Constant se sert un verre d'une bouteille de vin blanc ouverte dans le réfrigérateur. Il n'a pas mangé de la journée et le liquide glacé lui fouette le sang. Il sait qu'il sera pris bientôt d'une légère euphorie : les endorphines et la vasodilatation.
Il sort de la bibliothèque le catalogue de sa dernière exposition qui lui fait office, à peu de travaux près, de rétrospective. Il passe le texte d'introduction commandé à une critique reconnue. Il ne doit surtout pas en lire une seule ligne, qui pourrait le détourner de l'expérience inusitée qu'il va tenter. Sur la table du salon, il a disposé les dessins de son enfance retrouvés tout à l'heure. Il les regarde encore une fois. Si sa mère les a gardés, était-ce qu'ils lui étaient destinés ? Ou bien alors, n'avaient-ils pas besoin de l'être pour qu'elle les conservât ? Cela demeurera indécidable.
Il se souvient cependant précisément de l'un d'entre-eux, fait à l'école. Il s'agissait dans son souvenir de se peindre, de faire son auto-portrait, même s'il y a peu de chance que l'institutrice eût utilisé ce terme un peu savant pour un enfant de cinq ans.
Et, soudainement, dans ce dessin d'enfant, il se reconnaît. Ce ne sont pas les traits de son visage qu'il reconnaît et il ne tentera d'ailleurs pas de les comparer avec une photographie de cette époque. Non, il voit présente une certaine manière de peindre qu'il gardera, parfois secrètement, tout au long de son œuvre. Et il entend soudain un mot prononcé avec une voix de l'enfance : « Picasso ». C'est la voix de sa mère. Il ne se souvient plus des circonstances exactes qui ont conduit sa mère à prononcer le nom de l'artiste immensément célèbre. Mais, il se souvient que le nom l'avait frappé et qu'il avait trouvé que le nom lui-même était coloré et amusant comme celui d'un clown. Lui avait-elle dit qu'il dessinait comme Picasso ? C'est possible ! C'est une remarque que l'on fait souvent aux enfants dès lors qu'ils montrent des dessins où leur maladresse supposée tend à importer pour les adultes de l'abstraction dans leur intention figurative. Peu importe. Il sait ou croit savoir que la remarque et le nom de l'artiste ont fondé sa curiosité et excité son envie de continuer à peindre. Puisque sa mère gardait ses dessins et qu'il était son « Picasso », cela valait le coût d'aller voir de ce côté de la peinture.
Mais alors, pourquoi avoir arrêté de peindre ?
Mathieu Diégèse, historien de l'art et écrivain d'une très grande sensibilité, à travers le personnage de Constant, derrière se cachent sans aucun doute, non pas un mais de très nombreux artistes ayant dépassé la soixantaine, décrit ce qu'il croit bien être un tournant radical de l'art de notre temps, de ce temps qui est encore à venir.