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C'est
le début de la deuxième semaine que je passe dans cette petite station
tyrolienne qui, à l'approche du printemps, est principalement
fréquentée par des personnes plus ou moins âgées. Je les croise sur les
sentiers où je vais sans but précis de promenade. Après les avoir observées pendant toute la première partie
de mon séjour ici, je me dis que la pratique de l'autoportrait en
situation, encore appelé « selfie », est vraiment devenue la
première pratique interculturelle, intergénérationnelle et interclasse
et qu'elle s'est hissée ainsi au statut de fait anthropologique
nouveau. Les personnes que je croise, comme tant d'autres partout dans le monde, transforment leur vie en bande-annonce d'une émission continue dont
il conviendra cependant de corser le scénario pour qu'elle puisse passer à la postérité. Elles s'inventent ainsi une autre vie supposée qui obéirait à un temps chronologique
distinct, qui est celui des réseaux sociaux. Tout à l'heure un couple
âgé, c'est à dire de mon âge ou presque, était assis sur un banc dans
un des jardins qui forment terrasse.
L'un comme l'autre étaient absorbés par la consultation de l'écran de
cet appareil qui, parfois, sert aussi à téléphoner. Soudain, l'homme a
lancé un cri de joie.
J'ai compris du flot de paroles qui s'est abattu sur sa compagne qu'une
de ses publications avait atteint un nombre incroyable de vues. Et la
femme a partagé sa joie, c'est à dire, sa photo. Et c'est ainsi que les lacs circulaires d'Italie, les bourgeons jeunes du printemps et les collines des garrigues servent de pâture au Grand-Tour numérisé dans une marchandisation incessante et féroce.
Cette substitution de l'auto média aux médias entame aussi durement le pacte
de confiance entre les médias et leur auditoire et permet l'éclosion de vérités successives et loufoques. On en arrive à penser qu'il n'y a pas d'autre intérêt à la
continuation du monde que de pouvoir le parcourir pour le photographier.
Peut-être est-ce pourquoi désormais j'aime autant la pleine nuit. Il y est plus difficile de prendre des photographies et cela me donne alors un sentiment de liberté inédit, à moi qui ne me sens vraiment jamais libre. Je me rappelle tous ces jours passés où la nuit était le seul moment de calme de la journée, le seul sans souci, ces jours où je vivais l'espoir dans la crainte que le printemps revienne, dans un intense désir de rêve. Si j'écrivais une biographie en commençant par la fin, je commencerais par raconter mes nuits et ce serait alors une biographie beaucoup plus complète qui irait à la source des raisons pour lesquelles je n'ai jamais cessé de me tourmenté ainsi.
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