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Plus j'avance dans
ce voyage qui pourrait paraître insensé sur les routes de solitude dans la
France ensommeillée,
et qui l'est certainement, plus il m'arrive de devoir donner des
explications à ma présence, en plein hiver, dans des villages
désertés. Parfois, les regards se font insistants et ma fourgonnette
est évidemment
soupçonnée emporter quelque rapine de brocante. Mais, c'est évidemment ma solitude,
justement, qui intrigue le plus. Fort heureusement, j'ai trouvé une
façon simple de déjouer une curiosité qui pourrait vite tourner à
l'hostilité : je prends des clichés photographiques. Bien sûr,
pour que ça fonctionne comme alibi à mon désœuvrement premier, il faut
que ces photographies soient prises, doucement, lentement, progressivement,
avec un véritable appareil photographique. Mais, il faut prendre soin
de ne pas utiliser de téléobjectif, car cela pourrait laisser imaginer
quelque repérage ou pire encore un quelconque voyeurisme. Bien sûr,
quand on est un vieux monsieur qui voyage seul dans une fourgonnette
aménagée en dehors des circuits touristiques, loin des gares TGV, il faut
prendre soin d'éviter soigneusement les écoles et tous les lieux où se
trouvent des enfants afin de n'inquiéter personne. Ainsi, depuis plus de
quarante-six semaines, j'ai pris beaucoup de photographies ou
plutôt, j'ai beaucoup fait semblant de prendre des photographies. Car,
je n'en prends pas vraiment. Je n'ai que l'attitude du
photographe, pas la pratique. Je les efface au fur et à mesure comme si
je voulais demeurer sans
mémoire. J'ai récemment trouvé un subterfuge, usant de vieilles
connaissances pour obtenir un article avec photo dans la presse locale.
Désormais, on
me reconnaît et cela m'aide à déjouer la réputée froideur
rurale.
En fait, les lieux qui demeurent les plus hospitaliers et, somme
toute, les plus tolérants malgré ce que l'on y entend parfois, ce sont
les cafés et je devrais plutôt utiliser le terme « troquet »,
dont j'apprends avec bonheur qu'il est dérivé par aphérèse de
« mastroquet » et par là-même qu'une des occurrences
relevée par les dictionnaires se trouve dans une lettre du compositeur
Déodat de Sévérac du samedi
8 mai 1897, lettre à Marthe de Sévérac. Mais, ni l'une ni l'autre
n'étaient originaires de Sévérac d'Aveyron, qui n'est autre que
Sévérac-le-Château avant que plusieurs communes soient regroupées en
2016. En cette patrie des blonds Rutènes, comme aurait écrit Jules
César, c'est le dolmen de Galitorte que j'ai choisi d'aller
photographier, qui ressemble tant à un dolmen de bande dessinée que
c'est en est un véritable plaisir. Mon œuvre, à
supposer que j'en aie une, ne sera jamais aussi parfaite et durable que
ce dolmen demeuré semblable à lui-même à travers le temps.
Je passe donc beaucoup de temps dans les « troquets du coin », sans
m'y saouler, cela va sans dire. Ce qui me frappe dans l'écoute des
conversations au bar, c'est que le récit partagé, le récit commun, est
alimenté par les médias et par ce qui, dans les médias, est le plus
frelaté. C'est normal, car, on sait que le pouvoir ne prospère
que par le récit et plus le récit donné au peuple est pauvre et
aliénant, plus le pouvoir prospère sur son propre récit qui est celui
du lucre. Personne
n'essaye véritablement de construire avec le peuple un autre récit
que celui des médias. Même le personnel politique qui paraît le plus
revendicatif est pris dans la nasse médiatique. C'est peut-être la fin
du récit commun ou le
début d'autre chose qu'il faut diligemment inventer.
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