Diégèse




jeudi 4 avril 2019



2019
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Il n'en était peut-être rien 94



Mathieu Diégèse














Je rencontre M. au café. C'est un homme d'une quarantaine d'années à l'apparence plutôt classique, les cheveux courts. Il porte une barbe de trois jours très précisément taillée qui ne comporte que quelques poils blancs. Sous le costume de cadre assez ajusté, on devine un corps entretenu, sans doute dans une de ces salles de sport qui fleurissent dans les villes, grandes ou même moyennes. M. travaille à La Défense. Il n'a donc aucune difficulté, près de son lieu de travail ou sur son trajet en transport en commun, à trouver ce type de services.

Il serait plus juste d'écrire que M. travaillait à La Défense, parce que, depuis un mois, il est au chômage à la suite de la défaillance de l'entreprise pour laquelle il travaillait depuis trois ans. Il faut préciser que M. est très diplômé et qualifié et que son C.V. est sans tache. Pourtant, depuis trois mois, alors qu'il accumule les entretiens, il n'a pas été retenu pour un des postes qu'il a brigués et n'a même pas figuré sur la « courte-liste » dite aussi, en franglais, « short-list. » Cela n'est pas exceptionnel, après seulement trois mois de recherche d'emploi, en ces périodes de crise.

Ce qui a conduit M. à répondre à mon annonce*, c'est qu'à l'issue d'un entretien de sélection, alors qu'il revenait vers la salle s'étant aperçu qu'il avait oublié ses gants sur un siège, il n'avait pas pu ne pas entendre au moment où il frappait à la porte le recruteur dire à un collègue : « il n'est pas mal mais il est trop lisse. » Dans un premier temps, c'est surtout la déception d'un nouvel entretien qui demeurerait sans suite qui a prévalu. Puis, après une séance de sport, il s'est rendu compte que la phrase résonnait dans son esprit. Une fois couché, il n'a pas pu fermer l'œil, tournant et retournant cette même phrase et lui trouvant le goût de l'injustice. Il aurait accepté d'avoir été jugé comme étant trop qualifié ou pas assez qualifié pour le poste ; de ne pas avoir assez d'expérience ou d'en avoir trop ; de ne pas avoir le parcours attendu. Il ne pouvait se résoudre à être « trop lisse. » La difficulté était que dans le cadre des entretiens d'embauche, il n'existe pas de procédure de contestation, ni de cour d'appel. En outre, le propos n'était pas clairement discriminatoire. Il lisait et relisait l'appel à candidatures et n'y trouvait rien qui demandât que l'on soit plus ou moins « lisse. » Il pouvait admettre qu'il ne parlait pas très fort et toujours avec une voix assez monocorde, mais il considérait que cela lui donnait une apparence calme, sinon sereine et propre à montrer qu'il avait du sang-froid. Il ne pouvait donc entendre qu'il eût été jugé « trop lisse. » D'ailleurs, il ne voyait vraiment pas ce que cela pouvait bien vouloir dire.

Cela faisait maintenant quinze jours que l'entretien et l'incident avaient eu lieu. M. n'avait pas eu de nouvel entretien. Il n'en avait pas sollicité. Il ne pouvait l'envisager avant d'avoir élucidé cette histoire. Nous avons longuement parlé. Tout y est passé. Son enfance, son adolescence, ses années de formation, son parcours professionnel. Et puis, aussi, sa vie amoureuse et même quelques traits de sa sexualité. Il savait être drôle ; faisait preuve d'auto-dérision sans cruauté excessive à son propre endroit. Et puis, soudainement, alors que, visiblement, l'entretien se terminait, son visage s'est empourpré. Dans un souffle, il m'a dit : « je me suis fait entièrement épiler récemment. » Je n'ai pas souri ; encore moins ri. Je lui ai seulement dit : « il faut donc attendre que cela repousse. » Dans un presque sanglot, il a répliqué : « épilation perpétuelle. » M. avait donc été condamné sans appel à la perpétuité. Il était donc à jamais trop lisse.




*Le narrateur a passé une annonce qui disait ceci : écrivain cherche témoignage de personnes ayant le sentiment d'avoir fait l'objet d'une fausse accusation dans le cadre professionnel ou personnel. Envoyer un message à m.....d......@d.......fr









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4e de couverture






L'erreur judiciaire fait vendre. Il faudrait se pencher sur les ressorts psychiques qui font que le public aime les erreurs judiciaires, quand elles finissent par être mises à jour et dénoncées comme telles. Est-ce qu'il y a dans ce goût-là l'espoir de reconnaître qu'on ne serait pas, nous non plus, si coupables ?
C'est en quelque sorte la question que se pose Mathieu Diégèse, romancier et psychanalyste. Serions-nous toutes et tous coupables d'erreurs judiciaires intimes ou professionnelles ? Serions-nous toutes et tous les victimes d'erreurs judiciaires, tout aussi intimes ou professionnelles ?
Ce roman, on l'aura compris, est le roman de l'introspection et le roman du doute. Les personnages, comme nous le faisons tous ou la plupart d'entre-nous, jugent et son jugé.e.s, prononcent des anathèmes, se fâchent provisoirement ou à jamais. Des rancunes, du ressentiment demeurent.
Et pourtant ! Il n'en était peut-être rien... comme le suggère le si joli titre de ce livre salutaire. Il faut le lire et le faire lire. Et surtout se le rappeler ensuite dans chacune des circonstances de la vie.










4 avril







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