L'autre
voulait dire
évidemment qu'il était d'un très grand prix, d'un prix suprême, d'un
prix de cour suprême que la Cour de Cassation eût innocenté Dreyfus.
Pour lui ce n'était d'aucun prix. Il considérait cette sorte de
consécration juridique comme une consécration purement judiciaire, et
uniquement comme une victoire temporelle, surtout sans doute comme une
victoire de lui Bernard-Lazare sur la Cour de Cassation. Il ne lui
venait point à la pensée qu'une Cour de Cassation pût faire ou ne pas
faire, fît ou ne fît pas l'innocence de Dreyfus. Mais il sentait, il
savait parfaitement que c'était lui Bernard-Lazare qui faisait
l'autorité d'une Cour de Cassation, qui faisait ou ne faisait pas une
Cour de Cassation même, parce qu'ils en faisait la nourriture et la
matière, et qu'ainsi et en outre il en faisait la forme même. Qu'en un
sens, qu'en ce sens il en faisait la magistrature. Ce n'était pas la
Cour de Cassation qui lui faisait bien de l'honneur. C'était lui qui
faisait bien de l'honneur à la Cour de Cassation. Jamais je n'ai vu un
homme croire, savoir à ce point que les plus grandes puissances
temporelles, que les plus
grands corps de l'État ne tiennent, ne sont que par des puissances
spirituelles intérieures. On sait assez qu'il était tout à fait opposé
à faire jouer l'article 445 comme on l'a fait jouer (Clemenceau aussi y
était opposé), et tous les embarras que nous avons eus du jeu de cet
article, les embarras insurmontables qui se sont produits, qui sont
résultés du jeu de cet article, ou plutôt de ce jeu de cet article
étaient évités si on lui avait laissé le gouvernement de l'affaire. Il
ne fait aucun doute qu'il considérait ce jeu comme une forfaiture,
comme un abus, comme un coup de force judiciaire, comme une illégalité.
En outre, avec son clair bon sens, bien français, ce juif, bien
parisien, avec son clair regard juridique il prévoyait les difficultés
inextricables où elle nous jetterait, qu'elle rouvrirait éternellement
l'affaire ou plutôt qu'elle empêcherait éternellement l'affaire de se
clore. |
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Bien
sûr, le bête, n'est pas
seulement chez autrui, il est aussi en soi, où il élit domicile
subrepticement, et parfois durablement. Qui ne s'est jamais écrié,
soudainement placé face aux conséquences d'un de ses actes :
« Mais que
je suis bête ! » Considérons un événement mineur de la vie
domestique :
casser un
verre. Sauf à ce que ce soit le dernier verre en cristal du service de
son arrière-grand-mère, de grande valeur et à la valeur sentimentale
encore plus grande, ce n'est pas très grave. C'est seulement ennuyeux.
Il
faut ramasser les morceaux, risquer de se couper. On se serait passé
d'une pareille bêtise. Mais, il y aura eu, quelle que soit la presse et
quelle que soit la circonstance, ce léger instant d'arrêt, où, malgré
sa propre conscience, on regarde fixement les éclats sur le plancher,
doutant
presque que ce soit vrai, que ce soit réel, que la réalité soit à ce
point contraire à ce que l'on en espérait, que le verre soit tombé et
qu'il se soit cassé. Il en va comme si notre conscience avait besoin
d'un léger temps d'ajustement entre ce qui est et ce qui aurait dû
être. Le constat de sa propre bêtise peut aussi être rétrospectif. On
comprend tout à coup ce que l'on aurait dû comprendre des années
auparavant, et cet acte de compréhension, soudainement, nous semble
d'une totale évidence. Comment a-t-on pu être aussi bête ! Et
c'est
tout un pan de la vie qui est alors reconsidéré à l'aune de cette
bêtise première. N'est-ce pas d'ailleurs l'argument principal de La Recherche du temps perdu, ou,
tout au moins, celui de Du côté de
chez Swann, ce roman à la toute fin duquel le personnage
principal, Charles Swann, confesse : « Dire que j'ai gâché
des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que
j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas,
qui n'était pas mon genre ! ». Se considérer comme ayant
été bête,
c'est constater a posteriori que l'on n'était pas dans la réalité, mais
dans la fiction de son propre jugement, de sa croyance ou de ses
pulsions. On
était stupéfait !
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