vendredi 10 février 2023

vendredi 10 février 1967, il y a 56 ans Grandes ambitions, petits moyens
M. Pierre Moinot est chargé de mission : en le rappelant à ses côtés, M. André Malraux lui a confié le soin de transformer l'actuelle direction générale des arts et lettres en véritable direction de l'action culturelle, et l'on voudrait voir le titre recouvrir la fonction. Tâche qui déborde le cadre strictement administratif : avant d'entreprendre la rénovation d'une boutique, de décider comment seront distribués comptoirs, caisses et rayons, il faut savoir quelle marchandise exactement on compte y débiter.
Par Claude Sarraute

Le Monde - publié le 10 février 1967



Sur ce plan-là, M. Moinot est sûr de son fait. Son premier soin a été d'ouvrir - au sens propre et au sens figuré- les portes qui séparent les différents bureaux de la rue Saint-Dominique, d'établir d'étroits rapports entre des services qui jusqu'ici s'ignoraient. L'adjoint qu'il s'est choisi, auquel il a confié la direction du théâtre et de l'action culturelle, M. Francis Raison, est un ami. Ils se sont attelés à la même charrue pour creuser de plus en plus profond le sillon tracé par leurs prédécesseurs.

Ce n'est pas chose aisée. Le mouvement de décentralisation si courageusement amorcé il y a près de vingt ans par Mlle Jeanne Laurent est vite devenu irréversible. Il a fait boule de neige et sa dynamique est telle que pour survivre il doit s'accélérer. Il a fait naître un peu partout en France des besoins nouveaux, besoins de briser une sorte de servitude intellectuelle - à ce titre on peut parler de révolution culturelle, - besoins si impérieux qu'il n'est pas exclu de voir un jour ceux qui les éprouvent " descendre dans la rue " Si l'on s'obstine au gouvernement à ne pas considérer l'action culturelle comme un service public, elle risque de devenir une question d'ordre public.

Cette éventualité n'est pas pour déplaire à M. André Malraux. Elle lui fournit même les armes nécessaires à la défense de son budget. On sait que pour l'exercice 1966-1967, il a été favorisé par rapport à ses confrères. On lui a accordé une augmentation de 15 %. Ce qui ne représente encore que 0,43 % du budget national. Autant dire rien. Mais enfin ce rien avait permis de parer au plus pressé, de jeter quelques pelletées de charbon dans une chaudière qui menace toujours de s'éteindre en explosant. Et l'on sait avec quel dévouement, avec quel enthousiasme MM. Biasini et Picon, mécaniciens affairés, s'y étaient employés.

Depuis, la situation s'est encore une fois détériorée, car le propre de ces exigences est de renaître sans cesse de leurs cendres. MM. Moinot et Raison viennent de réunir à Royaumont les directeurs de maisons de la culture, de centres dramatiques et de troupes permanentes. Il a fallu rassurer d'abord, promettre de poursuivre l'action engagée et puis dire nettement si l'on pourra, oui ou non, calmer avant 1968 les impatiences nouvelles. C'est non. On ne peut pas : les derniers crédits ont été attribués en même temps que demandés. Il n'y a plus rien dans les tiroirs.

Le cas Planchon

Nos animateurs vont devoir se contenter cette année de ce qu'ils ont, et certains menacent d'abandonner. Prenons le cas de Roger Planchon, qui est exemplaire. On lui a promis une maison de la culture à Lyon. La municipalité et l'Etat ont donné leur accord de principe. Mais cet accord s'est rompu dès qu'il s'est agi de définir le rôle de la future maison. On ne veut pas rue Saint-Dominique financé pour moitié une sorte de prisunic de la culture, un bazar, une super-salle des fêtes réservée aux associations de peintres du dimanche ou à l'amicale des boulistes du coin. On entend que les maisons soient construites à l'échelle nationale et même internationale. Tant que les édiles ne se seront pas ralliés à ce point de vue, on arrête les frais.

Et Planchon dans tout cela ? On lui demande de comprendre qu'on œuvre pour son bien, qu'il y va de son intérêt, que c'est le seul moyen de lui donner un instrument de travail digne de lui. On trouverait tout à fait naturel qu'en attendant il décidât de faire autre chose. On lui propose des tournées à l'étranger. Il préférerait, semble-t-il, la direction du nouveau Théâtre municipal de Paris. Libre à lui. Quant à sa candidature présumée à la succession de Georges Wilson au T.N.P., on la déclare dénuée de tout fondement. Et Barrault et Wilson exigent avant de renouveler leurs baux au Théâtre de France et au T.N.P. un nouveau contrat ; ils l'auront.

Pour en revenir à Planchon, on n'hésiterait pas, au cas où les élus locaux se montreraient irréductibles, à passer par-dessus leurs têtes, à lui ouvrir alors à Villeurbanne un véritable théâtre national populaire. Cette idée, elle est de Planchon d'ailleurs, d'installer quatre ou cinq théâtres de ce genre en province est devenus la botte secrète du ministère. Elle devrait lui permettre d'exercer sur les municipalités récalcitrantes un chantage, hélas ! désamorcé par le manque de crédits.

La formation des animateurs

Autre cas, autre exemple : celui de Pierre Débauche. Il a entrepris à Nanterre une action préliminaire et nécessaire à l'édification d'une maison de la culture, action très vaste, très coûteuse, dont chacun se plaît à reconnaître l'efficacité. Il dispose pour cela de la seule aide aux jeunes compagnies, à laquelle viennent s'ajouter quelques crédits accordés par la ville et le conseil général des Hauts-de-Seine, à peine 300 000 F en tout. D'ici à 1968, époque à laquelle on espère le placer au rang de troupe permanente, on ne peut rien pour lui. Et sa maison de la culture n'est pas pour demain. Elle devra, comme toutes celles qui sont en projet, faire l'objet d'études approfondies, car on ne veut plus fabriquer ce qu'on appelle au ministère des boîtes à chaussures. On va former des groupes de travail comprenant des architectes, des scénographes, des sociologues, des usagers et des animateurs, bien sûr.

L'animateur pose un problème particulier. Il paraît qu'il se fait rare en France, que les réserves en sont déjà épuisées. Si les maisons prévues à Grenoble, à Saint-Etienne, à Rennes, ont trouvé preneur (Dasté, Béraud, Goubert et Parigot), celles d'Angers et de Nevers restent à pourvoir- La fonction est toute nouvelle. Elle exige une formation dont on a demandé à Jean Vilar, maître en la matière, de déterminer les modalités et le caractère. On attend son rapport, qui jettera les bases de la future école des animateurs.

M. Pierre Moinot s'est trouvé un moyen de communication : la télévision. Il a passé avec elle des accords aux termes desquels les spectacles affichés dans les centres de province seront retransmis à raison d'un tous les quinze jours sur la deuxième chaîne ; certains seront créés spécialement pour l'antenne et les responsables des informations régionales se sont engagés à accorder plus de place aux activités des différentes maisons de la culture.
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Consolider les positions anciennes, entreprendre des actions nouvelles, tel est l'objectif que s'est fixé le nouveau directeur général des arts et des lettres. C'est normal. Ce qui l'est peut-être moins, c'est sa détermination. M. Moinot avait donné en 1960 sa démission de directeur du théâtre et de la musique pour n'avoir pas obtenu les crédits demandés ; il est prêt à recommencer et il a même refusé - dans cette éventualité - d'occuper l'appartement de fonctions qui lui est réservé aux Gobelins. Les animateurs lui en savent gré, le ministre l'approuve, il a l'oreille de l'un et la confiance des autres. À ce poste où l'on est dirigiste sans l'être, où l'on est à la fois imprésario et fonctionnaire, improvisateur et planificateur, l'art suprême consiste à donner à l'Etat l'impression qu'il va au-devant du public, et au public le sentiment qu'il a su tirer l'Etat de sa torpeur.

CLAUDE SARRAUTE