dimanche 29 janvier 2023

vendredi 29 janvier 1965, il y a 58 ans LE « TWENTYCENTO » DE Mme PEGGY GUGGENHEIM
Par MICHEL CONIL-LACOSTE

Le Monde - publié le 29 janvier 1965



Londres, ... janvier. - Il y a plusieurs races, diversement authentiques, de collectionneurs. Pour celle à laquelle appartient Mme Peggy Guggenheim, il ne s'agit pas uniquement de trouver des cadres à quelques tableaux qu'on aime bien, mais de faire de l'art de son temps un cadre quotidien à sa propre existence.

Ce n'est pas seulement que sa vie privée - la chose est bien connue - a traversé la biographie de beaucoup de grands peintres, et que Max Ernst, par exemple, fut au nombre de ses maris. Pour pénétrer, côté ruelle, dans son palais vénitien, mitoyen de la Salute sur le Grand Canal, il faut passer par le porche de Claire Falkenstein en fer incrusté de verre de Murano. Elle dort dans un lit dessiné par Calder, et sa façade est balisée, son jardin peuplé de sculptures, dont certaines monumentales, comme le Groupe équestre de Marino Marini ou le Cheval au galop, syncope à la manière futuriste, de Boccioni.

Un vrai musée imaginaire

Tout cela était évidemment difficilement transportable, ou exposable. Et en un sens, la sincérité des collectionneurs devrait se mesurer, pour une part, au caractère inamovible, donc non négociable, de leur collection. La présentation au grand public de la quasi-totalité des peintures et des sculptures de Peggy Guggenheim - deux cents œuvres, cent artistes, dont jusqu'ici quelques sélections très partielles avaient seulement circulé hors d'Italie - n'en constitue pas moins un événement. En l'organisant à la Tate Gallery de Londres, pour un séjour de deux mois qu'elle serait disposée, dit-on, à rendre définitif, sa détentrice revient, en somme, à son point de départ, et accomplit le simulacre d'un très ancien projet.

C'est à Londres, en effet, qu'en 1938 elle ouvrit sa première galerie à Cork Street, conseillée par Marcel Duchamp. C'est à Londres aussi qu'à la même époque elle amorça sa collection en se réglant sur une liste raisonnée établie par Herbert Read et qui devait, dans son esprit, constituer l'embryon d'un musée d'art moderne auquel elle renonça bientôt.

L'intéressée a souvent conté elle-même, et avec esprit, comment les bouleversements de la guerre, les tracasseries douanières et les intermittences du cœur interférèrent dans le développement de son fonds initial de cubistes et de futuristes, de surréalistes et de suprématistes. Ensuite, à New-York, Peggy Guggenheim deviendra pendant les années de guerre la prêtresse du surréalisme, représenté dans sa collection comme dans aucune autre, puis la protectrice de l'expressionnisme abstrait new-yorkais, sous la bannière de Pollock, qu'elle découvre, et à l'enseigne de sa galerie Art of this Century, centre de ralliement de l'avant-garde prête à tout.

Cette méthode exclut évidemment la tonalité personnelle qui fait l'unité d'autres ensembles. En contrepartie, elle autorise une perspective unique des différents mouvements de la première moitié du siècle, et qui d'ailleurs, confondus dans le raccourci de l'histoire, présenteront peut-être aux générations futures une unité que nous n'y apercevons pas : des artistes aussi différents aujourd'hui que Picasso, Ernst ou Pollock apparaîtront peut-être, dans un lointain avenir, plus rapprochés par ce qu'ils refusent que séparés par ce qu'ils admettent.

Mme Guggenheim commence par la sculpture. Elle achète, au début de la guerre, à la sœur de Paul Poiret, un des premiers oiseaux de Brancusi, version en bronze poli de Maiastra (1915), l'oiseau légendaire du folklore roumain, que rejoindra plus tard, plus abstrait et plus fameux, l'Oiseau en vol (1940) ramené à un élan de cuivre pointé vers le zénith. Elle s'intéresse ensuite à Giacometti, dans son inspiration la plus ardue de l'objet désagréable, abstrait ou surréaliste, par exemple cette Femme à la gorge coupée (1932-1933) où l'on ne voit, à vrai dire, ni femme, ni gorge, ni carotide tranchée, puis aux cubistes : Braque, Léger, Marcoussis, Villon, Gleizes, Duchamp-Villon, Laurens, à Delaunay l'orphiste, aux sculptures constructivistes de Pevsner et de Vantongerloo. Suivent le dadaïste Picabia, puis Arp et Schwitters, qui le furent aussi, et les premiers surréalistes de la collection : Tanguy, Miro, et les Chirico « métaphysiques », dont le Drame du poète si souvent reproduit (1914), où l'effigie plausible d'Apollinaire voisine avec le premier des singuliers mannequins qui vont hanter la vision du peintre.

Il est difficile de suivre ensuite l'entrée des œuvres dans la collection, qui s'enrichira de deux Klee, de trois Kandinsky « dramatiques » ou abstraits, d'excellents Dali, d'un ensemble exceptionnel de Max Ernst, dont le Baiser (1927), qui précède de dix ans les Jeunes filles jouant avec un bateau de Picasso, polyédriques et contorsionnées à souhait. Sans compter les vingt-trois Pollock, et quantité de sculpteurs - de Gonzalès à César en passant par Moore et Germaine Richier - venus grossir les pièces uniques du début.

La traversée du Bateau-Lavoir

Le carnet d'achat de Mme Guggenheim, où les œuvres les plus anciennes ont parfois été acquises assez tard, le cède d'ailleurs rapidement en intérêt à la chronologie propre des œuvres. Assez tôt, elle disposera d'un ensemble de toiles cubistes dont les plus anciennes, c'est-à-dire le Poète, de Picasso, magnifique morceau de « cubisme analytique » peint à Céret au cours de l'été 1911, et la Nature morte (connue aussi sous le nom de la Valse), de Braque (1912), ne sont respectivement antérieures que de deux ans et un an à la mémorable « Armory Show » organisée à New-York en 1913.

Le Jeune Homme triste dans un train (1911), un chef-d'œuvre dans lequel Duchamp, magistralement, applique les clivages du cubisme analytique à la restitution des différentes phases du mouvement y figura directement, aux côtés du célébrissime Nu descendant un escalier. On a eu raison de l'accrocher à côté du Poêle et de la Valse, de même qu'il importait - ce qui a été fait aussi - de rapprocher de cette brillante cimaise les grands fusains à motifs angulaires, actes de naissance de l'art abstrait, signés de Mondrian (Scaffolding, 1912. la Mer, 1914). Précédées de sculptures africaines et océaniques, toutes ces élaborations sévères, contemporaines d'une époque où la peinture était portée par quelques champions à son point extrême de tension, constituent les salles les plus attrayantes de la manifestation. Elles finissent par dégager, avec le temps, une poésie propre, faite d'une âpreté très particulière, qui surajoute ses harmoniques à leur signification historique, et à laquelle un public de plus en plus large est sensible.

Ainsi se reconstitue à échelle réduite, dans les salles de la « Tate », l'époque où, pour la première fois, le Bateau-Lavoir traversait l'Atlantique, événement d'une portée décisive auquel on peut faire remonter la sensibilisation des États-Unis à l'art moderne.

Mais la fille de Benjamin Guggenheim, de New-York, réside depuis dix-huit ans à Venise. Le climat tamisé de la lagune, l'incorporation d'œuvres de Tancredi et de jeunes peintres vénitiens, sont venus dans sa collection, adoucir les accents rauques des exposants de l' « Armory » et l'héroïsme de Pollock. Si elle n'a rien renié de sa passion si américaine pour le « Twentieth Century », la muse de l'avant-garde compose désormais en elle avec l' « ultima dogaressa » - comme on l'appelle - d'une sorte de twentycento.

MICHEL CONIL-LACOSTE