Israël1
a fourni des
prophètes innombrables, des héros, des martyrs, des guerriers sans
nombre. Mais enfin, en temps ordinaire, le peuple d'Israël est comme
tous les peuples, il ne demande qu'à ne pas entrer dans un temps
extraordinaire. Quand il est dans une période, il est comme tous les
peuples, il ne demande qu'à ne pas entrer dans une époque. Quand il est
dans une période, il ne demande qu'à ne pas entrer dans une crise.
Quand il est dans une bonne plaine, bien grasse, où coulent les
ruisseaux de lait et de miel, il ne demande qu'à ne pas remonter sur la
montagne, cette montagne fût-elle la montagne de Moïse. Israël a fourni
des prophètes innombrables ; plus que cela elle est elle-même
prophète,
elle est elle-même la race prophétique. Tout entière, en un seul corps,
un seul prophète. Mais enfin elle ne demande que ceci : c'est de
ne pas donner matière aux prophètes à s'exercer. Elle sait ce que ça
coûte. Instinctivement, historiquement, organiquement pour ainsi dire
elle sait ce que ça coûte. Sa mémoire, son instinct, son organisme
même, son corps temporel, son histoire, toute sa mémoire le lui disent.
Toute sa mémoire en est pleine. Vingt, quarante, cinquante siècles
d'épreuves le lui disent. Des guerres sans nombre, des meurtres, des
déserts, des prises de villes, des exils, des guerres étrangères, des
guerres civiles, des captivités sans nombre. Cinquante siècles de
misères, quelquefois dorées. Comme les misères modernes. Cinquante
siècles de détresses, quelquefois anarchistes, quelquefois masquées de
joies, quelquefois masquées, maquillées de voluptés. Cinquante siècles
peut-être de neurasthénie. Cinquante siècles de blessures et de
cicatrices, des points toujours douloureux, les Pyramides et les
Champs-Élysées, les rois d'Égypte et les rois d'Orient, le fouet des
eunuques et la lance romaine, le Temple détruit et non rebâti, une
inexpiable dispersion leur en ont dit le prix pour leur éternité. Ils
savent ce que ça coûte, eux, que d'être la voix charnelle et le corps
temporel. Ils savent ce que ça coûte que de porter Dieu et ses agents
les prophètes. Ses prophètes les prophètes. |
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Péguy
distingue les « périodes »,
qui sont comme un temps de « bonace », dit-il, un temps calme
où, en apparence, il ne se passe rien,
et les « époques »,
qui sont les temps de crise pendant lesquels le monde se
modifie. Pasolini, au début des années 1970 fait un constat analogue,
s'appuyant notamment pour cela sur la lecture de Gramsci. On sait par
ailleurs
que Gramsci était lecteur de Péguy, notamment de L'Argent,
et que Péguy, quant à lui, lisait Bergson. Admettons ces filiations
entre des œuvres qui, à des époques, certes, différentes, s'attachent à
analyser, à disséquer les crises, crises définies d'abord comme des
crises
culturelles. Quant à notre temps, il n'est pas hasardeux de prétendre
que nous sommes de nouveau - si nous en sommes jamais
sortis - dans une
« époque », qu'il y a bien crise, et que, pour paraphraser la
citation
surexploitée de Gramsci, « l'ancien ne veut pas mourir et le
nouveau ne
peut pas naître ».
Gramsci précise que c'est pendant les crises que naissent des monstres.
Et l'on constate, ô combien, que notre époque voit naître et agir des
monstres particulièrement violents et sordides. Comme Péguy, Gramsci,
Pasolini, et beaucoup d'autres, constatons aussi que la crise
d'aujourd'hui est
culturelle et que la culture, ou plutôt, pour éviter trop d'ambiguïtés,
la question culturelle en est instrumentalisée. Il y a les partisans de
cet « ancien qui ne veut pas mourir » qui revendiquent pour
eux-mêmes
la « culture », mieux, qui revendiquent d'être la
« culture », aidés et
armés en cela par les clercs de tout acabit. Ce sont eux qui prêchent
une sorte d'implosion temporelle où le passé deviendrait
l'avenir. Et puis il y a les propagandistes écervelés du
« nouveau » qui proclament, au nom de ce
« nouveau »
qu'ils sont eux aussi la culture, pour aujourd'hui et pour demain, et
qui passent par dessus bord toutes les vieilleries culturelles qui
n'auraient
plus cours. Il suffit pour s'en convaincre d'entendre ou de lire
certains chantres des technologies, qui sont d'autant plus acculturés
qu'ils ignorent même qu'ils le sont et qui partent la fleur au fusil
numérique sur les sentiers des technologies balisés par le grand
capital. Les deux camps ont chacun leurs monstres, qui peuvent parfois
paradoxalement s'entendre quand il s'agit de se partager les profits. |