Les 400 coups du « popularisme »
Jean-G PADIOLEAU
Libération du 15 octobre 2003

Le « popularisme », expression désuète du siècle des Lumières, est ultramoderne. Il se distingue du populisme tel que celui de Le Pen, Villiers et consorts qui manipulent des émotions de préjugés, jouent avec les guillotines des stéréotypes du pur et de l'impur « national », des petits et des gros. Le popularisme est une forme générale de l'action politique qui n'épargne ni la droite ni la gauche. Il s'affiche au vu de tous. « Quel est votre meilleur souvenir [à la tête de votre ministère] ? », demande France 2 à Nicolas Sarkozy, après l'émission Cent minutes pour convaincre : « Pendant deux heures, en première partie de soirée, répond-il, j'ai essayé d'expliquer l'ensemble de la politique que je mène. Et le lendemain j'apprends que nous avons battu tous les records d'audience ! Ce fut pour moi un moment rare. »
Nicolas Sarkozy est un vrai croyant qui a de très bonnes raisons d'être fidèle au réalisme du popularisme dans lequel Silvio Berlusconi excelle. Une action publique efficace produit les conséquences attendues pour atteindre des objectifs souvent à long terme. Par exemple, la baisse durable de la consommation de cigarettes est une preuve tangible de l'efficacité d'une décision : surtaxer le tabac. A l'inverse, mettre en scène l'agir suffit au popularisme. Impressionner, frapper, «décider» deviennent des preuves manifestes de l'efficacité. La production d'effets substantiels s'efface devant l'impératif de séduction des intérêts corporatistes, des mass media friands de nouvelles et des opinions publiques volatiles scrutées par les sondeurs de peuple. Ainsi, au vu des zigzags de courbes de popularité, le service militaire est aboli en direct à la télévision par Jacques Chirac, sans débat ni évaluation des conséquences.
L'idée fixe du popularisme est de faire des coups. Le popularisme est une fabrication d'événements en vue de produire une hyperréalité de l'agir et, partant, de créer des impressions sensibles d'efficacité immédiate. A cet effet, le popularisme valorise le concret voyant, frappant.
Le popularisme abonde en surprises planifiées. Le couple populariste José Bové & Nicolas Sarkozy organise des poignées de main assurées d'une couverture médiatique intense, qui transfèrent l'attention collective d'une crise sanitaire tragique sur un problème mineur : la logistique d'une rave-party. Le popularisme manipule, à bon marché, les ressorts du consumérisme de satisfaction d'opinions. Le popularisme se garde bien de mettre la main à la pâte des mesures effectives et sévères de protection du littoral, d'écologie urbaine ou patrimoniale qui heurteraient de front des intérêts. En revanche, le popularisme, avec ostentation, joue la carte de la magie du distributeur compassionnel d'argent public (achats de matériels, indemnités, crédits d'urgence) pour réparer les dommages qui auraient pu être contenus par des politiques préventives mais exigeantes en patience et en volonté.
Budgétivore, le popularisme impose à plus ou moins long terme l'« externalisation » d'activités de l'Etat régalien sur des acteurs privés ou territoriaux. Externaliser ne mérite pas une condamnation de principe, sous réserve d'en faire un usage pertinent et prudent. En Amérique, les ratés, pour ne pas dire plus, de l'externalisation sans précédent d'activités militaires ou de sécurité (à l'occasion du 11 septembre ou de la guerre en Irak) remettent en question les expédients des sous-traitances et des « privatisations » mobilisés par l'urgence de contraintes budgétaires ou fiscales.
Le popularisme ne connaît que le tempo de l'urgence, de la vitesse et de l'immédiat. L'épreuve de durée de l'action l'insupporte. Il n'a pas le temps d'attendre les conséquences durables, à long terme, de ses actes, par exemple l'inflation galopante des budgets futurs du ministère de l'Intérieur. Le popularisme renvoie à plus tard les tests de l'action efficace ou, avec adresse, tente de les faire oublier.
Le popularisme est en mouvement perpétuel : il saute d'un problème à un autre, agite des nouveautés. L'abondance d'une cascade de coups médiatiques développe l'amnésie des opinions et des médias vis-à-vis de l'efficacité des actions entreprises antérieurement. A l'occasion, médias et opinions se prennent au jeu du popularisme et attendent de goûter les performances du spectacle des prochains coups. Du côté des gouvernants, le popularisme peut devenir «le» modèle de la concurrence politique par suite de l'exhibitionnisme de succès éclatants, seraient-ils fugitifs et artificieux comme en témoigne l'exemple de l'arrestation de M. Colonna.
Le popularisme offre aux médias un jeu bourré d'avantages. Le popularisme produit des « news » qui demandent peu de labeur d'enquête, il fabrique à tire-larigot de la nouveauté événementielle, serait-elle postiche ou médiocre, mais que néanmoins l'orthodoxie conformiste de credos journalistiques incite à couvrir.
Le popularisme se soumet aux diktats d'un seul objectif : gagner le pouvoir et le conserver. Mais ce serait se méprendre gravement que de critiquer le popularisme au nom des valeurs traditionnelles de l'action publique, comme celles des impératifs impopulaires du long terme et de l'intérêt collectif. Ces catégories sont désuètes et tout à fait étrangères au popularisme. Conclure que le popularisme gangrène les sociétés politiques et les gouvernants avec la même ampleur serait aussi commettre une erreur...