Diégèse




mercredi 10 juillet 2019



2019
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Jusque dans leur posture 191



Gustav Diégèse














J'arrive dans le couloir. Au fond, quelques chaises invitent à l'attente. Le tissu en est défraîchi. Elles ont beaucoup servi et ce n'est pas le soleil, dans cette antichambre sombre, qui a pu décolorer ce mauvais tissu. Un homme est déjà là. Il a un dossier dans les mains. Je remarque que ces doigts laissent des traces humides sur le carton vert-pâle de ce dossier qui n'est pas très épais. Quelques feuilles seulement. Je le salue et m'assieds de l'autre côté, pas exactement en face. D'ailleurs, le couloir est assez étroit et nos genoux se toucheraient presque, ce qui serait embarrassant. Je me penche en avant pour prendre un instant ma tête entre mes mains. Je vois ses chaussures. Il n'y a rien à dire de ces chaussures. Elles ne sont ni trop propres, ni sales, ni luxueuses, ni trop bon-marché. Ce sont de bonnes et honnêtes chaussures. Quand je procédais à des recrutements, je regardais toujours les chaussures, surtout chez les hommes. Il est plus difficile chez les femmes d'en tirer des conclusions utiles et surtout justes. Je me méfiais particulièrement des hommes avec des chaussures impeccables. Il faut avoir un caractère obsessionnel avéré pour avoir à dix heures du matin, dans une grande ville, des chaussures immaculées. En outre, j'ai toujours imaginé que des chaussures trop propres étaient celles d'un mort. Les obsessionnels sont fétichistes et insupportables dans le travail. Ils manquent de pragmatisme et préfèrent les doctrines aux faits. Je m'arrangeais pour ne jamais recruter des obsessionnels de la chaussure. À l'opposé, des chaussures trop avachies, surtout pour un poste de cadre, semblaient trahir un manque de motivation ou le trouble d'un homme qui a cessé de s'occuper de ses chaussures quand il a quitté sa mère, signe d'un manque de maturité. Je préférais cependant ces derniers à ceux aux chaussures de bal. Ils sont meilleurs camarades.

Mais, l'homme qui était en face de moi ou presque dans ce couloir avait les bonnes chaussures. Si j'avais été le recruteur, il aurait eu toutes ses chances. Mais, ce jour-là, je n'étais pas le recruteur, j'étais le candidat. Et cet homme était sans doute un concurrent pour ce poste de cadre qu'il me fallait absolument. Heureusement qu'il y avait les traces de la moiteur de ses mains sur le dossier, sinon, je me serais senti battu par avance. J'ai la chance de ne jamais avoir les mains moites, même quand il fait très chaud. Je regarde mes chaussures . Elles ne sont pas mal. Elles sont sans doute un peu trop propres. Elles sont moins bien que les siennes. C'est trop tard. Je ne peux plus rien y faire. La porte s'ouvre, c'est son tour. Je n'ai plus rien à regarder d'autre que les chaises toutes plus laides les unes que les autres. Est-il vraiment raisonnable de venir travailler dans une entreprise qui prend aussi peu de soin dans le choix du mobilier ? À peine cinq minutes plus tard, il sort de la pièce. Il semble plus détendu. Pourtant, s'il sort maintenant, c'est qu'il n'a pas été pris, qu'il a manqué son entretien. Peu importe, je dois me concentrer. Ils sont cinq en face de moi. Présentation, projet, question-réponses. Plus de quarante-cinq minutes plus tard, j'y suis encore. Tout se passe à merveille. Je sais que le poste est à ma portée. L'entretien se termine. On m'appellera, me dit le patron. Il ajoute, dans un sourire : ce ne devrait pas être long. Je sors de l'entreprise. Une succession de bureau avec des noms sur les portes, je les lis machinalement. Alors que je passe devant la dernière porte, elle s'ouvre et un homme sort. Il est en jogging. C'est l'homme de tout à l'heure. Je m'efface. Il remercie et part. J'ai cru voir un petit sourire. Je regarde le nom sur la porte. C'est le nom dans l'organigramme de l'entreprise de l'homme qui occupe le poste auquel je candidate. Je compare mon compagnon d'attente avec la photographie du trombinoscope qui s'affiche sur mon téléphone mobile. C'est bien lui. Il n'attendait donc pas pour candidater, mais peut-être pour négocier le montant de la rupture conventionnelle de son contrat de travail. Je sais alors instantanément que je ne donnerai pas suite s'ils me rappellent pour me proposer le poste. Aucune envie de travailler dans une entreprise avec des chaises aussi moches qui se sépare en outre de collaborateurs aux chaussures parfaites.









page 191










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4e de couverture






Gustav Diégèse pourrait être policier dans une série télévisée. Il déterminerait qui est coupable ou innocent en regardant les prévenus à leur insu. Ou alors, il serait psychothérapeute, et soignerait les maux du psychisme en faisant travailler leur posture corporelle à ses patients. Ou bien encore, il serait artiste...
Ce livre de photographies et d'entretiens de Gustav Diégèse est tout à la fois artistique, philosophique et psychologique. Le protocole suivi par l'écrivain-artiste est simple. Il prend des images d'inconnues ou d'inconnus croisés au hasard et écrit leur histoire brièvement. Puis, il interroge les personnes qu'il a photographiées et reproduit l'entretien qu'il a eu avec elles.
L'originalité de ce travail réside dans le fait que Gustav Diégèse ne s'arrête jamais aux détails vestimentaires, qui sont aussi, on le sait, des marqueurs socio-économiques. Il ne considère que la posture corporelle et ce qu'elle raconte.
Parfois l'écrivain tombe à côté. Il n'a pas vu.
Parfois, sa perspicacité est surprenante.
Dans tous les cas, ce livre de photographies regorge de tendresse humaine. Feuilletez, lisez, et vous ne regarderez plus jamais les gens dans la rue de la même façon.










10 juillet







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