Le
Chili peut constituer un cas limite ; dans un tel cas se manifestent la
force et un retour provisoire au fascisme classique. Par compensation,
il y a pourtant des cas comme celui du Portugal, qui devait cesser
d'être un pays sévère, économe et archaïque ; il fallait qu'il soit
introduit dans le grand univers de la consommation. C'est ainsi que,
sans doute, l'Amérique a fait s'entendre De Spinola et Caetano. Entre
eux deux, le pire « vrai » fasciste est De Spinola (qui, entre autres
choses, me dit-on, aurait combattu aux côtés des S.S.) : je dis cela
parce que je considère que le totalitarisme de la consommation est pire
que celui du vieux pouvoir. C'est que par un étrange hasard — le
totalitarisme du vieux pouvoir n'a même pas pu égratigner le peuple
portugais, le 1er mai le prouve. Le peuple portugais a fêté le monde du
Travail — depuis quarante ans qu'il ne le faisait plus — avec une
fraîcheur, un enthousiasme et une sincérité absolument intacts, comme
si la fois précédente avait été la veille. Par contre, il est à prévoir
que cinq ans de « fascisme de consommation » changeront tout cela
radicalement : l'embourgeoisement systématique du peuple portugais
commencera, et il n'y aura plus de place ni de cœur pour les ingénues
espérances révolutionnaires. Hier a eu lieu une conférence de presse de
Marco Pannella. Parlant avec une merveilleuse vivacité et avec joie en
dépit de cinquante jours de grève de la faim, Pannella a dit une phrase
que peut-être peu d'auditeurs ont relevée : « Ce sont des
paléofascistes et donc pas des fascistes. » J'aimerais que cette phrase
soit l'épigraphe de la présente interview.
|
La
première partie de ce texte, écrite avant le 14 juillet, tentait,
s'agissant de la culture, de s'attacher à mettre en tension
« identité »
et « personnalité » afin d'établir que la culture, en tant
que culture
du groupe, relevait de l'« identité », quand la culture de
soi, la
culture individuelle, relevait de la « personnalité ». Une
des
conséquences de cette distinction pouvait être que les politiques
« culturelles »
ne pouvaient et ne devaient s'adresser qu'à la culture personnelle,
c'est à dire donner les moyens à chacun d'accomplir son propre
« effort »
de culture dans un mouvement d'émancipation, et ne surtout pas tenter
d'aborder la culture du groupe, ne maîtrisant aucun des outils ni des
modes d'actions qui permettraient même de la percevoir et de la
définir. La tuerie de Nice a bien sûr modifié l'économie du texte. Il a
dû prendre une déviation, comme bloqué par la scène terrible de la
Promenade des Anglais jonchée de cadavres, puis jonchée de fleurs et
d'ex voto improvisés. Mais il faut y revenir, et tous les commentaires
qui ont suivi l'acte atroce ne démentent pas le postulat envisagé. Il
est ainsi frappant de constater que, dès le soir-même, et les jours qui
ont suivi, s'agissant du tueur, l'enquête et le débat public aient été
stupéfaits par le conflit, l'opposition, sinon l'incompatibilité, entre
l'identité du tueur, telle qu'elle pouvait être déduite de son
acte :
un arabe musulman radicalisé ; de ce qui apparaissait de sa
personnalité : un érotomane bisexuel jouisseur, violent,
caractériel. Pour la doxa,
il ne pouvait être l'un et
l'autre et les gens se sont écharpé sur ce faux débat. La
découverte progressive de ses complices et des indices laissant penser
à un acte prémédité de longue date a nourri ce débat sans cependant
l'éteindre. Il n'aurait donc pas été si déséquilibré puisqu'il avait
préparé son crime avec des complices ! Il faut comprendre qu'il
s'agit
là d'une erreur de pensée pour ce en quoi cela oppose deux instances
d'ordres différents qui sont justement l'identité et la personnalité,
et si l'on admet cela, il devient possible de concevoir que le tueur
était un arabe musulman radicalisé bisexuel jouisseur caractériel, et
certainement affecté de troubles psychiatriques somme toute banals. Et,
en effet, ce qui relevait de l'identité du tueur dans l'ensemble de ses
relations sociales, le récit social de son identité, était quasiment
entièrement dissocié de l'impossible récit intime de sa personnalité.
Dans d'autres circonstances, l'homme aurait pu tuer un de ses amants,
ses enfants, sa femme, un conducteur irascible - et il l'a presque
fait. Les circonstances historiques ont fait que d'autres petits
malfrats
manipulés par des idéologues cyniques lui ont fourni un support
identitaire, des armes et peut-être de la drogue et que cet arsenal,
l'espace de quelques minutes cruelles, lui auront peut-être permis de
faire coïncider son identité et sa personnalité mise en acte, cet acte
fût-il atroce. C'est bien une promesse insensée qui a été faite à son
vœu désespéré d'une espérance à jamais refusée. |