La
prédication
du Christ
n'a pas eu beaucoup d'importance. Pendant des siècles, seules les
élites
vraiment religieuses de la classe dominante ont compris la vraie
signification
du Christ. Mais l'Église — qui était l'Église officielle de la
classe
dominante — a toujours accepté l'équivoque, car elle ne pouvait
pas exister en
dehors des
masses paysannes. À présent, d'un
seul coup, la campagne a cessé d'être religieuse. Mais, par
compensation, la
ville commence à l'être. D'agricole, le christianisme se fait urbain.
Une
caractéristique de toutes les religions urbaines — et donc des élites
des
classes dominantes — est la substitution (chrétienne) de la fin au
retour : du
mysticisme sotériologique à la pietas rustique. Par conséquent, une
religion
urbaine est, en tant que schème, infiniment plus capable de recevoir le
modèle
du Christ que n'importe quelle religion paysanne. La consommation
et la prolifération des industries tertiaires ont détruit le monde
champêtre en
Italie et sont en train de le détruire partout dans le monde (l'avenir
de
l'agriculture est lui aussi industriel) : il n'y aura donc plus de
prêtres, ou,
s'il y en a, ils seront idéalement nés dans des villes. Mais ces
prêtres « nés
dans des villes » ne voudront bien évidemment à aucun prix marcher
main
dans la
main avec des policiers et des militaires, avec des bureaucrates ou des
grands
industriels : en effet, il ne pourra s'agir que d'hommes cultivés
et
formés
dans un monde qui, au lieu d'avoir derrière lui Adonis et Proserpine,
se fondent
sur les grands textes de la culture moderne. Si elle veut survivre en
tant qu'Église,
l'Église ne peut donc qu'abandonner le pouvoir et faire sienne cette
culture — qu'elle a toujours haïe — qui est par nature libre,
antiautoritaire, en
perpétuel devenir, contradictoire, collective, scandaleuse. Et puis,
enfin, est-il
vrai que l'Église doive coïncider avec le Vatican ? Si — faisant
don à l'État italien des grands décors (folkloriques) de
l'actuel siège du Vatican et offrant ses vieilleries (folkloriques),
étoles,
flabellums et chaises gestatoires, aux ouvriers de Cinecitta — le pape
allait,
avec ses collaborateurs, s'habiller en costume de clergyman dans
quelque
sous-sol de Tormarancio ou de Tuscolano, non loin des
catacombes de saint Damien ou de sainte Priscilla — l'Église
cesserait
peut-être d'être l'Église ? |
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En
conclusion, sommes-nous ou ne sommes-nous pas entrés en décadence ?
Si l'on s'éloigne des imprécateurs de la décadence qui
instrumentalisent cette notion assez floue à des fins autoritaires et
réactionnaires, on ne retrouve pas beaucoup des indices qui le
laisseraient croire ou même le supposer. La production littéraire et
artistique n'est pas vraiment marquée par une sophistication inouïe,
mais plutôt par le mercantilisme qui tend à la normaliser à l'extrême.
On présente à grand renfort de publicité des romans de gare comme
des chefs d'œuvre et des écrivains à la ligne comme des romanciers.
On donne des heures et des heures d'une radio culturelle à des pseudo
philosophes qui font semblant de penser en rétablissant la doxa la plus
doxale. Quant à la production plastique, elle est surtout marquée, dans
sa
diversité même, par l'avènement d'une sorte de nouvel académisme dont
seuls
quelques artistes ont assez d'énergie pour pouvoir s'extraire. Le
Second Empire n'aura pas été une période décadente mais aura
précédé une courte période décadente qui se sera dissoute dans le
fracas des armes. Le Second Empire aura été surtout le règne du mauvais
goût, de la
spéculation, de l'avènement des médiocres et de leur règne sans partage
sur les richesses, et ce n'est qu'après la chute de l'empereur, ce
n'est
qu'après Sedan, que, dans les débris
impériaux, quelques poètes voyants, quelques peintres incroyables
commencèrent à percevoir les lueurs d'un nouveau temps. Les nouveaux
adoubés du capitalisme financier, de ce lucrativisme forcené qui
gouverne aujourd'hui, crient à
la décadence, car, leur chute et leur défaite sont irrémédiablement
programmées. L'humain sera plus fort que leur goût du pouvoir et de la
force. Si l'on exclut une déflagration mondiale qui anéantirait
l'humanité, et qui adviendrait, non par un phénomène de décadence, mais
plutôt par celui d'une exaspération généralisée des forces belliqueuses
en présence, il y a peu de chance que le monde occidental connaisse une
nouvelle décadence, ou alors, elle serait mondiale et il faudrait alors
utiliser un autre terme. Car, il n'y a plus de guerre
de civilisation possible puisque, pour la première fois, toute la
planète vit sous le régime de
la même civilisation, qui est celle de la consommation. Il peut
seulement se produire des guerres civiles, et l'issue en sera
incertaine et cruelle. |