mardi 10 janvier 2023

jeudi 10 janvier 1974, il y a 49 ans POINT DE VUE ON PEUT SAUVER LA VALLÉE DE CHEVREUSE
par Philippe Saint-Marc - Président du Comité de sauvegarde de la haute vallée de Chevreuse, auteur de Socialisation de la nature (Stock)
Le Monde publié le 10 janvier 1974



https://www.lemonde.fr/archives/article/1974/01/10/point-de-vue-on-peut-sauver-la-vallee-de-chevreuse_3087593_1819218.html


En créant, sur une partie du canton de Chevreuse, la ville nouvelle de Saint-Quentin-les-Yvelines (quatre cent mille habitants prévus), M. Paul Delouvrier, alors préfet de la région parisienne, avait expliqué aux élus qu'il sacrifiait à l'urbanisation le " plateau " pour mieux en préserver la " vallée " ; cette vallée de Chevreuse aux sites remarquables et si riches d'histoire.

Et le schéma directeur de la région parisienne reconnaissait expressément à cette vallée le caractère d'une réserve naturelle.

Mais la ville nouvelle, loin de réduire la spéculation foncière dans les zones environnantes, l'a déchaînée. L'intérêt des promoteurs est en effet de construire en dehors de la ville nouvelle pour ne pas en supporter les charges foncières, mais à proximité pour bénéficier des équipements et des activités qui y seront implantés. Et leur profit est maximum en achetant à bas prix des terrains frappés d'une interdiction de construire et en obtenant de l'administration, par une dérogation, le droit d'y bâtir.

De toutes ces offensives menées par des groupes financiers contre la vallée de Chevreuse, la plus redoutable est aujourd'hui l'offre d'achat par la banque Lazard des 1 372 hectares mis en vente par le duc de Luynes : 910 hectares de champs, 450 hectares de forêts et une douzaine d'hectares déjà bâtis (le Monde du 9 janvier).

Cette opération n'a évidemment qu'un but : l'urbanisation massive de cet immense domaine, au cœur même de la vallée. Ainsi ce site protégé par deux arrêtés du ministre des affaires culturelles de 1966 et 1973 - et où les collectivités locales souhaitent réaliser un parc naturel régional - serait saccagé par une poussée de lotissements spéculatifs. Et au moment même où s'édifie, à quelques kilomètres de là, une ville nouvelle dont le but était précisément d'arrêter " l'urbanisation en tache d'huile " et la constitution d'une nouvelle banlieue.

Pour éviter cette catastrophe, le seul moyen efficace est d'empêcher cet achat spéculatif.

Pour acquérir les 910 hectares de terres cultivables, il suffirait que la SAFER (Société d'aménagement foncier et d'établissement rural) de l'Île-de-France - qui bénéficie d'un droit de préemption - reçoive un prêt de 25 millions pour un an du Crédit agricole. Elle pourrait en effet les revendre facilement aux nombreux agriculteurs de la région parisienne en quête de terres, à la suite notamment d'expropriations. Et l'une des vocations essentielles du Crédit agricole n'est-elle pas d'abord d'aider les agriculteurs à s'installer ?

Les 450 hectares de forêts devraient être achetés par un effort financier conjoint du département des Yvelines, du District de Paris et des ministères de l'agriculture et de l'environnement. La somme à payer n'est pas considérable : un peu plus de 6 millions. Or pour les achats d'espaces forestiers, le District de Paris dispose en 1974 de 14 millions, le ministère de l'agriculture de 40 millions (collectif de 1973 et crédits de 1974) et le ministère de l'environnement des 50 millions du FIANE (Fonds d'intervention et d'action pour la protection de la nature et de l'environnement) : au total, 104 millions. Il suffirait d'en prélever 6% pour sauver ces 450 hectares de magnifiques forêts. Cette charge pourrait d'ailleurs même être réduite par la participation du département des Yvelines.

Sans doute l'administration prétend-elle que, si elle ne peut empêcher cet achat spéculatif, elle s'opposera à toute dérogation au plan d'urbanisme. L'expérience rend, hélas ! très sceptique : tant de " non " catégoriques finissent par devenir des " oui mais "...

La forêt du Claireau, à Chevreuse, était protégée par une interdiction de construire. Une dérogation accordée par le ministère de l'équipement en 1971 - d'ailleurs illégale et que j'ai fait annuler par le tribunal administratif de Versailles - autorise la société Kauffmann and Broad à y construire cent soixante pavillons. Et une nouvelle dérogation est actuellement sur le point d'être accordée au duc de Luynes pour réaliser, à Dampierre, un lotissement sur un site protégé lui aussi par une servitude non ædificandi.

L'achat par la SAFER et les collectivités publiques est donc la seule vraie protection de cet ensemble exceptionnel. Financièrement, il est facile à régler. Mais le véritable problème est politique : pour sauver la vallée de Chevreuse, le gouvernement veut-il - et même seulement peut-il - s'opposer aux désirs d'une importante banque d'affaires et d'un très grand propriétaire foncier ?