premier janvier 2023

premier janvier 1975
Un pas vers le « mondialisme »
par Michel TATU - 

Le Monde daté du premier janvier 1975

Accélération de l'histoire ou confusion ? Parmi les événements qui se bousculent à la " une " de l'actualité internationale, les uns sont souvent retenus comme les faits majeurs de l'année, mais ils ne font que poursuivre l'enchaînement logique mis en branle par tel ou tel " détonateur " plus ancien : c'est le cas de ce qu'il est convenu d'appeler la crise de l'énergie, préoccupation principale des États industrialisés en 1974, mais qui découle en droite ligne de l'événement décisif que fut là guerre d'octobre 1973 au Proche-Orient.

D'autres attirent moins l'attention dans l'immédiat, mais ils peuvent porter en germe les convulsions futures d'une évolution aussi importante : il pourrait en être ainsi de l'émancipation, amorcée cette année, des territoires portugais d'Afrique, plus généralement du recul relatif d'un certain type de régime dictatorial, illustré par les changements de pouvoir à Lisbonne, Athènes et Addis-Abeba.

Enfin, entre les deux, la coïncidence fortuite de diverses évolutions intérieures peut avoir une influence indirecte sur le contexte international : il en est ainsi de la relève intervenue presque simultanément cette année à la tête de nombreux États importants, des États-Unis à Israël en passant par les principaux pays de la Communauté européenne.

Les conséquences de la guerre d'octobre ont donc continué de s'accumuler et de grossir en 1974, sur deux plans différents.

1) Sur le plan politique, on a assisté à une sorte de " fuite en avant " des pays arabes, avec l'entrée officielle des Palestiniens et de leur organisation sur la scène internationale : le " sommet " de Rabat, la poignée de main de MM. Sauvagnargues et Arafat et le discours du chef de l'O.L.P. à l'ONU, à l'occasion d'un débat consacré, pour la première fois depuis la création de l'État d'Israël, à la " question de Palestine ", ont été les principales étapes de cette consécration. Du coup, les brillantes opérations menées par M. Kissinger au printemps avec les accords de dégagement sur le front égyptien et le front syrien se trouvent entachés de précarité, l'amélioration des relations entra les pays arabes et les États-Unis pouvant être annulée par le retour d'une situation de crise aiguë dans la région.

Toujours du même coup, ce qui était considéré il y a un an encore comme l'élément principal d'un règlement - la restitution des territoires occupés en 1967 - devient secondaire. Les dirigeants de l'État d'Israël, déjà amers à l'idée que leur victoire tactique de la guerre d'octobre s'est transformée en une défaite stratégique, puis ulcérés au spectacle des échecs qui leur sont infligés à l'ONU et à l'UNESCO se sentent moins enclins que jamais à faire des concessions, de toutes manières trop tardives.

Il faudra bien pourtant parvenir à " quelque chose ", sauf à aller au-devant d'une nouvelle guerre que toute annonce plus dangereuse que la précédente. M. Kissinger et apparemment M. Sadate feignent de croire que la diplomatie discrète, celle des " petits pas ", peut encore donner des résultats. C'est fort possible, mais on devra tout de même revenir, en 1975, à la conférence de Genève ; non pas seulement parce que les dirigeants soviétiques, irrités de n'être appelés à la rescousse que lorsque la parole est aux canons, y tiennent, mais aussi parce qu'une conférence multilatérale est le seul moyen d'associer aux discussions les Palestiniens, avec lesquels Américains puis Israéliens devront bien traiter un jour.

2) Les conséquences de la crise sur les pays industrialisés ont été les plus spectaculaires cette année, encore que le point de départ - le quadruplement des prix du pétrole - remonte à plus d'un an. Le fait que le roi Fayçal ait été proclamé l'" homme de l'année " par le magazine Time, les vastes ambitions du chah d'Iran, la course aux commandes avec le monde arabe et la nouvelle " mythologie des émirs " illustrent ce formidable transfert de richesses, sur lequel tout ou presque a été dit. Pourtant, si les événements du Proche-Orient ont servi de détonateur, la crise était " dans les cartes " depuis longtemps déjà. Les pays industrialisés devaient payer un jour, d'une manière ou d'une autre, la situation de dépendance dans laquelle ils s'étaient placés à l'égard d'un nombre trop limité de pays en axant pratiquement - sous l'influence des compagnies pétrolières - toute leur croissance sur une seule source d'énergie. Or la raréfaction des matières premières était un phénomène bien antérieur à l'année 1974, de même que l'accélération de l'inflation et l'instabilité monétaire.

De l'embargo à la guerre des prix

Car les choses ont tout de même un peu évolué en un an. 1974 avait commencé sous le signe de l'embargo imposé par les producteurs arabes, donc de la menace de l'étranglement pur et simple. Aujourd'hui, l'éventualité d'un embargo n'a de chances de revenir au premier plan de l'actualité que dans le cas d'une nouvelle guerre au Proche-Orient.

Les problèmes posés en cette fin d'année sont donc d'ordre essentiellement monétaire et économique : ils sont énormes, tout particulièrement pour les pays sous-développés ou en voie de développement, qui perdant sur tous les tableaux, n'ont pas tiré le moindre profit de ce qui était tout de même une victoire du tiers-monde. À l'autre extrême -, sans parler des États-Unis, qui, premier producteur et consommateur du monde, gagnent, eux, sur plusieurs tableaux, - la République fédérale et le Japon équilibrent leur balance des paiements, malgré leur dépendance à l'égard du pétrole ; la France y arrivera peut-être l'an prochain, surtout si la coopération avec l'Iran, l'Irak et l'Algérie, notamment, tient ses promesses.

Un autre élément encourageant de cette fin d'année est qu'un dialogue va s'engager, en 1975, sur tous ces problèmes entre les États intéressés. Après les coups de boutoir et les réactions " sauvages " de 1974, l'idée s'impose de part et d'autre que rien de valable ne sera obtenu sans que soient pris en compte les intérêts essentiels des producteurs (ceux du moins qui ont su s'assurer une position de force) comme des consommateurs de matières premières. Non seulement les obstacles de procédure ont été levés par l'accord franco-américain de la Martinique, mais le marchandage sur le fond - stabilisation des prix contre indexation et coopération monétaire - se profile à l'horizon des négociations futures.

Échec à la droite ?

Conséquences de crises surgies antérieurement, les problèmes du Proche-Orient et du pétrole ont dominé la scène, mais il faut aussi se demander si d'autres événements plus localisés ne marqueront pas, à leur tour, le point de départ des crises de demain. À première vue, rien ne permet d'établir un lien entre les changements de régime survenus au Portugal, en Grèce et en Éthiopie en 1974.

Pourtant, quelques lois se dégagent de ces trois exemples, même si elles n'ont pas eu le même effet partout : après des années de dictature de droite, le balancier va tout naturellement vers la gauche. Le mouvement a été contenu en Grèce par la forte personnalité de M. Caramanlis et les divisions du parti communiste, mais il a conduit au Portugal comme en Éthiopie à l'éviction de personnalités modérées mises en place dans un premier temps, comme si les révolutions de février devaient toutes être suivies de leurs révolutions d'octobre. Si, en Éthiopie, le " progressisme " a commencé dans une sombre tuerie et pris la forme, classique dans le tiers-monde, d'un régime militaire sans concession, même formelle, à la démocratie " bourgeoise ", au Portugal, c'est un parti communiste " orthodoxe " qui, peut-être à la surprise de ses amis soviétiques eux-mêmes, a profité au mieux de la liberté retrouvée. Dans les deux cas toutefois, les forces armées, leurs jeunes officiers de gauche ont été le fer de lance des transformations. Cet exemple sera-t-il contagieux ? S'étendra-t-il à l'Espagne ?

À moyen terme, le changement de régime au Portugal conduit à la décolonisation de nouveaux territoires en Afrique et à une déstabilisation générale de la situation en Afrique australe. Les conséquences n'ont pas fini de s'en faire sentir, même si les régimes blancs de cette région, comme l'a montré l'accord de cessez-le-feu en Rhodésie, tentent, non sans succès, de retarder les échéances par le dialogue. À plus long terme, les révolutions qui éclatent ici ou là montrent que rien n'est donné une fois pour toutes et que l'équilibre international provient au moins autant de la stabilité des divers régimes intérieurs que des rapports de force qui s'établissent entre eux. Que se passerait-il, par exemple, si l'Arabie Saoudite et ses fabuleuses richesses, l'Iran et sa toute nouvelle puissance militaire tombaient, à la suite d'un putsch, aux mains d'un nouveau Kadhafi, ou encore dans l'orbite soviétique ?

Sans prendre des formes aussi violentes, les crises n'ont pas épargné les grands pays du monde, bien au contraire, puisque jamais une relève aussi massive n'était intervenue à leur tête en si peu de temps. Aucune explication d'ensemble ne se dégage de ce qui n'est qu'une coïncidence d'événements divers, pas même l'instabilité née des difficultés économiques, puisque seul M. Heath, parmi les chefs de gouvernement des grands pays européens, a dû sa chute à une crise économique et sociale sans précédent. M. Brandt a, lui aussi, été victime de l'usure du pouvoir, mais il serait sans doute resté plus longtemps en place si un espion est-allemand, singulière récompense pour la politique d'ouverture à l'Est de l'ancien chancelier, ne s'était glissé dans son entourage. Richard Nixon, succombant à ses propres fautes dans le plus formidable scandale de l'histoire des États-Unis, aura été, jusque dans sa chute, l'homme qu'il avait voulu être comme président : celui des grandes premières.

La mort d'un président en activité a entraîné une relève du pouvoir non seulement en France, mais aussi en Argentine, où le péronisme tente, dans une variante droitière, de survivre à son fondateur sous les traits de son épouse. En Chine, ce n'est pas encore la relève, mais la maladie de M. Chou En-lai et le grand âge du président Mao accentuent encore la fragilité d'une direction où la nouvelle génération n'a pas encore trouvé sa place. En sera-t-il de même en U.R.S.S. alors que M. Brejnev, à soixante-huit ans, donne des signes de fatigue ? Ce pourrait être l'une des questions cruciales de 1975.

Tous les nouveaux venus ont en tout cas éprouvé le besoin de faire connaissance ; la relève a été l'occasion de nouvelles rencontres et de nouveaux " sommets ", dont bien peu auront droit au qualificatif passablement galvaudé d '" historique ". On n'ose guère retenir dans cette catégorie, le " sommet " européen de Paris. Il faudra en tout cas quelques autres réunions semblables pour savoir si l'Europe, avant de se construire, conserve ou non dans ses rangs la Grande-Bretagne : une difficulté de plus ajoutée à celles, déjà fort nombreuses, qui existaient déjà.

Deux autres rencontres, en revanche, sortent du lot :

- Celle de Vladivostok, qui, destinée seulement ,en principe à permettre à MM. Ford et Brejnev de faire connaissance, s'est soldée, en fin de compte, par un accord très substantiel sur les armements stratégiques même si le plafond est fixé très haut, même si l'on compte pour " une " arme un fagot de plusieurs bombes dépassant de dizaines de fois celles qui ont détruit Hiroshima, on peut espérer raisonnablement que les deux grandes puissances ne dépasseront jamais, même après 1985, le chiffre de deux mille quatre cents lanceurs chacune et que ce plafond sera un jour abaissé.

Les historiens de l'avenir écriront au même chapitre que cette année 1974 aura été celle de la bombe indienne. Dix ans après la première explosion atomique chinoise, cet événement annonce probablement le début de la seconde vague de la prolifération nucléaire.

- Le " sommet " de la Martinique était déjà important en ce qu'il a ouvert la voie au dialogue entre producteurs et consommateurs de pétrole. Marque-t-il aussi le début d'une " ère nouvelle " dans les rapports franco-américains ? À entendre le compte rendu qu'il en a fait le 20 décembre à la télévision, M. Giscard d'Estaing n'est sans doute pas loin de le penser. De fait, il estime avoir enterré la querelle héritée de la conférence de Washington de février, sans entrer pour autant dans l'Agence de l'énergie mise sur pied par M. Kissinger. Il avait réglé de même le différend sur la consultation atlantique.

Toutefois, l'histoire des relations franco-américaines est faite de nouvelles querelles succédant aux anciennes au gré des événements, des " caprices français " et aussi des entreprises des dirigeants de Washington M. Giscard d'Estaing a montré, dans sa politique au Proche-Orient par exemple, qu'il prenait des positions distinctes de celles des États-Unis. Seul l'avenir dira si l'on assiste à une simple pause dans l'enchaînement des péripéties franco-américaines habituelles ou à ce " glissement vers l'atlantisme " que dénoncent à la fois les communistes et les plus orthodoxes des gaullistes.

En ce début de 1975, le monde est-il devenu plus " mondialiste ", comme le souhaite le président de la République ? Oui, dans la mesure où un certain nombre d'États doivent bien admettre que la solution de leurs principaux problèmes, le maintien de leur sécurité, passent par le dialogue et le compromis plus que par la confrontation. De même que le jeu de la dissuasion a conduit les anciens adversaires à s'entendre pour se mettre à l'abri des effets d'une course illimitée aux armements, de même le moment approche peut-être où la guerre et la confrontation économique feront place à un ajustement des intérêts entre toutes les parties prenantes, et pas seulement entre les seuls partenaires riches.

En revanche, l'espoir de " mondialisme " ne doit pas conduire à croire que l'appétit de puissance a cessé d'exister, que les tentations d'agression ne se présenteront plus, ou encore que les plus solides constructions diplomatiques ne sont pas à la merci d'un accident de l'histoire, d'une crise de régime dans tel ou tel grand ou même petit pays. Après tout, aucune guerre n'a vraiment cessé dans le monde en 1974, notamment au Vietnam et au Proche-Orient, sauf en Rhodésie - pour le moment - et au Laos (mais cette dernière était peu de chose à côté de celle qui fait rage depuis plus de dix ans au Vietnam du Sud) ; il s'en est même ajouté une autre, à Chypre.

Un pas a donc été accompli vers le mondialisme, mais il suffira toujours d'un peu de cynisme pour mettre en échec les bonnes volontés.

[" Le Monde de l'économie " a été consacré le 24 décembre à un bilan économique et le 31 décembre à un bilan financier de l'année.]