mercredi premier février 2023

mercredi premier février 1961, il y a 62 ans Les Européens vont-ils constituer une " troisième force spatiale " ?
Par NICOLAS VICHNEY

Le Monde - publié le premier février 1961



Strasbourg, 31 janvier. - La conférence sur la réalisation en commun d'un " lanceur de satellites " s'est ouverte hier lundi à la Maison de l'Europe, en présence de représentants de douze États européens et d'observateurs d'autres puissances. Tour à tour le chef de la délégation britannique, M. Thorneycroft - qui a été appelé à présider les débats, et M. François de Roze, qui conduit la délégation française ont pris la parole pour expliquer les raisons qui ont poussé leurs gouvernements à proposer la réunion de cette conférence.

Au cours de la séance de mardi matin, Sir Harry Massey a indiqué qu'a son avis un lanceur de satellite européen pourrait être utilisé à des expériences de trois sortes : d'abord une observation de l'environnement, terrestre, ce qui nécessiterait l'envoi d'un satellite d'une centaine de Kilos ; ensuite des études astronautiques qui pourraient être menées à, bien a l'aide d'un satellite lourd de plusieurs centaines de kilos et stabilisé ; enfin des observations sur les radiations qui pourraient s'effectuer soit par des lancements de satellites, soit par des tirs dans l'espace.

Le professeur Auger a rappelé de son coté dans quelles conditions avait été fondé le Centre européen. Il a signalé que cet organisme ne manquerait pas d'utiliser les possibilités qu'offrirait un satellite européen. Il a indiqué que le programme purement scientifique de cet organisme allait être prochainement étudié lors d'une réunion de la commission préparatoire et qu'au nombre des problèmes qui seraient étudiés, figurerait sans doute la création d'un système d'études mondiales des relations " Terre-Soleil ".

Les thèses en présence

" A l'heure actuelle, a déclaré M. Thorneycroft lors de son exposé introductif, la conquête de l'espace constitue la prérogative exclusive des États-Unis et de l'U.R.S.S. Allons-nous ou n'allons-nous pas la leur abandonner ? C'est une question sur laquelle, quelle que soit la réponse que nous apportions, il ne faut pas tarder à se prononcer. "

" Il faut savoir, a affirmé de son côté M. de Roze, si les pays européens ont la volonté politique de s'engager dans la recherche spatiale et de constituer une troisième force spatiale, une force qui, d'ailleurs, pourrait n'être la troisième que par la date de sa création. "

C'était placer d'emblée le problème de la reconversion à des fins politiques de la fusée anglaise Blue Streak sur le plan le plus élevé, et force était de noter que, de ce point de vue du moins, les positions anglaise et française n'ont pas semblé très éloignées. Ces mêmes dispositions se sont d'ailleurs retrouvées lorsque les deux chefs de délégation ont souligné que la décision de leurs gouvernements d'achever la mise au point de cet engin demeurait liée à l'acceptation d'autres puissances.

Fallait-il conclure que Paris, hésitant il y a peu de temps encore, avait arrêté, pour des raisons politiques, la résolution d'aller de l'avant et de soutenir effectivement la thèse britannique ?

Lors de la séance à huis clos qui a suivi les exposés des deux chefs de délégation, les techniciens auraient noté que l'on s'était vraiment préoccupé de ce côté-ci de la Manche de ce que pourrait être le second étage de l'engin lanceur de satellites, dont le Blue Streak constituerait le premier étage. D'après les premiers plans anglais, ce devait être un engin britannique, le Black Knight, mais, sitôt que des contacts furent pris entre Paris et Londres, l'idée prévalut facilement qu'il serait préférable de faire appel à un engin français. C'était là plus un compromis politique qu'un accord technique, mais il ne semble plus impossible que les spécialistes français se piquent au jeu. Survenant après la présentation par les Britanniques d'un film dépeignant les essais en Grande-Bretagne du Blue Streak l'exposé technique français a paru apporter la preuve d'une amorce de coopération.

Mais faut-il borner cette collaboration à la réalisation de ce seul lanceur de satellites ? Soulignant que Paris souhaitait voir le plus grand nombre possible de pays se joindre à la France et à la Grande-Bretagne, M. de Roze a insisté sur le fait qu'elle ne saurait par principe se limiter à l'achèvement du Blue Streak. C'était certainement voir plus grand que n'avait voulu le faire M. Thorneycroft en déclarant que dans son esprit " il ne s'agissait certainement pas là d'une aventure à court terme ".

Des incidences économiques

Mais la France entend poser d'autres conditions encore : européenne, permanente, une coopération bien comprise impliquerait dans l'immédiat la réalisation du second étage du véhicule lanceur en France, et la construction du troisième étage du satellite proprement dit sur le continent. D'une façon plus générale, cette coopération devrait reposer sur un libre échange d'informations dans les domaines touchant à la construction de certaines fusées. Les résultats d'une telle entreprise, a précisé M. de Roze, revêtiraient une grande importance commerciale. Il importe donc que les industries soient à même de résoudre tous les problèmes qui se posent, car " seule la solution de ces problèmes peut permettre de nous rendre compétitifs par rapport aux autres puissances ".

Cette optique économique n'a pas paru étrangère aux délégués britanniques, puisque M. Thorneycroft, de son côté, s'est félicité que l'on puisse envisager une collaboration qui rassemble des pays des Six et des Sept.

Reste à savoir si ces divers avantages, dont l'énoncé laisse encore apparaître quelques nuances selon qu'il est effectué par Paris ou par Londres, compenseront aux yeux des autres pays les frais de l'opération. La question n'a pas été encore abordée à la conférence, mais il ne semble pas que le montant de " l'addition " soit de nature à effrayer ceux des pays qui, dans la coulisse, ont déjà fait connaître leur façon de voir, telle, dit-on, l'Allemagne.

C'est la même impression dans l'ensemble favorable que l'on pouvait recueillir mardi en fin de matinée après les exposés de sir Harry Massey et du professeur Auger Invités à faire connaître leur impression, les délégués des divers pays présents à la conférence ont dit leur intérêt pour le projet présenté, mais ont soulevé un certain nombre de questions, notamment en matière de propriété industrielle.

Ces problèmes financiers et administratifs seront discutés dès mardi après-midi au sein d'une commission d'étude, tandis que les aspects techniques du projet seront examinés dans une autre commission spécialisée.

NICOLAS VICHNEY