaurès. Or que voyons-nous. Il faut toujours dire ce que l'on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. Nous voyons que de tout notre État-Major il est le seul qui n'ait point faibli devant les démagogies dreyfusistes, devant les démagogies politiques issues de notre
mystique dreyfusiste. Il est le seul notamment qui n'ait pas faibli, qui n'ait pas plié devant la démagogie combiste, devant la démagogie de la tyrannie combiste. Il est le seul nommément, et ceci est d'autant plus remarquable qu'il est par toute sa carrière un homme politique, il est le seul qui un des premiers se soit résolument opposé à la délation aux Droits de l'Homme, comme on le voit dans le dossier que nous avons constitué en ce temps. Si l'on voulait bien prendre la peine de lire les six ou sept gros volumes de son Histoire de l'affaire Dreyfus et si on ne laissait pas au seul M. Sorel tout le soin de les lire, on verrait aussitôt que nul (historien) ne fut aussi sévère que lui pour toutes les démagogies dreyfusistes, issues du dreyfusisme, pour toutes les déviations politiques, pour toutes les dégradations du dreyfusisme. On en est même surpris. Il y a là comme une sorte de stoïcisme politique assez curieux. Et même quelquefois comme une espèce de gageure. On est surpris, et c'est bien le plus grand éloge que je connaisse d'un homme, on est surpris que cet homme politique, riche et puissant, ait eu plusieurs fois les vertus politiques d'un pauvre. De quel non-Juif pourrait-on en dire autant.
De Dreyfus même, pour aller au cœur du débat, à l'objet, à la personne même, de Dreyfus il est évident que je n'ai rien voulu dire, que je n'ai rien dit ni rien pu dire qui atteignît l'homme privé. Je me rends bien compte de tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie de cet homme. Mais ce qu'il y a de plus tragique, de plus fatal c'est précisément qu'il n'a pas le droit d'être un homme privé. C'est que nous avons incessamment le droit de lui demander des comptes, le droit, et le devoir de lui demander les comptes les plus sévères. Les plus rigoureux. Autrement je saurais bien tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie privée de cet homme. Ce que je sais de plus touchant de lui est certainement cet attachement profond, presque paternel, qu'il a inspiré à notre vieux maître M. Gabriel Monod. M. Monod me le disait encore aux cahiers il n'y a que quelques semaines. À peine. Dreyfus venait encore d'avoir un deuil, très proche, très douloureux, très fatal, dans sa famille. M. Monod nous le rapportait, nous le contait avec des larmes dans la voix. Il nous disait en même temps, ou plutôt il ne nous le disait pas, mais il nous disait beaucoup plus éloquemment que s'il nous l'eût dit, combien il l'aimait, nous assistions un peu surpris, un peu imprévus, un peu dépassés, parce qu'on ne le croit pas, on ne s'y attend pas, à cette affection profonde, à cette affection sentimentale, à cette affection privée, à cette affection quasi paternelle, paternelle même qu'il a pour Dreyfus. Nous en étions presque un peu gênés, comme d'une découverte toujours nouvelle, et comme si on nous ouvrait des horizons nouveaux, comme si on nous avait fait entrer dans une famille sans bien nous demander notre avis, un peu inconsidérément, un peu indiscrètement, tant nous avons pris l'habitude de ne vouloir connaître en Dreyfus que l'homme public, de ne vouloir le traiter qu'en homme public, durement comme un homme public. Laissant de côté, non seulement devant une réalité, mais devant une aussi saisissante, aussi tragique, aussi poignante réalité laissant de côté tout l'appareil des méthodes prétendues scientifiques, censément historiques, laissant de côté tout l'appareil des métaphysiques métahistoriques notre vieux maître assis, disait, avec des larmes intérieures : On dirait qu'il y a une fatalité. On dirait que c'est un homme qui est marqué d'une fatalité. Il ne sort point constamment du malheur. Je viens de le quitter encore. (Et il nous contait cette dernière entrevue, ce dernier deuil, cette sorte d'embrassement, ce deuil familial, privé). Je l'ai vu, nous disait-il, ce héros, ce grand stoïcien, cette sorte d'âme antique. (C'est ainsi qu'il parle de Dreyfus, une âme inflexible, un héros, douloureux, mais antique). Je viens de le voir. Cet homme héroïque, cette âme stoïque, ce stoïcien que j'ai vu impassible et ne jamais pleurer dans les plus grandes épreuves. Je viens de le voir. Il était courbé, il pleurait sur cette mort. Il me disait : « Je crois qu‘il y a une fatalité sur moi. Toutes les fois que nous nous attachons à quelqu'un, que nous voyons un peu de bonheur, que nous pourrions un peu commencer d'être heureux, ils meurent. » Nous étions saisis, dans cette petite boutique, de cette révélation soudaine. Quand nous pourrions un peu commencer d'être heureux, n'était-ce point le mot même, le cri d'Israël, plus qu'un symbole, la destination même d'Israël. Et en outre nous voyions passer, venant d'un historien, passant par-dessus un historien, par-dessus les épaules d'un historien, rompant toutes les méthodes, rompant toutes les métaphysiques positivistes, rompant toutes les disciplines modernes, rompant toutes les histoires et toutes les sociologies nous voyions passer les au-delà de l'histoire. L'arrière-pensée, l'arrière-intention, la mystérieuse arrière-inquiétude, arrièrepensée de tant de peuples, des peuples antiques nous était ramenée, la même, intacte, intégrale, toute neuve, nous était reconduite entière par le plus vieux maître vivant de nos historiens modernes, par le plus respecté, par le plus considéré. Et c'était toujours l'histoire, plus que l'histoire, la destination du peuple d'Israël. L'émotion des autres était décuplée pour moi par cette sorte d'affection presque filiale, par cette sorte de piété secrète que depuis mes années de normalien j'ai toujours gardée pour notre vieux maître. Affection, piété un peu rude, on l'a vu. Mais d'autant plus secrètement profonde. D'autant plus filiale, d'autant plus comme personnelle, d'autant plus jalousement gardée. Je me sentais dans son affection un peu frère en pensée de Dreyfus, frère en affection, et cela me gênait beaucoup. Nous étions là. Nous étions des hommes. Le même souffle nous courbait, qui courba les peuples antiques. Le même problème nous soulevait, qui souleva les peuples antiques. Ce problème, cet anxieux problème de la fatalité, qui se pose pour tout peuple, pour tout homme non livresque. Et associant dans sa pensée dans sa parole, sans même s'en apercevoir, tant c'était naturel, tant on voyait que c'était l'habitude, son habitude, associant l'homme et l'œuvre, le héros et l'histoire, l'objet et l'entreprise, partant déjà il nous disait s'en allant : Quelle affaire. Quel désastre. Quand on pense à tout ce qui pouvait sortir de bien de cette affaire-là pour la France. Et en effet on ne savait plus si c'était Dreyfus ou l'affaire Dreyfus qui était malheureuse, qui était fatale, qui était mal douée pour le bonheur, incapable de bonheur, marquée de la fatalité. Car c'étaient bien tous les deux ensemble, inséparablement, inséparément, indivisément, indivisiblement, l'un portant l'autre, l'une dans l'autre. Et déjà il partait, (il était venu acheter une Antoinette, dans l'édition des cahiers), et nous nous serrions la main, repartant vers nos travaux différents, vers nos soucis différents, vers nos préoccupations différentes. Et nous nous serrions bien la main comme à un enterrement. Nous étions les parents du défunt. Et même les parents pauvres.
La plus grande fatalité, c'est précisément que cet homme ait été cette affaire, qu'il ait été jeté irrévocablement dans l'action publique, et même la plus publique Il avait peut-être toutes les vertus privées. Il aurait fait sans doute un si bon homme d'affaires. Qu'est-ce qu'il est allé faire capitaine. Qu'est-ce qu'il est allé faire dans les bureaux de l'État-Major. Là est la fatalité. Qu'est-ce qu'il est allé faire dans une réputation, dans une célébrité, dans une gloire mondiale. Victime malgré lui, héros malgré lui, martyr malgré lui. Glorieux malgré lui il a trahi sa gloire. Là est la fatalité. Invitus invitam adeptus gloriam. Parce qu'il était devenu capitaine, parce qu'il était entré dans les capitaines, parce qu'il était entré dans les bureaux de l'État-Major cet homme fut contraint de revêtir une charge, une gloire inattendue, une charge, une gloire inexpiable. Mystérieuse destination du peuple d'Israël. Tant d'autres, qui voudraient la gloire, sont forcés de se tenir tranquilles. Et lui, qui voudrait bien se tenir tranquille, il est forcé à la vocation, il est forcé à la charge, il est forcé à la gloire. Là est sa fatalité même. Voilà un homme qui était capitaine. Il pensait monter colonel ou peut-être général. Il est monté Dreyfus. Comment voulez-vous qu'il s'y reconnaisse. Il fallait pourtant qu'il s'y reconnût, il devait pourtant s'y reconnaître. On l'a improvisé pilote, gouverneur, gubernator d'un énorme bateau qu'il n'a pas su conduire, qu'il n'a pas su gouverner. Et pourtant il en est responsable. Là est la fatalité. Là est la mystérieuse destination d'Israël. Brusquement revêtu, revêtu malgré lui d'une énorme magistrature, d'une magistrature capitale, de la magistrature de victime, de la magistrature de héros, de la magistrature de martyr il s'en est lamentablement tiré. Et ce qu'il y a de fatal, ce qu'il y a de douloureux, ce qu'il y a de tragique, c'est que nous ne pouvons pas ne pas lui en demander compte. Celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C'est la loi, c'est la règle, c'est le niveau des vies héroïques, c'est le niveau des vies de sainteté. Investi victime malgré lui, investi héros malgré lui, investi victime malgré lui, investi martyr malgré lui il fut indigne de cette triple investiture. Historiquement, réellement indigne. Insuffisant ; au-dessous ; incapable. Impéritie et incurie. Incapacité profonde. Indigne de ce triple sacre, de cette triple magistrature. Et ce qu'il y a de pire, ce qu'il y a de fatal, ce qu'il y a de plus tragique, c'est qu'à moins d'entrer dans son crime et sous peine de participer de son indignité, de cette indignité même nous ne pouvons pas ne pas lui en demander compte. Quiconque a eu le monde en main, est responsable du monde. Nous ne pouvons pas entrer dans son jeu. Nous n'avons pas le droit d'entrer dans ses raisons, fussent-elles légitimes ; privément légitimes. Et c'est surtout si elles sont légitimes qu'il faut nous en défier. Car elles nous tenteraient. Nous devons tout oublier, le bien que nous savons de lui, l'affection que nous aurions pour lui, que nous serions tentés d'avoir pour lui, la touchante, la paternelle affection de ce vieil homme pour lui ; de ce vieil homme que lui-même nous respectons tant, que nous aimons tant. Nous devons tout oublier et nous ne pouvons que lui demander compte. Compte de cette immense bataille qu'ils a perdue. Il s'est trouvé engagé sans le vouloir général en chef, plus que cela, drapeau d'une immense armée dans une immense bataille contre une immense armée. Et il a perdu cette immense bataille. Et nous ne pouvons lui parler que de cela. Nous n'avons le droit que de lui parler de cela. Nous n'avons le droit d'engager, d'accepter de lui, avec lui nulle autre conversation, aucun autre entretien. Nul autre propos. Nous devons taire, nous devons faire taire tous nos autres sentiments. Il a été constitué un homme public. Il a été constitué un homme de gloire, d'un retentissement universel. Nous ne pouvons que lui demander compte de son action publique, de ses sentiments publics, de ce désastre public.
Celui qui perd une bataille, en est responsable. Et il a perdu cette immense bataille. Nous ne pouvons que lui demander compte de tout ce qui était engagé dans cette bataille, dans cette action publique. Nous ne pouvons que lui demander compte des mœurs publiques, de la France d'Israël même, de l'humanité dont il fut un moment. Singulière destinée. Il fut investi, institué malgré lui homme public. Tant d'autres ont voulu devenir hommes publics, et y ont mis le prix, et en ont été implacablement refoulés par l'événement. Il fut investi, institué malgré lui homme de gloire. Tant d'autres ont voulu la gloire, et y ont mis le prix, et en ont été implacablement refoulés par l'événement. Et lui il a eu tout cela. Il a eu tout malgré lui. Il a eu tout ce qu'il ne voulait pas. Mais il faut que celui qui est investi marche. Tant d'hommes, des milliers et des milliers d'hommes, soldats, poètes, écrivains, artistes hommes d'action, (victimes), héros, martyrs, tant d'hommes, des milliers et des milliers d'hommes ont voulu entrer dans l'action publique, devenir, se faire des hommes publics ; et ils y ont mis le prix. Tant d'hommes ont brigué la gloire, temporelle, des milliers et des milliers d'hommes, et d'être immortel temporellement immortels dans la mémoire des hommes. Et ils y ont mis le prix. Ils y ont mis le génie, l'héroïsme, des efforts sans nombre, des effort effrayants ; des souffrances effrayantes ; des vies entières, et quelles vies, de véritables martyres. Et rien, jamais rien. Et lui, sans rien faire, malgré lui en quelques semaines il est devenu l'homme dont l'humanité entière a le plus retenti, son nom est devenu le nom, il est devenu l'homme dont tout le monde a le plus répété, a le plus célébré le nom depuis la mort de notre maître Napoléon. Ce que cent batailles avaient donné à l'autre, il l'a eu malgré lui. Et il n'en était pas plus fier. C'est bien pour cela que nous ne pouvons écrire et parler de lui que comme nous l'avons fait dans les deux premiers tiers de ce cahier.
Cette situation tragique me rappelle un mot de Bernard-Lazare. Il faut toujours en revenir, on en revient toujours à un mot de Bernard-Lazare. Ce mot-ci sera le mot décisif de l'affaire. Puisqu'il vient, puisqu'il porte de son plus grand prophète sur la victime même. Il est donc culminant par son point d'origine et par son point d'arrivée. Bernard-Lazare, né à Nîmes le 14 juin 1865 ; mort à Paris le premier septembre 1903. Il avait donc trente-huit ans. Parce qu'un homme porte lorgnon, parce qu'il porte un binocle transverse barrant un pli du nez devant les deux gros yeux, le moderne le croit moderne, le moderne ne sait pas voir, ne voit pas, ne sait pas reconnaître l'antiquité du regard prophète. C'était le temps où quand il rencontrait Maurice Montégut il disait. L'autre avait mal à l'estomac, comme tout le monde, comme tout pauvre mercenaire intellectuel. Et lui aussi il croyait avoir mal à l'estomac comme tout le monde. Il disait à Montégut : Hein, Montégut, en riant, car il était profondément gai, intérieurement gai : Eh bien, Montégut, hein ça va bien avant le déjeuner, quand on n'a rien dans l'estomac. On est léger. On travaille. Mais après. Il ne faudrait jamais manger. Dreyfus venait de revenir. Dreyfus était rentré et presque instantanément, aux premières démarches, aux premiers pourparlers, au premier contact tout le monde avait eu brusquement l'impression qu'il y avait une paille, que ce n'était pas cela, qu'il était comme il était, et non point comme nous l'avions rêvé. Quelques-uns déjà se plaignaient. Quelques-uns, sourdement, bientôt publiquement l'accusaient. Sourdement, publiquement Bernard-Lazare le défendait. Aprement, obstinément. Tenacement. Avec cet admirable aveuglement volontaire de ceux qui aiment vraiment, avec cet acharnement obstiné invincible avec lequel l'amour défend un être qui a tort, évidemment tort, publiquement tort. – Je ne sais pas ce qu'ils veulent, disait-il, riant mais ne riant pas, riant dessus mais dedans ne riant pas, je ne sais pas ce qu'ils demandent. Je ne sais pas ce qu'ils lui veulent. Parce qu'il a été condamné injustement, on lui demande tout, il faudrait qu'il ait toutes les vertus. Il est innocent, c'est déjà beaucoup.
Non seulement nous fûmes des héros, mais l'affaire Dreyfus au fond ne peut s'expliquer que par ce besoin d'héroïsme qui saisit périodiquement ce peuple, cette race, par un besoin d'héroïsme qui alors nous saisi nous toute une génération. Il en est de ces grands mouvements, de ces grandes épreuves de tout un peuple comme de ces autres grandes épreuves les guerres. Ou plutôt il n'y a pour les peuples qu'une sorte de grandes épreuves temporelles, qui sont les guerres, et ces grandes é preuves-ci sont elles-mêmes des guerres. Dans toutes ces grandes épreuves, dans toutes ces grandes histoires c'est beaucoup plutôt la force intérieure, la violence d'éruption qui fait la matière, historique, que ce n'est la matière qui fait et qui impose l'épreuve. Quand une grande guerre éclate, une grande révolution, cette sorte de guerre, c'est qu'un grand peuple, une grande race a besoin de sortir ; qu'elle en a assez ; notamment qu'elle en a assez de la paix. C'est toujours qu'une grande masse éprouve un violent besoin, un grand, un profond besoin, un besoin mystérieux d'un grand mouvement. Si le peuple, si la race, si la masse française eût eu envie d'une grande guerre il y a quarante ans, cette misérable, cette malheureuse guerre elle même de 1870, si mal commencée, si mal engagée qu'elle fût, fût devenue une grande guerre, comme les autres, et en mars 1871 elle n'eut fait que commencer. Une grande histoire, je dis une grande histoire militaire comme ces guerres de la Révolution et de l'Empire ne s'explique aucunement que par ceci : un saisissement de besoin, un très profond besoin de gloire, de guerre, d'histoire qui à un moment donné saisit tout un peuple, toute une race, et lui fait faire une explosion, une éruption. Un mystérieux besoin d'une inscription. Historique. Un mystérieux besoin d'une sorte de fécondité historique. Un mystérieux besoin d'inscrire une grande histoire dans l'histoire éternelle Toute autre explication est vaine, raisonnable, rationnelle, inféconde, irréelle. De même notre affaire Dreyfus ne peut s'expliquer que par un besoin, le même, par un besoin d'héroïsme qui saisit toute une génération, la nôtre, par un besoin de guerre, de guerre militaire, et de gloire militaire, par un besoin de sacrifice et jusque de martyre, peut-être, (sans doute), par un besoin de sainteté. Ce que nos adversaires n'ont pu voir que en face, de l'autre côté, de face, ce qu'ils n'ont pu recevoir que en creux, ce que nos chefs mêmes ont toujours ignoré, c'est à quel point nous marchâmes comme une armée, militaire. Comment tant d'espérance, tant d'entreprise a été brisée sans obtenir, sans : effectuer une inscription historique, c'est précisément ce que j'ai essayé non pas seulement d'expliquer, mais de représenter à nos amis et à nos abonnés dans un cahier de l'année dernière sensiblement à la même date. Que si nous avons été, une fois de plus, une armée de lions conduite par des ânes, c'est alors que nous sommes demeurés, très exactement, dans la plus pure tradition française.
Nous avons été grands. Nous avons été très grands. Aujourd'hui ceux dont je parle, nous sommes des gens qui gagnons pauvrement, misérablement, miséreusement notre vie. Mais ce que je ne vois pas, ce soit que les Juifs pauvres, ici encore, se séparent de nous, qu'ils gagnent leur vie en un tour de main, qu'ils n'aient, point de mal, qu'ils aient moins de mal que nous à gagner leur vie. Peut-être au contraire, car s'ils se soutiennent un peu entre eux, moins qu'on ne le croit moins qu'on ne le dit, et quelquefois ils se combattent et se trahissent, en revanche ils se heurtent à un antisémitisme aujourd'hui revenu, aujourd'hui croissant. Ce que je vois, c'est que juifs et chrétiens ensemble, juifs pauvres et chrétiens pauvres, nous gagnons notre vie comme nous pouvons, généralement mal, dans cette chienne de vie, dans cette chienne, dans cette gueuse de société moderne.
Mais dans cette misère même, et à cause de cette misère même, nous voulons avoir été grands, nous voulons avoir été très grands. Justement parce que nous n'aurons jamais une inscription historique. Si nous avions comme tant d'autres une inscription historique, si nous avions comme quelques-uns une grande inscription historique, si seulement nous avions une inscription historique assez mesurée à notre effort, à notre intention, à ce que nous fûmes en réalité, alors nous saurions la payer le prix, alors nous aurions mauvaise grâce à insister sur la considération qui nous est due. Nous sommes si attachés, nous mettons un tel prix à l'enregistrement historique dans la mémoire temporelle de l'humanité que la considération de l'histoire nous dispenserait de toute autre considération. Et nous y gagnerions encore. Nous croirions encore y gagner. Mais justement parce que nous sommes pauvres, pauvres de biens et pauvres d'histoire, justement parce que nous avons sur nous le mépris et la méconnaissance des riches, et de cette grande riche d'histoire, il faut qu'il soit bien entendu pour nous et entre nous que nous savons que nous fûmes très grands.
Nous pouvons ne pas le dire aux autres, nous savons que les autres, s'ils veulent, n'ont pas à s'occuper de nous, nous pouvons ne pas le dire à l'histoire, nous savons que l'histoire, si elle veut, n'a pas à s'occuper de nous. Mais si nous ne le disons pas entre nous, et dans le secret de nos propos, c'est parce qu'il est bien entendu que nous le savons. Et surtout nous n'avons pas à dire le contraire et aux autres et à l'histoire. Nous voulons bien avoir été bernés, mais nous voulons avoir été grands.
Voilà, cher Halévy, à quel point nous en sommes ; voilà, mon cher Halévy, ce que je nomme un examen de conscience. Voilà ce que je nomme exprimer des regrets, faire des (mes) excuses. Voilà ce que je nomme une amende honorable, faire amende honorable. M'infliger un désaveu. C'est ce que je nomme être timoré. C'est ma manière d'être timoré. C'est comme ça que je porte la chemise longue, et la corde au cou, la corde de chanvre. C'est comme ça que je tiens mon cierge. On parle toujours comme si dans une société d'ordre nous étions venus introduire un désordre. Arbitrairement. Gratuitement. Mais il faut tout de même voir qu'il y a des ordres apparents qui recouvrent, qui sont les pires désordres. Nous retrouvons ici ce que nous avons dit de l'égoïsme des riches dans le monde moderne, de la classe riche, de l'égoïsme bourgeois. Cet égoïsme porte sur leur entendement même. Sur leur vue. Même
sur leur vue politique du monde politique. Il y avait un ordre sous Méline. C'était un ordre pourri, un ordre mou, un ordre apparent, un ordre purement bourgeois. Notre collaborateur Halévy l'a très bien marqué, c'était un ordre comme sous Louis-Philippe, comme sous Guizot, comme dans les huit, dix, douze dernières années de Louis-Philippe. Un ordre de surface, (comme aujourd'hui d'ailleurs), un ordre gangrené, mortifère, mort, une chair morte, (comme aujourd'hui). De toute façon une crise venait, comme elle vient aujourd'hui. Un ordre mortel pour la fécondité, pour les intérêt profonds, pour les intérêts durables de la race et du peuple, de la patrie.
En réalité la véritable situation des gens que nous avions devant nous était pendant longtemps non pas de dire et de croire Dreyfus coupable, mais de croire et dire qu'innocent ou coupable on ne troublait pas, on ne bouleversait pas, on ne compromettait pas, on ne risquait pas pour un homme, pour un seul homme, la vie et le salut d'un peuple, l'énorme salut de tout un peuple. On sous-entendait : le salut temporel. Et précisément notre mystique chrétienne culminait si parfaitement, si exactement avec notre mystique française, avec notre mystique patriotique dans notre mystique dreyfusiste que ce qu'il faut bien voir, et ce que je dirai, ce que je mettrai dans mes confessions, c'est que nous ne nous placions pas moins qu'au point de vue 'du salut éternel de la
France'. Que disions-nous en effet ? Tout était contre nous, la sagesse et la loi, j'entends la sagesse humaine, la loi humaine. Ce que nous faisions était de l'ordre de la folie ou de l'ordre de la sainteté, qui ont tant de ressemblances, tant de secrets accords, pour la sagesse humaine, pour un regard humain. Nous allions, nous étions contre la sagesse, contre la loi. Contre la sagesse humaine, contre la loi humaine. Voici ce que je veux dire. Qu'est-ce que nous disions en effet. Les autres disaient : Un peuple, tout un peuple est un énorme assemblage des intérêts, des droits les plus légitimes. Les plus sacrés. Des milliers, des millions de vies en dépendent, dans le présent, dans le passé, (dans le futur), des milliers, des millions, des centaines de millions de vies, le constituent, dans le présent, dans le passé, (dans le futur), (des millions de mémoires), et par le jeu de l'histoire, par le dépôt de l'histoire la garde d'intérêts incalculables. De droits légitimes, sacrés, incalculables. Tout un peuple d'hommes, tout un peuple de familles ; tout un peuple de droits, tout un peuple d'intérêts, légitimes ; tout un peuple de vies ; toute une race ; tout un peuple de mémoires ; toute l'histoire, toute la montée, toute la poussée, tout le passé, tout le futur, toute la promesse d'un peuple et d'une race ; tout ce qui est inestimable, incalculable, d'un prix infini, parce que ça ne se fait qu'une fois, parce que ça ne s'obtient qu'une fois, parce que ça ne se recommencera jamais ; parce que c'est une réussite, unique ; un peuple, et notamment nommément ce peuple-ci, qui est d'un prix unique ; ce vieux peuple ; un peuple n'a pas le droit, et le premier devoir, le devoir étroit d'un peuple est de ne pas exposer tout cela, de ne pas s'exposer pour un homme, quel qu'il soit, quelque légitimes que soient ses intérêts ou ses droits. Quelque sacrés même. Un peuple n'a jamais le droit. On ne perd point une cité, un cité ne se perd point pour un (seul) citoyen. C'était le langage même et du véritable civisme et de sagesse, c'était la sagesse même, la sagesse antique. C'était le langage de la raison. À ce point de vue il était évident que Dreyfus devait se dévouer pour la France ; non pas seulement pour le repos de la France mais pour le salut même de la France, qu'il exposait. Et s'il ne voulait pas se dévouer lui-même, dans le besoin on devait le dévouer. Et nous que disions-nous. Nous disions une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l'humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d'honneur, à déshonorer tout un peuple. C'est un point de gangrène, qui corrompt tout le corps. Ce que nous défendons, ce n'est pas seulement notre honneur. Ce n'est pas seulement l'honneur de tout notre peuple, dans le présent, c'est l'honneur historique de notre peuple, tout l'honneur historique de toute notre race, l'honneur de nos aïeux, l'honneur de nos enfants. Et plus nous avons de passé, plus nous avons de mémoire, (plus ainsi, comme vous le dites, nous avons de responsabilité), plus ainsi aussi ici nous devons la défendre ainsi. Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre ainsi, le garder pur. Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu. C'était la règle et l'honneur et la poussée cornélienne, la vieille poussée cornélienne. C'était la règle et l'honneur et la poussée chrétienne. Une seule tache entache toute une famille. Elle entache aussi tout un peuple. Un seul point marque l'honneur de toute une famille. Un seul point marque aussi l'honneur de tout un peuple. Un peuple ne peut pas rester sur une injure, subie, exercée, sur un crime, aussi solennellement, aussi définitivement endossé. L'honneur d'un peuple est d'un seul tenant.
Qu'est-ce à dire, à moins de ne pas savoir un mot de français, sinon que nos adversaires parlaient le langage de la raison d'État, qui n'est pas seulement le langage de la raison politique et parlementaire, du méprisable intérêt politique et parlementaire, mais beaucoup plus exactement, beaucoup plus haut qui est le langage, le très respectable langage de la continuité, de la continuation temporelle du peuple et de la race, du salut temporel du peuple et de la race. Ils n'allaient pas à moins. Et nous par un mouvement chrétien profond, par une poussée très profonde révolutionnaire et ensemble traditionnelle de christianisme, suivant en ceci une tradition chrétienne des plus profondes, des plus vivaces, des plus dans la ligne, dans l'axe et au cœur du christianisme, nous nous
n'allions pas à moins qu'à nous élever je ne dis pas (jusqu')à la conception mais à la passion, mais au souci d'un salut éternel, du salut éternel de ce peuple, nous n'atteignions pas à moins qu'à vivre dans un souci constant, dans une préoccupation, dans une angoisse mortelle, éternelle, dans une anxiété constante du salut éternel de notre peuple, du salut éternel de notre race. Tout au fond nous étions les : hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle, division de l'affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. Il n'y a que la doctrine chrétienne au monde, dans le monde moderne, dans aucun monde ; qui mette à ce point, aussi délibérément, aussi totalement, aussi absolument la mort temporelle comme rien, comme une insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle, et le risque de la mort temporelle comme rien au prix du péché mortel, au prix du risque de la mort éternelle. Tout au fond nous ne voulions pas que par un seul péché, mortel, complaisamment accepté, complaisamment endossé, complaisamment acquis pour ainsi dire notre France fût non pas seulement déshonorée devant le monde et devant l'histoire : qu'elle fût proprement constituée en état de péché mortel. Un jour, au point le plus douloureux de cette crise, un ami vint me voir, qui fortuitement passait par Paris. Un ami qui était chrétien. – Je ne connais pas cette affaire, me dit-il. Je vis dans le fond de ma province. J'ai assez de mal à gagner ma vie. Je ne connais rien de cette affaire. Je ne soupçonnais pas l'état où je trouve Paris. Mais enfin on ne peut pas sacrifier tout un peuple pour un homme. Je n'eus rien à lui répondre que de prendre un livre dans mon armoire, un petit livre cartonné, une petite édition Hachette – 27. lui dis-je. « Or vous demant-je, fist-il, lequel vous ameriés miex, ou que vous fussiés mesiaus, (mesiaus, c'est lépreux), ou que vous eussiés fait un pechié mortel ? » Et je, qui onques ne li menti, li respondi que je en ameroie miex avoir fait trente que estre mesiaus. Et quant li frere s'en furent parti, (c'étaient deux frères qu'il avait appelés), il m'appela tout seul, et me fist seoir à ses piez et me dist : « Comment me deistes-vous hier ce ? » Et je li diz que encore li disoie-je. Et il me dist : « Vous deistes comme hastis musarz ; car vous devez savoir que nulle si laide mezelerie n'est comme d'estre en pechié mortel, pour ce que l'ame qui est en pechié mortel est semblable au dyable : par quoy nulle si laide meselerie ne puet estre. [avec rappel « en début de chaque ligne] 28. – « Et bien est voirs que quant li hom meurt, il est gueris de la meselerie dou cors ; mais quant li hom qui a fait le pechié mortel meurt, il ne sait pas ne n'est certeins que il ait eu en sa vie tel repentance que Diex li ait pardonnei : par quoy grant poour doit avoir que celle mezelerie li dure tant comme Diex yert en paradis. Si vous pri, fist-il, tant comme je puis, que vous metés votre cuer à ce, pour l'amour de Dieu et de moy, que vous amissiez miex que touz meschiez avenist au cors, de mezelerie et de toute maladie, que ce que li pechiés mortex venist à l'ame de vous. » On voit que si pour une présentation, dans une présentation récente, je me référais à ce grand chroniqueur ; à ce grand chroniqueur d'un autre grand saint ; et d'un autre grand saint français, j'avais pour le faire de multiples autorités de raison.
Mais tel est le jeu des partis. Les partis politiques, les partis parlementaires, tous les partis politiques ne peuvent tenir aucun propos que dans le langage politique, parlementaire, ils ne peuvent engager, soutenir aucune action que sur le terrain, sur le plan politique, parlementaire. Et surtout, et en outre, et naturellement ils veulent que nous en fassions autant. Que nous soyons constamment avec eux, parmi eux. De tout ce que nous faisons, de tout ce qui fait la vie et la force d'un peuple, de nos actes et de nos œuvres, de nos opérations et de nos conduites, de nos âmes et de nos vies ils effectuent incessamment, automatiquement, presque innocemment une traduction en langage politique, parlementaire, une réduction, un rabattement, une projection, un report sur le plan politique, parlementaire. Ainsi ils n'y entendent, ; n'y comprennent rien, et ils empêchent les autres de rien comprendre. Ils nous déforment, ils nous dénaturent incessamment et en eux-mêmes dans leur propre imagination et auprès de ceux qui les suivent, de ceux qui en sont, dans les imaginations de ceux qui les suivent. Tout ce que nous disons, tout ce que nous faisons, ils le traduisent, ils le trahissent. Traducunt. Tradunt. On ne sait jamais s'ils vous font plus de tort, s'ils vous dénaturent plus quand ils vous combattent ou quand ils vous soutiennent, quand ils vous combattent ou quand ils vous adoptent, car quand ils vous combattent ils vous combattent en langage politique sur le plan politique et quand ils vous soutiennent, c'est peut-être pire, car ils vous soutiennent, ils vous adoptent en langage politique sur le plan politique. Et dans ces tiraillements contraires ils ont également et contrairement tort, ils sont également et contrairement insuffisants. Ils sont également et contrairement, des dénaturants. Ils ne présentent, ils ne se représentent, ils ne conçoivent également et contrairement qu'une vie diminuée, une vie dénaturée. Un fantôme, un squelette, un plan, une projection de vie. Quand ils sont contre vous, ils vous combattent et vous feraient un tort mortel. Quand ils sont pour vous, et qu'ils croient que vous êtes pour eux, ils vous accaparent et vous font certainement un tort mortel. Ils veulent alors vous endosser, et qu'on les endosse. Ils vous protègent. Quand ils vous combattent, ils combattent vos mystiques par des bassesses politiques, par de basses politiques. Quand ils vous soutiennent ils traduisent, ce qui est infiniment pire, ils traduisent vos mystiques par des bassesses politiques par de basses politiques. Et ce que nous avons fait pour nos mystiques, l'ayant interprété pour leurs politiques, pour les politiques correspondantes, pour les politiques issues, c'est là-dessus précisément qu'ils se fondent, c'est là-dessus qu'ils arguënt pour nous lier à leurs politiques, à ces politiques, pour nous interdire les autres mystiques, transférant ainsi, transférant arbitrairement dans le monde des mystiques des oppositions, des contrariétés qui n'existent, qui ne se produisent, qui ne jouent que sur le plan politique.
C'est ainsi que les partis vous récompensent de ce que vous avez fait pour eux dans les moments où ils étaient en danger ; je veux dire de ce que vous avez fait pour les mystiques dont ils sont issus, pour les mystiques dont ils vivent, pour les mystiques qu'ils exploitent, qu'ils parasitent. C'est de cela précisément qu'ils prennent barre, qu'ils veulent prendre barre sur vous, c'est partant de cela qu'ils veulent vous lier à leurs politiques, vous interdire les autres mystiques.
Parce que depuis la dégradation de la mystique dreyfusiste en politique dreyfusiste, remontant tous les courants de toutes les puissances, remontant des épaules toutes les puissances de tyrannie, toutes les démagogies de tous nos amis (politiques) nous avons risqué, nous avons éprouvé quinze ans de misère pour la défense des libertés privées, des libertés profondes, des libertés chrétiennes, pour la défense des consciences chrétiennes, pour nous récompenser les politiques, les politiciens réactionnaires nous interdisaient volontiers d'être républicains. Et parce que nous avons mis non pas comme ces ouvriers des semaines et des mois mais quinze années de misère au service de la République, pour nous récompenser les politiques, les politiciens républicains nous interdiraient
volontiers d'être chrétiens. Ainsi la République serait le régime de la liberté de conscience pour tout le monde, excepté précisément pour nous, précisément pour nous récompenser de ce que nous l'avons quinze ans défendue, de ce que nous la défendons, de ce que nous la défendrons encore. Pour nous récompenser d'avoir mis quinze ans de misère au service de la République, d'avoir défendu, d'avoir sauvé un régime qui est le régime de la liberté de conscience, on accorderait la liberté de conscience à tout le monde, excepté seulement à nous. Nous nous passerons de la permission ne ces messieurs. Nous ne vivons pas, nous ne nous mouvons pas sur le même plan qu'eux. Leurs débats ne sont pas les nôtres. Les douloureux débats que nous avons, que nous soutenons parfois n'ont rien de commun avec leurs faciles, avec leurs superficielles polémiques.
La République serait le régime de la liberté de conscience pour tout le monde, excepté précisément pour les républicains.
Nous demanderons à ces messieurs la permission de nous passer de leur permission. Nos cahiers sont devenus, non point par le hasard, mais ils se sont constitués par une lente élaboration, par de puissantes, par de secrètes affinités, par une sorte de longue évaporation de la politique, comme une compagnie parfaitement libre d'hommes qui tous croient à quelque chose, à commencer par la typographie, qui est un des plus beaux art et métier. Malgré les partis, malgré les (hommes) politiques, malgré les politiciens contraires, (contraires à nous, contraires entre eux), c'est cela que nous resterons.
Voilà, mon cher Variot, quelques-uns des propos que j'eusse tenus aux cahiers le jeudi, si on y parlait moins haut, et si on m'y laissait quelquefois la parole. Dans ces cahiers de M. Milliet vous trouverez ce que c'était que cette mystique républicaine. Et vous monsieur qui me demandez qu'il faudrait bien définir un peu par voie de raison démonstrative, par voie de raisonnement de raison ratiocinante ce que c'est que mystique, et ce que c'est que politique, quid sit mysticum, et quid politicum, la mystique républicaine, c'était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c'est à présent qu'on en vit. Vous comprenez, n'est-ce pas.
Les papiers de M. Milliet que nous publierons donneront immédiatement l'impression d'avoir eux-mêmes été choisis d'un monceau énorme de papiers. On ne peut naturellement tout donner. À partir du moment où M. Milliet m'apporta les premiers paquets de sa copie, un grand débat s'éleva entre
nous. Il voulait toujours, par discrétion, en supprimer. Mais j'ai toujours tout gardé, parce que c'était le meilleur. On en avait assez supprimé pour passer des textes à la copie, pour constituer la copie elle-même. – Cette lettre est trop intime, disait-il. – C'est précisément parce qu'elle est intime que je la garde. Il avait marqué au crayon les passages qu'il pensait que l'on pouvait supprimer. J'achetai une gomme exprès pour effacer son crayon. Il voulait s'effacer. Je lui dis : Paraissez au contraire. Un homme qui ne se propose plus que de se rappeler exactement, fidèlement, réellement sa vie et de la représenter est, devient lui-même le meilleur des papiers, le meilleur des monuments, le meilleur des témoins ; le meilleur des textes ; il apporte infiniment plus que le meilleur des papiers ; il est infiniment plus que le meilleur des papiers ; il apporte, à infiniment près, le meilleur des témoignages.
Vous remarquerez, Variot, vous entendrez le ton de ces mémoires. C'est le ton même du temps. Je ne serais pas surpris qu'un imbécile, et qui manquerait du sens historique trouvât ce ton un peu ridicule. Il est passé Ces hommes, qui avaient ce ton, ont fait de grandes choses. Et nous ?
Le civisme aussi paraît aujourd'hui ridicule. Civique est un adjectif aujourd'hui qui se porte très mal. Il sonne en ique.
Civique a l'air de rimer avec bourrique et avec atavique. Et même avec ataxique. Que des vieillards, que des malades, que des mourants se fissent (trans)porter aux urnes, évidemment ce n'est pas les cuirassiers de Morsbronn. Pourtant tous ceux qui ont vu Coppée se faire porter mourant à l'Académie pour assurer l'élection de M. Richepin ont trouvé que c'était très grand.
La seule valeur, la seule force du royalisme, mon cher Variot, la seule force d'une monarchie traditionnelle, c'est que le roi est plus ou moins aimé. La seule force de la République, c'est que la République est plus ou moins aimée. La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c'est d'être aimé. Que tant d'hommes aient tant vécu et tant souffert pour la République, qu'ils aient tant cru en elle, qu'ils soient tant morts pour elle, que pour elle ils aient supporté tant d'épreuves, souvent extrêmes, voilà ce qui compte, voilà ce qui m'intéresse, voilà ce qui existe. Voilà ce qui fonde, voilà ce qui fait la légitimité d'un régime. Quand je trouve dans l'Action française tant de dérisions et tant de sarcasmes, souvent tant d'injures, j'en suis peiné, car il s'agit d'hommes qui veulent restaurer, restituer les plus anciennes dignités de notre race et on ne fonde, on ne refonde aucune culture sur la dérision et la dérision et le sarcasme et l'injure sont des barbaries. Ils sont même des barbarismes. On ne fonde, on ne refonde, on ne restaure, on ne restitue rien sur la dérision. Des calembours ne font pas une restitution de culture. J’avoue que je n’arrive point à comprendre tout ce que l’on met, tout ce qu’ils y a évidemment d’esprit dans cette graphie des Respubliquains que l’on nous répète à satiété. Cela me paraît un peu du même ordre que les sots de l’autre côté qui écrivent toujours le roy. Avec un y. Cet s et ce qu me paraissent du même alphabet que cet y. J’ai peur qu’ils ne soit presque également sot de se moquer de l’un et de l’autre. Le roi a pour lui toute la majesté de la tradition française. La République a pour elle toute la grandeur de la tradition républicaine. Si on met cet s à Respubliquains on ne fait rien, on ne peut rien faire que de lui conférer un peu de la majesté romaine. Je suis plongé en ce moment-ci, pour des raisons particulières, dans le de Viris. J’avoue que respublica y est un mot d’une grandeur extraordinaire. D’une amplitude, d’une voûte romaine. Quant au changement de c en qu au féminin de public en publique, il ne me paraît pas plus déshonorant que le féminin de Turc en Turque, et de Grec en Grecque, et de sec en sèche comme la grammaire (française) nous l’enseigne. On a le féminin qu’on peut. Quand je trouve dans l’Action française, dans Maurras des raisonnements, des logiques d’une rigueur implacable, des explications impeccables, invincibles comme quoi la royauté vaut mieux que la république, et la monarchie que la république, et surtout le royalisme mieux que le républicanisme et le monarchisme mieux que le républicanisme, j’avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas. On pense ce que je veux dire. Ça ne prend pas comme un mordant prend ou ne prend pas sur un vernis. Ça n'entre pas. Des explications, toute notre éducation, toute notre formation intellectuelle, universitaire, scolaire nous a tellement appris à en donner, à en faire, des explications et des explications, que nous en sommes saturés. Au besoin nous ferions les siennes. Nous allons au devant des siennes, et c'est précisément ce qui les émousse pour nous. Nous sortons d'en prendre. Nous savons y faire. Dans le besoin nous les ferions. Mais qu'au courant de la plume, et peut-être, sans doute sans qu'il y ait pensé dans un article de Maurras je trouve, comme il arrive, non point comme un argument, présentée comme un argument, mais comme oubliée au contraire cette simple phrase : Nous serions prêts à mourir pour le roi, pour le rétablissement de notre roi, oh alors on me dit quelque chose, alors on commence à causer. Sachant, d'un tel homme, que c'est vrai comme il le dit, alors j'écoute, alors j'entends, alors je m'arrête, alors je suis saisi, alors on me dit quelque chose. Et l'autre jour aux cahiers, cet autre jeudi, quand on eut discuté bien abondamment, quand on eut commis bien abondamment ce péché de l'explication, quand tout à coup Michel Arnauld, un peu comme exaspéré, un peu comme à bout, de cette voix grave et sereine, douce et profonde, blonde, légèrement voilée, sérieuse, soucieuse comme tout le monde, à peine railleuse et prête au combat que nous lui connaissons, que nous aimons en lui depuis dix-huit ans, interrompit, conclut presque brusquement : Tout cela c'est très bien parce qu'ils ne sont qu'une menace imprécise et théorique. Mais le jour où ils deviendraient une menace réelle ils verraient ce que nous sommes encore capables de faire pour la République, tout le monde comprit qu'enfin on venait de dire quelque chose.