Diégèse




lundi 11 mars 2019



2019
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Face à la surdité du monde 70



Mathieu Diégèse














Rosine - 62 ans - Carpentras

Nous avons quitté l'Algérie en 1962, parmi les derniers de ces départs-là. Je n'ai pas beaucoup connu mon père. Ma mère nous a dit à mes frères et à moi qu'il nous rejoindrait en France. Cela faisait plusieurs mois que nous ne l'avions pas vus. Pourtant, parfois il passait à la maison, mais seulement la nuit. Nous trouvions alors sur la table de la cuisine un petit mot que l'un de mes grands-frères lisait. Je me souviens que je voulais tellement pouvoir lire les mots de mon père que je pleurais d'être trop petite et que je demandais tous les jours à ma mère de demander à la directrice de l'école de m'autoriser à aller en cours préparatoire. Mais, ce n'était pas possible. Alors, j'ai appris à lire toute seule et quand nous avons quitté l'Algérie, je n'avais que cinq ans, mais je savais lire. Je me souviens que ma mère a dit à la nouvelle école de Carpentras que je savais lire. Mais, là, c'était différent, je voulais rester avec mes copines, et surtout ne pas sauter une classe. Alors, j'ai fait semblant de ne pas savoir vraiment lire. D'ailleurs, ce n'était plus nécessaire puisque mon père ne passait plus la nuit et que l'on ne trouvait jamais de petit mot de lui sur la table de la cuisine.

Je me souviens du jour où ma mère nous a réunis, mes frères et moi, pour nous annoncer que notre père était mort. J'ai pleuré toute la journée. Je ne pouvais plus m'arrêter. Mes frères aussi ont pleuré, sauf le grand. Il écoutait le visage fermé. Il n'a rien dit. Il a tourné les talons et il est sorti. J'ai su plus tard qu'il savait tout depuis longtemps. Ma mère l'avait mis dans la confidence, lui, pourtant encore jeune adolescent. Mais, dès la mort de mon père, elle l'avait considéré comme le chef de famille. C'était comme ça à l'époque, surtout dans nos familles en Algérie. Le fils aîné avait tous les droits, surtout après la mort du père.

C'est peu de temps après qu'une de mes copines, dans la cour de récréation m'a dit ceci : « à la maison, mon père a dit que le tien était O.A.S. » Ni elle, ni moi ne savions ce dont il s'agissait. Je suis rentrée le soir chez nous et j'ai demandé à ma mère si mon père était O.A.S. Sa réponse a été cinglante : « tais-toi malheureuse, tu ne sais pas ce que tu dis. » Et elle s'est mise à pleurer. Je n'en ai plus reparlé, mais j'ai grandi et bientôt, j'ai pu me renseigner et j'ai compris ce que ma copine avait voulu dire. Jeune fille, je revendiquais notre passé pied-noir. Au café, je ne commandais jamais rien d'autre que de l'Orangina, en faisant remarquer à chaque fois ou presque que l'Orangina avait été inventé « chez nous. » Mais on ne parlait jamais de l'O.A.S. On ne parlait jamais de mon père non plus. Une fois, seulement, j'ai entendu à une autre table, dans le café où nous allions : « l'O.A.S. c'étaient tous des salauds. » Je me suis retournée et j'ai demandé à l'homme qui disait cela pourquoi il le disait. Il m'a répondu qu'ils avaient quand même tué des milliers de personnes, dont des enfants, et même des Français d'Algérie qui voulaient seulement partir en vacances. J'ai encore pleuré. Le soir, j'ai demandé à mon grand-frère ce qu'il en pensait. Il m'a dit de ne pas m'inquiéter, que mon père était bien O.A.S., mais qu'il était un héros. Cela m'a réconfortée, même si je ne comprenais pas comment quelqu'un qui tuait des enfants pouvait être un héros.

Je n'ai jamais voulu savoir comment il était mort, et même s'il était vraiment mort. Je n'ai jamais rien voulu savoir ensuite de l'Algérie, de la guerre d'Algérie. Je me suis tenue éloignée de tout cela. À la mort de ma mère, j'ai laissé mes frères s'occuper de tout. Mon grand-frère militait alors à l'extrême-droite. Ce n'étaient pas mes idées, nous nous sommes fâchés. Puis, il est mort lui aussi il y a quelques années, avec ses secrets et les secrets de la famille. J'ai toujours pensé que lui savait. Encore aujourd'hui, je ne veux pas savoir. Ce ne serait pas très difficile de chercher. Je ne le ferai pas. Mes enfants le feront peut-être, mais je leur ai ordonné de ne jamais rien me dire. Pour moi, mon père, ce sont ces petits mots qu'il laissait sur la table de la cuisine et qui me donnaient envie de savoir lire avant l'heure. Ce ne sera jamais rien d'autre.









page 70










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4e de couverture






« Le meurtre du père »... Cela fait évidemment penser à la psychanalyse. Mais il ne s'agit dans le dernier livre de l'ethnologue Mathieu Diégèse, ni de meurtre symbolique, ni de tuer aucun père. Les meurtriers sont justement des pères. Il s'agit de meurtres de sang. Et Mathieu Diégèse interroge leurs enfants. Qu'est-ce que c'est qu'être la fille ou le fils d'un meurtrier ? C'est la question que pose l'auteur à des personnes de tous les âges, partout en Europe.
Ce qui se dessine de cette enquête un peu particulière, c'est que les enfants de meurtriers se considèrent et sont considérés différemment, selon qu'ils sont du sud de l'Europe ou du nord, en pays protestant ou en pays catholique, qu'ils vivent dans des villes ou dans des campagnes, ou bien encore dans la périphérie des villes, toujours beaucoup plus multiculturelles. Mais surtout, ce qui ressort de cette enquête passionnante, c'est que les traits fondamentaux de toutes les tragédies imaginées depuis l'antiquité sont toujours présents dans ces histoires individuelles d'enfants du 20ème ou du 21ème siècle. Sous les oripeaux du temps, il est toujours question d'honneur, de courage, de serment, de fidélité, de liens du sang... et ce, même dans des contextes sociaux très dégradés, voire même davantage encore dans des contextes sociaux très dégradés.
Ce livre est passionnant. Il ne propose aucune forme de jugement et nous livre un curieux miroir de nos sociétés, qui ne seraient donc pas aussi déracinées que certains voudraient le laisser croire.










11 mars







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