samedi 4 février 2023

vendredi 4 février 1972, il y a 51 ans Le marivaudage mystique de Bernard Noël

Le Monde - publié le 4 février 1972



Multipliant les plaquettes illustrées, les livres sur papier de luxe chez de petits éditeurs, lu par quelques centaines d'amateurs qui ne sont pas loin de lui constituer une coterie, Bernard Noël semble enfin sur le point de connaître un public plus vaste. Deux livres qui viennent de paraître sont caractéristiques de sa manière et élargissent son horizon, jusqu'ici un peu limité aux poèmes lapidaires et aux récits méticuleusement érotiques : Le Lieu des signes et Souvenirs du pâle.

Le Lieu des signes est comme une anthologie d'humeurs diverses : des récits coupés court, qui se voudraient des moralités ambiguës, des aphorismes se continuant en légendes, des réflexions qui disent l'inutilité de la réflexion raisonnable, des poèmes où perce comme la nostalgie d'une communion où le verbe constituerait un rite secret. Tout au long de ces pages remarquablement ciselées s'affirme un tempérament épris d'absolu, mais souffrant des atteintes du doute. Le beau hante Bernard Noël ; le beau saurait-il cependant écarter l'absurde ? L'esprit s'incarne en des phrases harmonieuses, qui aussitôt se complaisent dans leur propre chair, au détriment de la signification. On dirait un marivaudage mystique, qui n'oserait avouer son penchant pour les vices de l'écriture. N'est-ce pas, en fin de compte, du plaisir d'écrire que surgit, malgré soi, une éthique ? Et quand l'éthique précède le frémissement du verbe, elle se dissout en lui. Ce baroque prudent a des arabesques qui rappellent Julien Gracq et André Pieyre de Mandiargues. Mille inquiétudes le traversent pour lui donner un halètement qui n'est qu'à lui :

S'il m'arrive encore d'écrire, c'est pour mesurer mon silence.
Me prouver que je ne me tais pas à vide. Faux le silence et faux les mots ? Aucune certitude, aucun reste, mais de temps à autre une vision blanche : une cristallisation qui fut, qui n'est plus là.
Une réalité en danger de métamorphose.

Souvenirs du pâle est moins que Le Lieu des signes une confession, et la part de l'imaginaire y tient un rôle plus grand. À mi-chemin entre le récit et le poème en prose, ces textes valent par leur moelleuse sérénité de forme, et par une sorte de secret qu'on devine au fond d'une réalité toujours en danger de métamorphose. On en goûte infiniment la beauté plastique.

Elle te regarde fixement. Vos corps continuent d'avancer, mais vos yeux sont immobiles - dans la même sphère, penses-tu. Elle te sourit. Son visage est très lisse. Ce n'est pas sa peau qui sourit, et tu devines, en toi, le déplacement de ta gravité.

- Comme je suis libre, dit-elle.

Tu allonges ton bras. Tu écartes tes doigts pour sentir le ciel. L'infini, tout à coup, se peuple de veines et d'artères : il respire dans ta gorge.

- Pourquoi as-tu inventé les mots ? demande-t-elle.
- En attendant, dis-tu.


ALAIN BOSQUET.