Diégèse




samedi 31 août 2019



2019
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L'atelier du texte demain










Dernier Jour 243



Gustav Diégèse














Il a fini hier. Trente-cinq ans de boîte et trente-cinq ans au même poste. On ne lui a jamais proposé « d'évoluer dans l'entreprise » comme dit la responsable des ressources humaines. On lui a plutôt fait remarquer qu'on le gardait parce que c'était lui et qu'il était près de la retraite et que c'était pour cela que l'on ne ferait pas appel, jusqu'à son départ, à un prestataire extérieur. « Faire appel à un prestataire extérieur » est désigné par le terme « externalisation ». Cela l'amusait presque que l'on attendît son départ pour « l'externaliser », ce qui lui semblait redondant. Il est vrai que c'était la dernière entreprise à ne pas avoir externalisé cette fonction peu prisée des organigrammes : gardien de nuit. Et claude était gardien de nuit depuis trente-cinq ans, et l'heure de la retraite était arrivée.

L'entreprise avait organisé un pot de départ et prévu un cadeau. C'était le service « RH » qui s'en était occupé directement, car, Claude n'avait pas vraiment de collègues. Quand il était absent ou en congé, on faisait déjà appel à un prestataire. Ils avaient été quelques-uns à accepter de rester un peu plus tard pour participer au pot et, pour la plupart, c'était pour faire plaisir au service « RH », dont il est toujours bon de se ménager les bonnes grâces. Le responsable de la sécurité avait lu - mal - un discours qu'on lui avait préparé. On avait trinqué sans alcool pour ne pas contrevenir au label « vie saine au travail » que l'entreprise venait enfin d'obtenir, puis, tout le monde avait emboîté le pas à la responsable « RH », qui n'avait pas que ça à faire tout de même. C'était ce que le lendemain elle appellerait avoir fait « le service minimum ». C'est aussi qu'elle sait sur Claude ce que d'autres ne savent pas et qu'elle ne peut pas dire, celui-ci ayant demandé la plus stricte confidentialité. Claude est titulaire d'une maîtrise en gestion internationale complétée par deux certificats dans des universités britannique et américaine. Que l'on soit gardien de nuit, même si elle prétend « qu'il n'y a pas de sot métier », elle a déjà du mal à le comprendre, mais qu'on manque à ce point d'ambition quand on est sur-diplômé, cela lui semble d'une extravagance coupable. Et cela détruit aussi tout le système de promotion interne qu'elle essaye de mettre en place à coup de plan de formation et d'avancement au mérite. En fait, elle est bien contente que ce soit fini, bien qu'elle eût aimé connaître les motivations secrètes de Claude. Ce n'est pas grave. Elle passe à autre chose.

Après le pot de départ, qui n'a pas manqué de le faire sourire, Claude s'est assis devant les écrans de contrôle. Il fera une première ronde vers 23 heures et une autre vers 5 heures du matin. Il n'aura pas d'objets personnels à emporter avec lui, même pas une photographie. Quand tout sera calme, il sortira son livre. Il en apporte un chaque jour. Puis, ce sera le matin. Après toutes ces années, il ressentira encore le plaisir de rentrer chez lui quand les autres partent au travail, plaisir qui n'aura pas été pour rien dans ce choix particulier de mode de vie. Après une douche, il dormira. Mais, il n'a pas besoin de beaucoup de sommeil et, avec l'âge, il en a besoin de moins en moins. Vers midi, il sera à pied d'œuvre. En fin d'après-midi, il ira à la piscine ou à la salle de sport. En tant que retraité, il pourra continuer à bénéficier de l'action sociale de la boîte. Puis, au lieu de reprendre son poste, il pourra, enfin, rejoindre son atelier. Tout ce temps supplémentaire pour l'atelier lui paraît une aubaine. Il se sent rajeuni.









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4e de couverture






Il y eut l'époque où l'on passait toute sa vie professionnelle dans la même entreprise. Puis, les magazines supposés spécialisés ont martelé que la mobilité professionnelle était désormais la règle. La fidélité n'était plus à la mode. Le Contrat à durée indéterminée, du coup, non plus. On n'a pas précisé, bien sûr, que cela s'accompagnait d'une plus grande précarité. Il existe encore pourtant, et pas seulement dans des entreprises publiques, des salariées et des salariés qui ont fait toute leur carrière dans la même entreprise et qui, des dizaines d'années parfois, ont pris le même chemin, les mêmes transports en commun pour rejoindre le même bureau. Trente ans... Quarante ans parfois... Et puis, vient le dernier jour de travail. Il faut partir. C'est la retraite. Le plus souvent, il y a un « pot », les supérieurs hiérarchiques font un discours. C'est certain... il ou elle va manquer ! L'entreprise ne sera plus jamais comme avant. Et pourtant...
Gustav Diégèse est allé à la rencontre du jour d'après. Double rencontre : comment les nouveaux retraités passent le temps du premier jour de retraite ; comment les entreprises passent le premier jour ou les premiers jours après le départ en retraite des employé.e.s fidèles. L'auteur, familier de l'écriture du réel, nous livre des récits touchants ou révoltants où l'oubli et le temps qui passe sont les personnages principaux. Il dresse en creux un portrait acide du travail, de ce travail qui ne cesse de se dégrader, ne serait-ce que d'un seul point de vue moral. Un livre triste et beau, sans nostalgie, mais qui alerte sur les conditions humaines qui sont faites, sous le couvert du travail, à la dignité des femmes et des hommes.










31 août







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