Diégèse | 2016 |
#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 - | |
Péguy-Pasolini - #12 - Double Anomie anosognosique |
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14
juin |
Qu'est-ce
que « regretter » ? L'étymologie renvoie à la
lamentation du deuil, aux
pleurs sur les défunts. Ce serait donc seulement par extension que le
terme s'associe à cette « douleur du retour » que l'on nomme
« nostalgie ». C'est bien là le sens de ces « regrets
éternels » que l'on
inscrit sur les tombes, sur ces plaques gravées que l'on trouve dans
tous les cimetières. Je suis au regret. Je suis en grand regret et ce
regret ne procède pas de la nostalgie. Ce que je regrette et ce qui
m'inquiète, ce sont ces coïncidences du temps, ces meurtres
revendiqués, ce temps profondément troublé. Le passé, je ne le regrette
donc pas, mais je m'en souviens. Il y a des jours où l'actualité
déborde l'écriture, elle la tétanise. Il y a des jours où il paraît
impossible de ne pas en parler, et tout autant impossible d'en
parler.
Ne pas en parler, ce serait comme revendiquer la cécité. En
parler,
c'est être certain, ou presque, d'écrire des bêtises. Et pourtant, ces
morts appellent, et leurs meurtriers aussi appellent. Ils appellent le
regret. Il faudra donc en parler. Pourtant, les faits, dans
leur
gravité terrible, appellent le silence, le silence du deuil, et les
pleurs du regret. Alors, il faudra bien se détacher du terme « regret » pour commencer à pouvoir en parler et trouver d'autres termes qui permettront de dévider l'écriture : « identité » ; « communauté » ; « fonction » ; ce seront les trois premiers termes que je choisirai pour commencer à cerner ce regret, à l'entourer, pour le consoler et pour le dépasser aussi. |
15 juin |
Dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 juin 2016, un jeune Américain a tué à l'arme lourde une cinquantaine de personnes et blessé une autre cinquantaine dans une discothèque gay d'Orlando en Floride. L'État islamique au Levant a revendiqué ce massacre. Lundi 13 juin, un jeune Français de la grande banlieue parisienne a tué à coups de couteaux un policier et sa femme, épargnant, après avoir hésité, leur fils de trois ans, hospitalisé depuis dans un état de sidération. l'État islamique au Levant a revendiqué ces meurtres. Les deux hommes ont été qualifiés par cette organisation « soldats du Califat ». S'agissant du meurtre des policiers, l'assassin a publié une vidéo en direct dans laquelle il appelle à tuer des responsables politiques, et notamment des maires et des députés, des journalistes et des rappeurs, cela pendant la période du championnat de football « Euro 2016 ». Voilà les faits. On peut ajouter que les deux meurtriers sont musulmans, l'un d'origine arabe, le Français, l'autre d'origine afghane, l'Américain. Ils avaient respectivement 25 et 29 ans. Ces deux meurtres, légitimement, ont suscité une émotion immense, internationale, et un flot continu de commentaires. Ce flot ne tarira pas. Il se nourrit de l'émotion provoquée par ces actes, qui se fonde principalement sur des processus d'identification et d'empathie. Si l'on s'éloigne un peu de ces faits atroces, si l'on s'éloigne aussi de toute tentative d'analyse géopolitique, il ne reste que cette émotion. C'est donc cette émotion qu'il convient d'observer cliniquement, puisque c'est elle, d'abord, qui est recherchée par les assassins et leurs supposés commanditaires. |
16 juin | Le 15 juin, en Floride, toujours, près d'Orlando, encore, un alligator a happé un enfant de deux ans sur la plage d'un complexe hôtelier d'un parc d'attraction Disney. Le corps de l'enfant a ensuite été retrouvé, intact précise-t-on. L'enfant est mort étouffé et noyé. Le directeur des services de pêche et de protection de la faune de Floride a assuré que tout serait mis en œuvre pour retrouver l'alligator en cause. Si ces faits n'étaient pas concomitants - les actes de terrorisme et ce fait divers -, cela pourrait sembler indécent de les rapprocher. Mais ils le sont, et, s'agissant de la tuerie d'Orlando, il y a même concordance géographique. Cette concomitance et cette concordance font qu'au niveau de l'inconscient, ou même seulement au niveau de l'imaginaire de chacun, il y a collusion ; et je laisse au lecteur le soin de faire le chemin personnel de cette collusion et de déterminer de qui l'alligator est l'allégorie. Pour indécent et obscène que soit ce rapprochement, il est effectué en permanence par les sites internet des organes de presse les plus sérieux, et ce, pour l'ensemble des faits d'actualité. Des algorithmes placent en effet systématiquement en pied de page des vignettes qui ont pour objectif de faire cliquer le lecteur afin de l'emmener vers un autre site sur lequel il sera soumis à une annonce publicitaire avant d'accéder au sujet désiré. Souvent, ces vignettes ont pour ressort la curiosité et, très souvent, cette forme de curiosité malsaine moteur des médias à scandale. Mais, cette pratique publicitaire généralisée a pour effet de placer à un niveau équivalent, de juxtaposer, l'information et le sensationnel, même quand il est dérisoire. L'imaginaire du lecteur n'a plus qu'à faire le mélange. Dès lors, information et publicité font principalement appel à la capacité de s'émouvoir. Il est en conséquence malheureusement possible de parier que les terroristes vont s'attacher à perpétrer des crimes qui susciteront la plus grande émotion afin d'atteindre les victoires médiatiques dont ils ont besoin pour exister. De manière caricaturale, cela s'approcherait d'une vignette publicitaire incitative qui dirait : 10 décapitations, la 8ème est vraiment incroyable ! Codicille : à la fin de l'article sur la tuerie de Magnanville le site d'un quotidien me propose, dans la rubrique « vous aimerez aussi » : « La fille de Josiane Balasko a perdu 25 kilos ». C'est précisément ici que se place l'indécence. |
17 juin | Et puis, une
députée britannique a été assassinée à l'arme blanche et par balle le
16 juin. L'agresseur aurait crié en l'abattant « Britain first »,
marquant ainsi ses opinions nationalistes. Il est précisé par les
médias que la députée de 42 ans avait deux jeunes enfants. Nous avons
donc maintenant quatre faits juxtaposés, deux à Orlando - la tuerie de
la discothèque gay ; l'enfant happé par un alligator - ; un dans la
banlieue parisienne - un couple de policiers assassinés par un jeune se
réclamant de la guerre sainte islamique - ; un en Grande-Bretagne - le
meurtre d'une députée. Je pourrais ajouter les vitres cassées de
l'hôpital Necker pour les enfants malades au cours d'une manifestation
contre le projet de loi réformant le code du travail et les violentes
bagarres entre supporteurs de football à l'occasion du championnat
européen. On objectera que tous ces faits ne sont pas connectés entre
eux. Certes, mais ils se sont passés la même semaine et leur réception
à travers les médias les juxtapose, et ce qui les connecte, c'est la
violence. Si l'on admet que l'alligator soit un accident de la société
de divertissement, les autres faits ont un point commun, qui me semble
même un point causal, celui de la mise en tension de l'identité et de
la communauté par la revendication violente. |
18 juin | L'identité du meurtrier de la députée britannique est désormais parfaitement connue. Il s'agit de M. Thomas Mair, 52 ans, originaire de Birstall et soupçonné de sympathie pour les mouvements néo nazis. Mais, il n'est pas musulman. En conséquence, ce n'est qu'avec difficulté que les médias britanniques l'ont qualifié de terroriste, terme que les tabloïds à grand tirage lui refusent encore. D'ailleurs, le frère de Thomas Mair plaide le déséquilibre mental. Dans ce cas aussi, il semble bien que la mise en tension douloureuse de la « communauté » et de l' « identité » entraîne, dans des circonstances et des situations très différentes mais concomitantes, une même difficulté à nommer. L'époque se caractériserait donc par une double anomie. Double, parce qu' « anomie », au sens qu'Émile Durkheim a donné à ce terme à la toute fin du dix-neuvième siècle, signifie désordre individuel ou social. S'agissant de l'anomie sociale, celle-ci se caractérise par l'inefficience des normes réglant la conduite de l'humain, et ce sont ces meurtres, et ce sont ces égorgements, et ce sont ces tueries, au nom d'autres règles édictées depuis un supposé ailleurs de l'humain. C'est la première anomie. Mais, c'est aussi l'anomie des neurologues, c'est-à-dire un trouble acquis caractérisé par une difficulté ou une impossibilité de dénommer. Ainsi, la parole publique, soudainement, ne parvient plus à dire que les morts dans une boite de nuit étaient homosexuels et que c'est pour cette raison qu'ils ont été assassinés. Ainsi, on ne sait plus qui est casseur et qui ne l'est pas et qui tire les projectiles qui blessent des manifestants. Ainsi, on ne sait pas si l'assassinat à l'arme blanche et à l'arme à feu d'une députée est un acte terroriste ou non. Soudain, la dénomination se fait hésitante. C'est l'anomie. Ce serait sans doute cette même double anomie qui prendrait la classe politique et ses commentateurs si des jeunes « de souche », comme ils se nomment eux-mêmes, alors qu'ils sont seulement fascistes, parvenaient à mener à bien leurs projets avérés d'attentats, contribuant, sans peut-être même le savoir, au plan stratégique des penseurs de l'État islamique. |
19 juin | Si
l'on file la métaphore médicale et que l'on s'attache à parfaire le
diagnostic de la maladie dont souffre l'époque, on peut assez
rapidement déterminer que la double anomie déjà évoquée s'accompagne à
l'évidence d'une« anosognosie », trouble qui fait qu'un patient
atteint d'une maladie ou d'un handicap ne semble pas avoir
conscience de sa condition. L'anosognosie diffère du déni par le fait
que cette méconnaissance est pathologique et peut refléter une atteinte
de certaines zones cérébrales. S'agissant de notre époque, malgré les
symptômes, malgré la douleur, malgré le mauvais pronostic émis par
quelques médecins philosophes, la parole de cette époque - ou son
porte-parole -, c'est-à-dire principalement la parole médiatique et
politique, semble incapable de reconnaître et d'admettre l'état
inquiétant du corps social dans son ensemble. Comme dans une pièce
burlesque, le malade dit que ça pique quand ça pique, que ça brule
quand ça brûle, et que ça saigne quand ça saigne sans, à aucun moment,
pouvoir ou vouloir se rendre compte que les sources de la piqûre, de la
brûlure et de la plaie sont coordonnées et assez clairement articulées.
Il n'y a pas d'un côté des supporteurs de football qui s'entretuent ou
presque, des terroristes illuminés grandis dans « les quartiers » de
Paris ou d'Orlando, des militants d'extrême-droite qui trouvent et qui
prennent des armes pour assassiner des députés, ceux-là mêmes que les
terroristes musulmans fanatisés veulent aussi sacrifier. Tous ces
troubles ne sont pas seulement concomitants, ils sont synchrones, et il
ne servira à rien de tenter de soigner les symptômes si l'on ne
s'attaque pas à la cause de la maladie, sauf à accepter l'idée qu'il
est déjà trop tard et que seuls les soins palliatifs, désormais,
peuvent constituer une réponse sociale et politique possible. |
20 juin | Puisque, désormais, la maladie dont souffre l'époque, dont
souffre
notre temps, est diagnostiquée comme étant une double anomie assortie
d'une anosognosie caractérisée, il convient de rechercher puis
d'appliquer le traitement le mieux adapté. On commencera par
l'anosognosie - dont on rappelle que le patient qui en est affecté ne
se rend pas compte pathologiquement de son état -. Il faut pour ce
faire trouver quelques exemples significatifs qui conduisent par leur
évidence, sinon leur violence et leur brutalité, à ce que le malade
prenne conscience de son état. L'actualité fournira ces exemples sans
avoir besoin de beaucoup les chercher. Aujourd'hui, 20 juin 2016, par
exemple, le journal Le
Monde rend compte du rapport annuel pour 2015 du Haut-Commissaire aux
réfugiés. Ce rapport indique que pour la première fois plus de 65
millions de personnes à travers le monde ont quitté leur foyer,
chassées par les conflits et les persécutions. Les réfugiés, à eux seuls, représentent 21,3
millions de personnes. Cependant, ces chiffres peuvent demeurer abstraits pour
le malade et ne pas susciter le choc de lucidité attendu. Il faut donc les illustrer, les mettre en rapport avec des
quantités que le malade, dans son confort anesthésique, pourra mieux
percevoir. Le Monde, d'ailleurs, s'y emploie en rappelant que 65,3
millions de personnes, c'est l'équivalent de l'intégralité de la
population française. On ajoutera que 21,3 millions de réfugiés, c'est presque la population de l'Australie,
ou encore celle de Madagascar. Chacun pourra trouver des éléments de comparaison qui lui sembleront bien adaptés. Mais, le malade pourrait alors prendre peur et penser, dans son état psychique préoccupant, qu'il va être envahi, occupé, submergé... Il faudra d'emblée le rassurer : 86% des personnes déplacées trouvent asile dans des pays à faible ou à moyen revenu, à proximité des situations de conflit. Pour être plus clairs, vous pourrez expliquer les choses ainsi : ce sont les pauvres qui sont les premiers touchés et le plus touchés par les troubles sociaux, et la plupart se contente de partager la pauvreté d'aussi pauvres qu'eux. Si, à cette évocation, le malade demeure impassible, c'est que son état est encore plus alarmant que ce que l'on pouvait craindre. |
21 juin | Malheureusement, la double anomie anosognosique - c'est ainsi que je nommerai désormais l'état pathologique de la société -, exige un traitement auquel le malade ne veut et ne peut consentir. Si l'on admet que l'une des causes de la pathologie décrite est la mise en spectacle de tout et de tous, c'est d'abord le spectacle - au sens que l'on donne au terme société du spectacle - qu'il faudrait pouvoir un temps arrêter, comme on prescrit le jeûne à un patient qui a abusé de l'alcool et des graisses. Mais le malade est buté et son anosognosie même ne lui permet pas de considérer les bienfaits d'un tel sevrage. Bien au contraire, le spectacle redouble. Par exemple, rien ne saurait lui faire renoncer à un championnat de football, surtout pas à un championnat de football, qui ne fait rien d'autre que mettre en scène les guerres de l'imaginaire. Il suffit pour s'en convaincre de lire les commentaires à l'issue des matchs. Il n'y est question que d'humiliation. |
22 juin | L'une des principales erreurs d'appréciation dans le diagnostic de la maladie du temps, et, par conséquent, dans les soins qu'il faudrait lui apporter, est de considérer que la mise en spectacle en est un symptôme secondaire, alors qu'elle en est la manifestation virulente. Pendant longtemps, les émissions et les jeux télévisés ont emprunté à d'autres formes spectaculaires leurs codes et leurs arguments. Les programmes de divertissement de la télévision étaient directement issus du music-hall, du cirque, de la fête foraine... Peu à peu, la chose spectaculaire médiatique s'est autonomisée, développant ses propres règles sémiotiques, sa structure. Puis il y a eu, par le développement des modes de production et de diffusion de formes personnelles permises par les outils de la technologie numérique, un retournement historique. La réalité ne semble désormais accessible, perceptible, que si elle est mise en scène, « fictionnalisée ». Désormais, même les actes protestataires, mêmes les plus violents et les plus abjects, empruntent leur structure sémiotique aux instruments de fictionnalisation du réel fournis par les médias. Un double meurtre va ainsi chercher dans le « selfie » son mode de propagation, mais aussi sa consistance même. Le terrorisme utilise la vidéo personnelle en ligne comme arme idéologique, mais, par la production de films à mi-chemin du jeu vidéo et de la science-fiction « gore » . L'esthétique de la marchandisation du monde a gangréné jusqu'aux formes créées par ceux qui la contestent le plus violemment, et les iconophobes enragés sont ceux qui diffusent les images les plus idolâtres, pour ce en quoi elles totémisent l'image elle-même. |
23 juin | La vraie-fausse interdiction de la manifestation syndicale du 23 juin 2016 a donné un nouvel exemple de la mise en spectacle de la politique par hystérisations successives. Rappelons les faits : les syndicats de salariés sont contre le projet de loi réformant le code du travail : ils veulent organiser une nouvelle manifestation à Paris, souhaitant donner ainsi le signe « qu'ils iront jusqu'au bout ». Cependant, les manifestations précédentes, à Paris et dans plusieurs autres villes ont été le théâtre d'incidents entraînant parfois des blessures corporelles graves et des dommages aux biens. La conjonction du championnat européen de football, de l'état d'urgence, deux jours après la fête de la musique, tous faits qui mobilisent ou ont mobilisé les forces de l'ordre, ont conduit, dans un premier temps, le gouvernement à demander aux syndicats de renoncer à cette manifestation, dans un deuxième temps, le Préfet de police à interdire la manifestation et, dans un troisième temps, le gouvernement à autoriser la manifestation sous réserve d'un parcours restreint et de mesures de sécurité exceptionnelle. Dès lors, les commentateurs ont titré que les syndicats avaient fait plier le gouvernement. Le personnel politique a émis des remarques politiciennes et parfaitement insincères. Tout cela passera. Tout cela est déjà passé. Quand on s'éloigne un peu de ce brouhaha, il apparaît que tout cela est dérisoire. La solution trouvée, qui se donne les allures d'un compromis, et qui impose de défiler en tournant autour du bassin de l'Arsenal près de la place de la Bastille, est le révélateur que les manifestations, qui, auparavant, étaient aussi un spectacle, ne sont désormais plus qu'un spectacle. Car, il n'y a plus aucun sens politique à tourner en rond autour d'un bassin de plaisance. Mais, y avait-il encore un sens à multiplier ces rassemblements ? Il s'agirait d'une épreuve de force entre les syndicats et le gouvernement... Peut-être, mais elle est alors à l'évidence factice. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les images médiatiques, qui disent que les réunions ne se tiennent que pour permettre les interviews jetées à la sortie des ministères et que la manifestation en question est une sorte de pantomime qui avait besoin d'un décor. Cette fameuse manifestation à laquelle des femmes et des hommes vont prêter leur sincérité, n'aura pourtant qu'un rôle déclaratif. L'assertion performative : « ils ont manifesté » semble bien devoir être l'unique bénéfice politique de la chose, dans une sorte d'après coup. On se prend à penser qu'il suffirait de passer d'emblée à cette étape, sans s'imposer de battre un pavé qui n'a plus rien de révolutionnaire devant deux mille policiers harassés. Et l'on entend encore que l'interdiction de la manifestation aurait eu une portée symbolique terrible ! Montrer combien l'action de protestation collective, encadrée par des syndicats professionnalisés, est devenue grotesque aura aussi une portée symbolique, certainement plus durable. |
24 juin | Et, si l'on admet que l'Histoire écrit des séquences, tient sa propre narration, et qu'il arrive que ces séquences fonctionnent comme une accélération sensible de cette narration, le vote des citoyens britanniques en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne vient clore cette séquence commencée par la tuerie d'Orlando. Je ne sais pas si cela va provoquer pour la Grande-Bretagne la catastrophe économique et sociale qu'on a bien voulu prédire et je ne sais pas non plus si la chute que connaît en ce 24 juin 2016 la Livre Sterling sera durable ou non. Tout indiquait que le vote serait ce qu'il a été et il a été sans réelle surprise. En revanche, ce qui est étonnant, c'est qu'il y ait eu encore presque 49% des citoyens d'outre-Manche en faveur de l'Union. En effet, pourquoi, dans un système médiatique qui donne toute priorité au spectaculaire jusqu'au détriment de la morale - et le système médiatique britannique est en la matière paroxystique - les citoyens donneraient encore quelque valeur à une idée : l'idée européenne, qui s'est d'abord fondée principalement sur la morale après les atrocités de deux guerres mondiales nées en Europe. Ainsi, le vote en faveur de ce qui s'est nommé le « Brexit » est une des évolutions prévisibles de la double anomie anosognosique dont souffre le temps. Puisqu'on ne sait plus nommer ce qui se passe et que les normes sociales, pour ce en quoi elles sont issues de la morale, sont devenues sans effet - l'anomie de Durkheim - au profit d'une dictature de l'événement perpétuellement mis en scène, pourquoi le peuple, désormais assigné au populisme par le popularisme, pourrait encore souscrire à un concept aussi sophistiqué que le concept européen ? Rien de spectaculaire dans l'Europe : il n'y a pas de stars, il n'y a pas de drames, peu ou pas d'exaltations égotiques. On connaît à peine le nom des commissaires européens, on ne sait pas où ils vont en vacances et avec qui, quelle est la marque de leur automobile, rien encore de leurs possibles chagrins d'amour... Ainsi, aucune des conditions nécessaires au maintien dans l'Union européenne n'était remplie pour que les tabloïds britanniques se déclarent en faveur de l'Europe. Le peuple a voté « out ». |
25 juin | Le peuple... En Grande-Bretagne lors du référendum sur le maintien ou non dans l'Union européenne, comme en Autriche pour les élections présidentielles, les instituts statistiques ont affiché les mêmes données : les plus démunis, les moins éduqués, les ruraux, les retraités ont voté contre l'Europe, et ils ont voté contre en tant qu'instrument perçu comme bras armé technocratique d'un libéralisme vécu comme un facteur de précarité, notamment par le dumping social et une normalisation lourde et inefficicente. Quand les Britanniques votent contre l' « immigration », ils ne votent pas d'abord contre les réfugiés venus de Syrie ou de Libye, ni vraiment contre une fantasmatique islamisation de la société, eux dont le maire de la Capitale est musulman. L'empire de Sa majesté a importé de longue date tous les modes de vie de la planète sur cette petite île. Ils votent surtout contre l'immigration d'Europe de l'Est, comme il y a une dizaine d'années en France les anti Europe stigmatisaient les plombiers polonais. Mais, ce qui serait blâmable, ce serait de les en blâmer. Blâmer les médias qui pour faire du chiffre flattent les craintes des plus pauvres et des plus fragiles est une obligation morale. Blâmer les gens qui ont des craintes qui se fondent sur des difficultés de vie qui n'ont, elles, rien de fantasmatique, est une faute morale doublée d'une faute politique, et ceux qui la commettent le payent régulièrement dans les urnes. À chaque élection désormais, c'est ce peuple non dit, ce peuple qui se sent politiquement inconnu, ce peuple dont le mode de vie est entièrement livré à la marchandisation, c'est bien ce peuple qui vote contre ces remèdes dont les politiciens affirment qu'ils sont amers, qu'ils ont des effets secondaires désastreux, mais qu'ils sont bons pour la croissance et pour l'emploi, sans que cette croissance à venir ni cet emploi toujours à venir ne permettent jamais de vivre décemment, et surtout de rêver. L'Europe était un rêve, elle ne fait plus rêver parce que l'avenir qu'elle propose ne fait pas rêver. Alors, puisque l'avenir est devenu impropre au rêve, c'est le passé qui fait rêver, l'Autriche avec le Tyrol italien, la Grande-Bretagne avec le Commonwealth, les États-Unis sans le Mexique... S'il y a des reproches à formuler, c'est à l'encontre de ceux qui font peur, pas de ceux qui ont peur. |
26 juin | Et depuis deux jours que le vote en faveur du « Brexit » a eu lieu, les médias insistent sur
ces citoyens britanniques qui ont voté en faveur de la sortie de leur
pays de l'Union européenne et qui regretteraient leur vote, inquiets
pour l'avenir. C'est sans doute vrai, mais ce n'est qu'un
épiphénomène, pourtant présenté de façon massive, avec une insistance telle que, derrière, on
ne peut qu'entendre « c'est bien fait pour eux ! »
De la même façon, les analyses du scrutin mettent en évidence que les
jeunes ont
très majoritairement voté pour le maintien dans l'Union européenne,
quand les personnes âgées, ont, quant à elles, très majoritairement
voté contre, et de trouver cela injuste, que ces « vieux » qui n'ont
que quelques années à vivre obèrent l'avenir de tous ces jeunes dont
certains vivront jusqu'au siècle prochain. On peut en fait résumer ces
commentaires en une seule phrase : « ces abrutis de pauvres et de vieux
ont voté contre l'avenir ! » Il ne faut pas s'y tromper, c'est toujours
la même rengaine, qui est
celle de la performance, qui ne peut être que l'apanage des plus
jeunes, cette doxa qui promeut une sorte de vitalisme beaucoup plus
inquiétant que
la chute, à l'évidence momentanée, de la Livre sterling. J'ai aussi pu
lire
que, dans une salle de marché de la « City », l'ordre avait été donné
de
vendre massivement quand le Premier ministre, Monsieur Cameron, était
sorti sur le perron du 10-Downnig-Street pour faire son allocution, en
compagnie de son épouse. Les banquiers en ont instantanément conclu que
l'heure était grave. Dans l'ordre sémiotique
para-fasciste des tabloïds, ils avaient raison. Si le Premier Ministre
sortait avec sa femme, c'était, sur proposition de son service de
communication, « pour la photo », la présence de l'épouse devant donner
une touche de drame
personnel tout en voulant capter et conserver la sympathie - ou la
compassion - envers celui qui s'était trompé et qui « allait
en tirer les conséquences ». À ces banquiers, qui jouent des
milliards sur une image, un mot, une expression contrariée, personne ne
va contester leur droit de vote, ni même leur lucidité. Ils ne sont pas vieux, pas pauvres et ils sont éduqués. Ainsi, la double anomie anosognosique qui a frappé nos sociétés a ceci de curieux dans les symptômes qu'elle provoque, que ceux qui devraient savoir dire ne savent plus dire que le futile, quand l'important, est laissé aux sectaires, aux populistes, aux fanatiques, et à l'angoisse de ce qui ne peut plus se dire que par la violence. |