Je le
regardais donc ce matin-là, 7, rue de Florence. Et je l'écoutais.
J'étais assis au pied de son lit à gauche comme un disciple fidèle.
Tant de douceur, tant de mansuétude dans une si cruelle situation me
désarmait, me dépassait. Tant de douceur pour ainsi dire inexpiable.
J'écoutais dans une piété, dans un demi-silence respectueux,
affectueux, ne lui fournissant que le propos pour se soutenir. Le
Beethoven de Romain Rolland venait de paraître. Nos abonnés se
rappellent encore quelle soudaine révélation fut ce cahier, quel émoi
il souleva d'un bout à l'autre, comme il se répandit soudainement,
comme une vague, comme en dessous, pour ainsi dire instantanément,
comme il fut soudainement, instantanément, dans une révélation, aux
yeux de tous, dans une entente soudaine, dans une commune entente, non
point seulement le commencement de la fortune littéraire de Romain
Rolland, et de la fortune littéraire des cahiers, mais infiniment plus
qu'un commencement de fortune littéraire, une révélation morale,
soudaine, un pressentiment dévoilé, révélé, la révélation,
l'éclatement, la soudaine communication d'une grande fortune morale.
Mais tout ce mouvement se gonflait, n'avait pas encore eu le temps de
se manifester. Le cahier, je le répète, venait tout juste de paraître.
Bernard-Lazare me dit : Ah j'ai lu votre cahier de Romain Rolland.
C'est vraiment très beau. Il faut avouer que l'âme juive1.
et l'âme
hellénique ont été deux grands morceaux de l'âme universelle. Je ne
manifestai rien, parce que j'ai dit que quand on va voir un malade on
est résolu à ne rien manifester. On est donc gardé par une cuirasse,
invincible, par un
masque impénétrable. Mais je fus saisi, je me sentis poursuivi jusque
dans les vertèbres. Car j'étais venu pour voir, je m'étais attendu à
voir les avancées de la mort. Et c'est déjà beaucoup. Et je voyais
brusquement les avancées des au-delà de la mort. |
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Les images de
ces villages, de ces bourgs, de ces petites
villes,
si tranquilles à force de mourir ou de craindre la mort
s'opposent
violemment à celles qui sont puisées dans ce qui sont nommés « les
camps de réfugiés ». Depuis les fascismes et la shoah, le terme
« camp » renvoie implacablement au « camp de
concentration ». Il n'est
sans
doute pas fortuit que le même jour, le Président de la République
reconnaisse la responsabilité de la France dans l'internement des
Tziganes à Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire, dans un
« camp » et
déclare, s'agissant des migrants : « nous
ne pouvions plus tolérer les camps de migrants et nous n'en tolérerons
pas ». Quelques semaines auparavant, des dirigeants de la droite
avaient appelé à l'internement des musulmans radicalisés pouvant
représenter un danger pour la sûreté de l'État. Il s'en était suivi un
de ces échanges que les médias nomment « musclés » entre le
Président
par intérim du parti Les Républicains
et le Premier Ministre, ce
dernier s'exclamant : « La France dont je dirige le
gouvernement ne
sera
pas celle où seront instaurés des centres où l'on enferme de manière
indéterminée, pour un temps indéterminé, des individus que l'on
suspecte ». On aura noté qu'il s'agissait ici de
« centres » et non de
« camps ». S'agissant des migrants, on démantèle des
« camps » et l'on
emmène
les personnes qui y séjournaient dans des « centres », qui,
certes,
sont des « centres d'accueil et d'orientation ». Il n'est pas
nécessaire d'être linguiste pour déceler que le terme
« orientation »
signifie que les personnes « accueillies », et non
« transplantées »,
n'ont pas vocation à y rester, et, qu'en conséquence, ces
« centres »
ne vont pas devenir des « camps ». Quand, s'agissant de
l'expression
publique, la langue hésite à ce point, c'est que le malaise est encore
plus grand que celui que l'on consent à exprimer. |