Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Des barbarinades - Péguy-Pasolini - #06 -
25 mars
Je me souviens avoir vu à la télévision française le film de Pietro Germi Divorce à l'italienne, et avoir appris alors, surpris, incrédule, que le divorce était interdit dans ce pays. Car, il en est ainsi, quand on a treize ou quatorze ans que ce que l'on connaît depuis l'enfance semble avoir existé depuis toute éternité. Il est vrai qu'en France, le divorce avait une première fois été autorisé en 1792, et sans interruption depuis 1884. Peut-être que dans quelques années, un pré-adolescent néerlandais, regardant les images des manifestations en France des opposants au mariage des homosexuels aura le même sentiment d'incrédulité, lui qui vit dans un pays où le mariage a été étendu aux couples de même sexe en 2001. Quand les conservateurs moralisateurs utilisent l'argument de la longévité de telle ou telle pratique pour justifier qu'elle se perpétue, ils ne peuvent ignorer que chaque jour qui passe affaiblit considérablement leur argumentation. Depuis 1971, et confirmé en 1974 par un référendum populaire, les Italiens divorcent légalement sans avoir recours au tribunal religieux de la Rote, ni à la réduction de peine pour crime d'honneur, bizarrerie de la loi italienne que le personnage du baron dans le film de Germi veut pouvoir utiliser. Cette disposition du code italien n'aura d'ailleurs été abolie en Italie qu'en 1981, une année avant que la France dépénalise l'homosexualité.
Les débats autour de la loi Taubira ont donné lieu à des expressions publiques riches et qui doivent faire le bonheur des sociologues. Elles ont aussi révélé l'imaginaire sexuel des conservateurs français, et cet imaginaire nous est apparu bien noir. Ainsi, qu'est-ce que le Cardinal Barbarin, en septembre 2012, voulait dire quand il affirmait « Après, ça a des conséquences qui sont innombrables. Après, ils vont vouloir faire des couples à trois ou à quatre. Un jour peut-être, qui sait ?, l'interdiction de l'inceste tombera. » ?
26 mars
Il ne s'agit pas ici de jeter l'anathème contre l'anathème, ni de produire de l'indignation contre l'indignation, mais de tenter de comprendre, non pas ce qu'il a voulu dire, qui est assez clair, mais ce qu'il a dit, qui demeure incertain. Prenons, les séquences une à une. « Après ça a des conséquences innombrables. » Le terme « innombrable » n'apparaît dans la Bible que dans l'Ancien Testament, pour désigner la force des ennemis d'Israël. Mais il peut évoquer aussi, dans le Nouveau Testament, les démons, qui sont si nombreux qu'ils sont « légion », au point que le terme devient un nom propre. Chez Marc et Luc, dans les mêmes termes, ou presque, le Christ délivre un homme habité de si nombreux démons qu'il ne sait les compter. Les religions monothéistes confèrent à l'unité une valeur intrinsèque. Ce qui est « innombrable » ne peut être que mauvais, c'est à dire du côté du mal. Soit. « Après, ils vont vouloir faire des couples à trois ou à quatre. » Cette phrase, à l'apparence anodine, est en fait la plus curieuse. En 1844, le Cardinal Thomas Gousset, alors archevêque de Reims, publie sa Théologie morale à l'usage des curés et des confesseurs, texte qui fige l'éducation morale catholique. Le Cardinal y fait la liste des péchés capitaux, parmi lesquels, après l'orgueil, l'avarice et l'envie, on trouve la luxure, avant la gourmandise, la colère et la paresse. Contrairement à ce que l'on croit souvent, il ne définit pas ces péchés comme capitaux, parce qu'ils sont toujours mortels, mais parce que chacun d'entre-eux est la source de plusieurs autres péchés. On retiendra cependant que le premier péché capital, ce n'est pas la luxure, mais l'orgueil, ce qui devrait inviter à la réflexion ceux qui abondent en permanence l'expression publique. Plus loin, le traité détaille les péchés de luxure, qui seraient de sept espèces : « la simple fornication, le stupre, le rapt, l'inceste, le sacrilège, l'adultère et le péché contre nature. Le vice contre nature comprend la pollution volontaire, la sodomie et la bestialité. » Nulle trace de « couples à trois ou à quatre ». Certes, ce n'est pas parce que ce Traité ne l'interdit pas que c'est autorisé, mais, ce n'est donc pas de cet imaginaire-là que vient l'irruption du « trouple » dans le discours cardinal. En l'état de mes recherches, je ne vois qu'une seule explication : un dossier du magazine Elle, publié quelques mois avant la sortie barbarine, le 23 mars 2012, dans la rubrique Elle>Psycho&Sexo>Sexualité>Dossiers. et intitulé : Après le couple, le trouple ! La lecture du premier paragraphe de ce « dossier » suffit à confirmer l'intuition : la source sociologique et scientifique de la conviction du Cardinal, c'est Elle : « Le trouple serait-il l'avenir du couple ? Rien de tel qu'un ménage à trois pour pimenter une existence conjugale terne lorsque l'amour est passé à la machine et que les sentiments ont perdu leur couleur d’origine, pensez-vous ? Pourtant, le trouple dont il est question ici, néologisme formé à partir des mots « couple » et « trio », s’observe depuis peu chez certains homosexuels, de sexe féminin parfois, de sexe masculin le plus souvent, et tient lieu de véritable mode de vie. « J'ai déjà eu plusieurs trouples dans mon cabinet, constate Stéphane Clerget, psychiatre et pédopsychiatre, auteur de “Comment devient-on homo ou hétéro” (éd. JC Lattès). C'est un phénomène assez récent et qui est peut-être annonciateur, qui sait ?, de nouveaux comportements, les homosexuels étant souvent prescripteurs. C’est un équilibre qui s’établit en totale rupture avec le modèle traditionnel du couple. » Les homosexuels prescripteurs de la destruction du couple hétérosexuel, même le Cardinal Gousset n'y avait pas pensé.
27 mars
Mais l'article du célèbre magazine féminin - ou supposé tel - n'explique pas pourquoi le Cardinal Barbarin a ajouté l'inceste dans le fantasme orgiaque qui semble l'avoir submergé. Un couple, à trois, à quatre, papa... C'est logiquement incohérent ou forcément très pervers.
Mais, c'est certainement un autre épisode de la reconnaissance des familles qui s'est ici réactivé dans la mémoire du Cardinal. On se souviendra avec lui, qu'en 1998, lors des débats sur le Pacte Civil de Solidarité, le PACS, naît un débat au sein du débat : pourra-t-on autoriser les membres d'une fratrie, ou un ascendant et un descendant à conclure un PACS ? Il n'y avait évidemment alors chez celles et ceux qui, à gauche et même parfois à droite, soutenaient une telle mesure, aucune intention de légaliser l'inceste. C'est que l'on disait alors que le PACS n'était pas le mariage et qu'il ne disait rien du type de relations qui étaient nouées à l'intérieur du binôme à qui il donnait une existence contractuelle. On disait aussi que la République n'avait pas à connaître de ce qui se passait dans les lits. Elle reconnaissait seulement un contrat de solidarité entre des personnes, de même sexe ou non. Que ce contrat réponde à une demande de nombreux couples homosexuels souhaitant protéger leur amour et les liens qui les unissaient était une autre affaire. Cette présentation était strictement rhétorique, tactique et politicienne, et, en fait, assez hypocrite. Mais cette argumentation aboutissait assez logiquement à donner l'autorisation à des frères et des sœurs, des pères et des fils, des mères et des filles, des filles et des pères, des mères et des fils à conclure un PACS. C'est alors que les mêmes qui fustigeaient la légalisation d'un mariage homosexuel s'élevèrent contre ce qui leur semblait pouvoir relever d'une légalisation de l'inceste. « Il faudrait savoir ! » avait-on envie de leur répondre ! Si le PACS n'est pas un mariage et ne conduit pas à la reconnaissance de la filiation, pourquoi serait-il interdit à deux personnes qui ne couchent pas ensemble ? La mesure, instillée dans la loi socialiste par Roselyne Bachelot, députée de l'opposition, sera finalement rejetée. Seuls les cousins-germains pourront se pacser, mais cela n'a jamais effrayé l'Église, plus soucieuse de ce qu'elle considère être la morale que des risques de consanguinité. L'échappée malheureuse du Cardinal Barbarin ne peut qu'être une réminiscence de cet épisode jésuitique de 1998 qui, à lui seul, justifierait qu'on ait appelé plus tard mariage ce qui se veut un mariage.
28 mars De ces « barbarinades » de 2012, l'observateur et le commentateur inattentifs auront peut-être gardé l'impression que le Primat des Gaules est un réactionnaire, voire un fondamentaliste catholique, ce qui n'est pas le cas. Les prises de position du Cardinal sont le plus souvent pondérées, mesurées, respectueuses. On devrait seulement en conclure que même les Cardinaux ne sont pas infaillibles, qu'ils commettent des erreurs, qu'ils peuvent même commettre des livres avec Luc Ferry. La loi qui autorise le mariage pour tous a été votée. Admettons que l'incident est clos. Mais, à la mi-février 2016, le même Cardinal Barbarin est pris dans la tourmente : un prêtre de son archidiocèse est accusé d'actes pédophiles, dont il aurait eu connaissance, sans les avoir dénoncés à la justice. Les médias s'enflamment. Le Premier Ministre s'en mêle. Le Cardinal et son avocat ripostent. La machine médiatique fonctionne à plein régime, torve, comme à son habitude. Car, au-delà de la gravité des faits incriminés, il y a cette détestable impression que certains jouent dans cette histoire le match retour de 2012, comme s'il s'agissait par cette affaire de faire payer au Cardinal ses saillies précédentes. Les réseaux sociaux, d'ailleurs, ne s'y trompent pas et les anticléricaux primaires ne se privent d'aucun amalgame. Il faut, et il le faut solennellement, les en dissuader. Celles et ceux qui rapprochent les deux affaires médiatisées jouent avec l'imaginaire social en petits apprentis sorciers.
29 mars L'affaire de pédophilie qui secoue le diocèse de Lyon est terrible. On y retrouve la manipulation, le secret, le chantage affectif, l'intimidation et la crainte du scandale présents dans toutes les affaires de ce genre. Fort heureusement, le prêtre « tripoteur », intolérable, n'est aujourd'hui plus toléré. Le rôle du Cardinal Barbarin, personnel ou fonctionnel regarde la justice et aussi l'Église. Il s'en explique. Il doit s'en expliquer. En revanche, il ne faut rapprocher en aucune manière les prises de position du Cardinal contre le mariage pour tous, en 2012, et cette affaire de pédophilie. Non pas parce que cela consisterait en une attaque injuste contre l'Église, mais parce que cela conduirait à des amalgames désastreux qui se retourneraient contre ceux qui les auraient induits. Car, ce faisant, on ferait sans y prendre garde le rapprochement ignominieux contre lequel il a fallu tant lutter, ce rapprochement entre pédophilie et homosexualité,  rapprochement sinon assimilation dont le terme « pédéraste » et son diminutif « pédé » gardent encore les stigmates. Bien sûr, dans cette affaire, personne, aucun média, aucun politique, ne l'a fait de façon explicite, mais les médias, mais les politiques auront permis une connexion imaginaire, une connexion imaginairement effectuée, et l'on sait que ces connexions sont tout autant efficaces, et parfois même davantage que les connexions explicites.
30 mars L'aversion séculaire contre l'homosexualité s'enracine dans l'imaginaire. Rien ne pouvant justifier cette aversion, il faut l'affubler de crimes, il faut la criminaliser. C'est ce qu'ont fait depuis des millénaires les clercs des religions monothéistes. Le Cardinal Gousset dans son énumération amphigourique des péchés de chair, ne fait pas autre chose, et va même au-delà puisque c'est toute la sexualité qu'il pénalise. Toutes les luttes de libération contre le pouvoir clérical de l'Église ont attaqué ces amalgames hasardeux qui ont produit des lois, des peines, des geôles, des lynchages, des meurtres symboliques ou des meurtres non symboliques. Alors qu'on continue dans le monde à jeter des hommes et des femmes du haut d'immeubles parce qu'ils seraient convaincus d'homosexualité, alors que les lynchages se poursuivent, alors que des familles, des bonnes familles, et parfois de bonnes familles chrétiennes, chrétiennes et catholiques, des familles pieuses même, rejettent leur enfant, le mettent à la rue, l'excluent de tout amour familial, il ne faut s'associer en rien à la criminalisation imaginaire de l'amour entre adultes du même sexe. Ainsi, rapprocher, même subrepticement, par le choix d'une photo dans un éditorial, par simple juxtaposition, les barbarinades contre le mariage pour tous et le silence supposé du Cardinal face à une affaire de pédophilie, c'est collaborer, tout aussi subrepticement, à ce vaste mouvement de criminalisation de l'amour, c'est perpétuer l'amalgame justificateur.
31 mars Que conclure de cette affaire, alors que le Cardinal Barbarin, après avoir demandé pardon dans son homélie de la messe chrismale qui précède Pâques, a aussi remercié ceux qui l'aident à faire son examen de conscience ? Je ne sais pas si je peux aider le Cardinal, mais si je devais m'adresser à lui, je lui dirai qu'il a très certainement péché en prenant position contre le mariage pour tous, mais que son affaire actuelle, qui le conduira peut-être devant les juges de son pays, ne constitue pas une pénitence, une punition de ce péché. Dans un cas, il a peut-être fauté. Dans l'autre, il a commis un péché mortel. S'agissant du maragie pour tous, sa faute principale, sa faute cardinale aura été de s'éloigner, sinon de la parole du Christ, de son message, de ce message qui est aussi transmis par la posture du Christ face aux événements qu'il rencontre. Que ce soit au moment où la femme adultère est menacée de lynchage, ou celui où il accepte de l'eau d'une femme considérée dans son village comme une prostituée, le Christ ne s'assimile jamais à la foule, il ne s'appuie pas sur l'opinion commune, il ne joue pas en bande organisée, même s'il a des disciples qui le suivent. La première faute du Cardinal Barbarin, celle qui l'aura conduit au péché, aura été de ne pas prendre en compte le caractère profondément anti chrétien des supposés catholiques de la Manif pour tous. Face à eux, la seule parole ecclésiale possible, après semonces, aurait été l'excommunication, tant ils défigurent le message du Christ, tant ils ont durablement affaibli l'Église. La deuxième faute du Cardinal Barbarin aura été de se livrer au plaisir de la communication médiatique, qui, dans le droit canon du vingt-et-unième siècle devrait être cité au rang des péchés capitaux, au sens, donc, premier du terme, c'est à dire au rang des péchés dont tous les autres péchés découlent. Le troisième péché, dont j'espère pour lui qu'il n'est pas mortel, ce troisième péché qui est le plus terrible pour un chrétien, qui le met véritablement en danger personnel, en danger de mort, c'est en fait de ne pas avoir cru à l'amour. S'agissant de la capacité dans laquelle il a peut-être été de dénoncer des crimes sans l'avoir fait, la justice des hommes passera. S'agissant de son reniement de l'amour, celui qu'il a commis en associant la demande de mariage de couples aimants à l'orgie et à l'inceste, pour ce péché-là, il ne trouvera que la justice de Dieu.