mercredi 22 février 2023

lundi 22 février 1965, il y a 58 ans Les paysans du Maine en proie au mysticisme

Mayenne, 20 février. - M. le préfet de la Mayenne est sans doute un homme bien ennuyé. Ne voilà-t-il pas que dans son département on ne parle plus que d'un ancien ouvrier qui, flanqué de douze apôtres, se dit prophète et menace l'ordre public ? Car, à cause de cet homme, des familles se brouillent, les rumeurs les plus fantastiques, les accusations les plus graves, circulent sur son compte... Et dimanche dernier la foule a envahi la maison de celui qui se dit un envoyé de Dieu, en poussant des cris hostiles et en menaçant de le lapider. L'opinion s'en prend aux autorités pour leur reprocher leur carence. Elles ont pourtant, depuis quelque temps déjà, ouvert une enquête minutieusement menée. Mais celle-ci n'a fourni jusqu'ici, semble-t-il, aucun élément qui permette d'inculper le « prophète » pour escroquerie ou pour exercice illégal de la médecine, et de mettre fin au scandale. Il est possible que dimanche prochain les gendarmes devront à nouveau intervenir pour protéger la demeure de l'illuminé, ce qui, aux yeux d'une population mal avertie des subtilités de la légalité, pourrait être interprété comme une approbation.

Par MICHEL LEGRIS  

Le Monde - publié le 22 février 1965



Le prophète de la Mayenne se nomme Robert Brault. C'est un homme de cinquante ans, aux traits assez fins, aux yeux gris-bleu qui brillent d'un vif éclat. De longs cheveux blancs et une barbe lui donnent un air de moine orthodoxe défroqué. « Nous approchons de la troisième Pâque. » Voilà la seule réponse qu'il fournit quand on lui demande quand a commencé son « ministère ».

Point n'est besoin d'être grand exégète pour comprendre que cela fait un peu plus de deux ans qu'il a commencé à recruter des disciples auxquels il se refuse à donner un«  autre nom que celui d'« amis ". Qui sont ces « amis » ? Une centaine de personnes, en majorité des familles paysannes des environs de Mayenne ou de Laval, à quoi s'ajoutent des recrues venues des départements limitrophes, voire de la région parisienne. A la manière de M. Brault, les hommes se laissent souvent pousser de longs cheveux dans le cou et portent un collier de barbe. Ils viennent régulièrement rendre visite à leur « maître spirituel » dans l'ancien moulin qu'il occupe, en compagnie de sa mère et de sa fille, âgée de dix-sept ans et demi, à quelques kilomètres de Mayenne, au village d'Aron : deux petites maisons retirées, au bord d'une rivière. Tout le monde se réunit dans une pièce baptisée chapelle, meublée d'une longue table, de deux bancs, de tabourets. Au-dessus d'une commode trône une Piétà, style chromo. Au tableau noir, un commentaire de paroles de Jésus concernant l'amour du prochain. Car M. Brault, tout en stigmatisant les prêtres d'aujourd'hui et en affirmant que le mariage n'est pas indissoluble, se proclame « catholique ». Il nie vouloir être un nouveau « Christ ». Mais il a reçu de Dieu un « commandement » qui doit rester secret.

Cette vocation remonte à 1949. L'année précédente, cet ancien ouvrier métallurgiste de Nantes, qui était revenu dans la région d'Aron où il est né d'un père minotier, avait vu sa femme tuée d'un coup de revolver tiré (accidentellement devait conclure la police) par un de ses amis. Il se tourna vers les choses de la religion et aurait alors élaboré sa doctrine. Celle-ci est des plus banales, pour ne pas dire des plus simplettes : « Suivre la Bible et surtout l'Évangile » ; « Blanchir l'âme » ; « Dire non au chemin du péché » ; « Aller dans la direction de la perfection » ; « Quand l'âme est pure, on ne peut pas être malade ».

M. Brault se flatte d'entreprendre des jeûnes de cinquante jours. Il préconise un régime végétarien. Quant au port des cheveux longs il s'agirait, si l'on comprend bien, d'un « moyen pour combattre l'orgueil ».

M. Brault charge ses « amis » de faire du prosélytisme. Mais il refuse de les mettre en contact avec les journalistes. Il leur interdit également » de répondre aux questions du juge d'instruction qui mène l'enquête - ce qui vient de leur valoir une amende de 500 francs chacun. On sait aussi que, récemment encore, il demandait au curé de son village de bénir des sacs de sel, ce que le prêtre lui accordait sans voir malice, puisque cela correspond à une coutume du pays. Le chlorure de sodium, une fois consacré, passe pour avoir des vertus psychothérapeutiques, tant pour le bétail que pour les âmes humaines.

La « houpille » et les « jeteux de sorts »

À Paris ou ailleurs M. Brault n'aurait probablement pas provoqué tant de tapage. Des sectes de ce genre existent par centaines en France. Mais on est dans le Maine, une région où les fermes sont isolées au milieu des champs et où l'on clôt soigneusement la porte le soir, de peur de voir surgir la « houpille », redoutable femme-fantôme. Une région où, quand une vache est malade, on a toujours été prompt à incriminer le mauvais œil de la voisine et les « jeteux de sorts » qui vous « ensabbattent » et vous « encraudent ». Et de bouche à oreille on se transmet les rumeurs sur le mystérieux « prophète » : « Il va veir vot' voisin et il li dit que c'est vous qui li portez malheur... C'est-y Dieu permis des choses comme ça ! ». « Il raconte aux gens qu'il fallont point mett' d'engrais. Mais qu'à la place il fallont enterrer l'argent dans l'champ ! »

On ne s'en tient pas là. Robert Brault extorque de l'argent à ses « amis » et organise, d'après ce qu'on dit, des messes noires et des orgies dans son moulin.

L'inconvénient, si tout cela est vrai, c'est que les policiers d'Angers, comme la gendarmerie, n'arrivent guère à réunir un dossier juridiquement convaincant. Chaque témoin répète « ce qu'il a entendu dire »...

Une chose certaine, c'est que Robert Brault a divisé profondément plusieurs familles. Tel frère a voulu remettre sa sœur « dans le dret chemin » et n'a réussi qu'à se fâcher à mort avec elle. Mais le prophète a-t-il semé ces bisbilles à dessein ? Une paysanne l'affirme : « Il avont fait creire à mon beau-frère et à ma belle-mère que nous étions des ensorceleux et qu'ils ne devont plus nous veir. Quand même, c'est-y pas terrible ? »

Autre fait certain : les cultivateurs qui se sont faits les adeptes de Robert Brault négligent leur travail des champs et quelques-uns courent à la ruine. D'autant plus que le prophète leur demanderait de s'entraider financièrement les uns les autres.

Et cela irrite leurs proches qui s'indignent aussi de voir leurs neveux, leurs nièces, leurs petits-enfants condamnés à ne plus manger de viande par leurs parents convertis, et craignent pour leur santé. « Ils nous ont invités à dîner. Il y avait deux soupières : une avec de la viande pour nous, une avec du bouillon de légumes pour eux », se lamente une famille d'Aron, qui ajoute : « C'était pourtant de si bons mangeurs ! »

Alors, peu à peu, la colère est montée. « C't homme-là, conclut un paysan en parlant de Brault, j'vas vous dire, il mériterait un bon coup de fusil. " Brault a prévu cette éventualité : « Ma mission physique se terminera là. On me l'a promis. "

Cet homme, apparemment sans grande culture, n'a jamais entendu parler de Kazantzakis et de son « Christ recrucifié ».

Malgré cette sombre perspective, il refuse de se séparer de son enfant, une jeune fille assez jolie, à l'air doux, timide et profondément triste...

Pour l'instant, les adversaires de Brault se sont contentés de chercher à tondre quelques-uns de ses « amis » Mais, dimanche dernier, on a pu voir, au milieu d'une foule de cinq cents personnes (composée surtout de curieux), des excités tenter de renverser une voiture où se trouvait un adepte avec sa femme et ses deux enfants. Des photographies montrent un homme qui, armé d'une trique, guette la sortie d'un zélateur de ce qu'on appelle dans le pays « la nouvelle religion » ?

Retour à la nature

Dans toute cette pénible affaire, la plus grande attitude de bon sens s'observe dans le clergé : celui-ci est fort embarrassé de la publicité faite autour du « prophète " et désolé de constater que le fanatisme répond au fanatisme. Le curé d'Aron, pour sa part, verrait en Robert Brault un illuminé plutôt qu'un escroc trompant délibérément son monde : « Il a toujours paru préoccupé de choses religieuses. » Et le prêtre conclut avec bonhomie : « En tout cas, il arrive à imposer à ses ouailles des pénitences que je n'oserais pas demander aux miennes. »

Il reste à savoir comment des paysans, gens à l'esprit solide et même, pourrait-on dire, terre à terre, ont pu s'engouer pour une « mystique » (assez farfelue) au point d'accepter de braver le ridicule et de se composer une tête de Galiléens, tels qu'on les représente dans les super-productions cinématographiques. Crise de suggestion collective ?

Il faut peut-être chercher d'autres explications. Il semble que Robert Brault ait d'abord conquis ses « amis » en leur faisant croire qu'il les aiderait à sortir de leurs difficultés. Les difficultés, pour un agriculteur, ont trait au fonctionnement de sa ferme. Or quelques-uns, du fait de l'emploi d'engrais chimiques probablement mal manipulés, avaient des ennuis avec leur récolte et leur bétail. Une « doctrine » qui met à sa façon l'accent sur un retour à la nature a pu les séduire...

Mais ce n'est pas tout. Divers curés du département ont remarqué que c'étaient parmi les paroissiens les plus pieux et les plus assidus à la messe que Robert Brault avait recruté. Un homme qui connaît bien la région observait finement : « Les gens, ici, sont très croyants, très inquiets, très scrupuleux au point de vue religieux. Mais maintenant ils n'ont plus guère de contact direct avec leur curé, qui dessert souvent plusieurs paroisses et n'a pas le temps de leur rendre visite. Alors, il leur manque quelqu'un à qui s'ouvrir de leurs soucis, de leurs problèmes... Robert Brault, vous avez pu le remarquer, sait écouter. Ajoutez à cela que ces paysans sont quelque peu déroutés par la réforme de la liturgie... »

Et puis, après tout, pourquoi l'angoisse métaphysique resterait-elle le privilège des intellectuels et des gens des villes ?

MICHEL LEGRIS