Quand
nous écrirons cette histoire de l'affaire Dreyfus qui
sera proprement les mémoires d'un dreyfusiste il y aura lieu
d'examiner, d'étudier de très près et nous établirons très
attentivement, dans le plus grand détail, ce que je nommerai la courbe
de la croyance publique à l'innocence de Dreyfus. Cette courbe a subi
naturellement les variations les plus extraordinaires. Naturellement
aussi les antidreyfusistes ont tout fait pour la faire monter et il
faut rendre cette justice aux dreyfusistes qu'ils ont généralement tout
fait pour la faire descendre. Partie des environs de zéro en 1894 (la
famille et quelques très rares personnes exceptées), on peut dire
qu'elle monta, qu'à travers des soubresauts de toute sorte, des
fluctuations politiques et historiques comme il ne manque jamais de
s'en produire pour ces sortes de courbes elle monta constamment
jusqu'au jour où le bateau qui ramenait Dreyfus en France introduisit
parmi nous le corps même du débat. Dès lors, malgré les apparences,
malgré un palier apparent, malgré une apparence d'horizontalité, en
réalité elle commença de baisser lentement, régulièrement. Malgré des
fortunes diverses, malgré des apparences de fortunes en réalité elle
commença de tomber. Cette descente, cette chute, cette baisse est
arrêtée aujourd'hui, on peut croire qu'elle est arrêtée pour toujours,
parce qu'elle ne peut guère aller plus avant, tomber plus bas, parce
que beaucoup de monde aujourd'hui s'en moquent totalement, et surtout
parce que nous sommes retombés à un certain équilibre, dans un certain
équilibre très tentant, très solide, très commun, le même où nous nous
étions arrêtés si longtemps à la montée : la France, le monde,
l'histoire coupés en deux, en deux partis bien distincts, bien coupés,
bien arrêtés, croyant professionnellement, officiellement, l'un à la
culpabilité et
l'autre à l'innocence, faisant profession de croire l'un à la
culpabilité et l'autre à l'innocence. C'est la
situation, c'est la
position commune, usuelle, familière, pour ainsi dire classique, c'est
la situation connue, le monde coupé en deux sur une question. C'est la
situation commode, car c'est la situation de guerre, la situation de
haine, mutuelle. C'est la situation à laquelle tout le monde est
habitué. C'est donc celle qui durera, qui déjà faillit durer pendant la
montée de notre courbe, qui s'est retrouvée, qui s'est reçue, qui s'est
recueillie elle-même au même niveau dans la descente, qui ne se
reperdra plus, qui sera définitive. Avec les
amortissements successifs
naturellement par la successive arrivée des nouvelles générations ;
avec les amortissements croissants et l'extinction finale, l'extinction
historique. |
|
Il
est donc désormais établi que les Français et les Américains
n'entendent rien de semblable quand, réciproquement, ils entendent
d'une part « Hillary Clinton » et, d'autre part,
« Donald Trump »... Mais
cela ne freine pourtant en rien les commentateurs qui
veulent tirer de cette élection américaine des conséquences sur les
élections françaises à venir. Cela relève évidemment de la supercherie.
En revanche, les femmes et les hommes politiques qui ont fait de la
grossièreté d'expression et de pensée une sorte de label politicien ont
tout intérêt en effet à faire valoir que la baderne teinte en blonde
aux
grimaces effrayantes qui vient d'être élue Président des États-Unis est
de leur camp. Lors de sa première campagne électorale, Barack Obama
avait utilisé un slogan que chacun a retenu : « Yes We
Can ».
Les
réactionnaires voudraient l'utiliser désormais à leur propre profit,
en le retournant, proposant aux électeurs de voter « Oui, nous le
pouvons », c'est-à-dire, « Osez être des beaufs
machistes, racistes, homophobes... vous le pouvez ». Il
convient
urgemment de dire à ces électeurs
qu'il n'y a aucun doute là-dessus, mais qu'il conviendrait de mieux
préciser ce qui suit
ce « Oui, nous le pouvons ». Nicolas Sarkozy a déclaré à La
Baule que l'élection de Donald Trump était le symptôme d'un ras-le-bol
de la « pensée unique ». On sait que pour les politiciens et
ceux qui les alimentent, le terme « pensée unique » est une
sorte de
formule magique, et qui relève
d'ailleurs de la pensée magique, qui recouvre tout et n'importe quoi,
alternativement,
qui a l'air, même vaguement, d'être de gauche. Il peut aussi
englober des idées et des impressions qui ne sont pas vraiment de
gauche mais qui ont le malheur de laisser croire que le temps passe et
que certaines choses peuvent changer. Et, de leur côté, les gens de
gauche
ou plutôt de gauche, ou vaguement de gauche taxent de « pensée
unique »
tout ce qui relève plus ou moins du libéralisme ou qui en a l'air. Tout
cela est bien sûr grotesque. Les uns et les autres s'aveuglent. Dans ce
monde qui change, il ne s'agit pas de s'envoyer des accusations de
« pensée
unique » à la figure, mais bien de chercher où « ça peut bien
penser » et comment diffuser une pensée contemporaine qui
s'émancipe
des vociférations du passé, qu'elles viennent d'ici ou qu'elles
viennent de là. Le problème n'est donc pas la pensée unique mais
l'opinion
commune, les habitudes de pensée et Péguy aurait ajouté, les
« âmes
vernissées ». |