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Londres,
... janvier. - Il y a
plusieurs races, diversement authentiques, de collectionneurs. Pour
celle à laquelle appartient Mme Peggy Guggenheim, il ne s'agit pas
uniquement de trouver des cadres à quelques tableaux qu'on aime bien,
mais de faire de l'art de son temps un cadre quotidien à sa propre
existence.
Ce n'est pas seulement que sa vie
privée - la chose est bien connue - a traversé la biographie
de
beaucoup de grands peintres, et que Max Ernst, par exemple, fut au
nombre de ses maris. Pour pénétrer, côté ruelle, dans son palais
vénitien, mitoyen de la Salute
sur le Grand Canal, il faut passer par
le porche de Claire Falkenstein en fer incrusté de verre de Murano.
Elle dort dans un lit dessiné par Calder, et sa façade est balisée, son
jardin peuplé de sculptures, dont certaines monumentales, comme le
Groupe équestre de Marino Marini ou le Cheval au galop, syncope à la
manière futuriste, de Boccioni.
Un vrai
musée imaginaire
Tout cela était évidemment
difficilement transportable, ou exposable. Et en un sens, la sincérité
des collectionneurs devrait se mesurer, pour une part, au caractère
inamovible, donc non négociable, de leur collection. La présentation au
grand public de la quasi-totalité des peintures et des sculptures de
Peggy Guggenheim - deux cents œuvres, cent artistes, dont
jusqu'ici
quelques sélections très partielles avaient seulement circulé hors
d'Italie - n'en constitue pas moins un événement. En l'organisant
à la
Tate Gallery de Londres,
pour un séjour de deux mois qu'elle serait
disposée, dit-on, à rendre définitif, sa détentrice revient, en somme,
à son point de départ, et accomplit le simulacre d'un très ancien
projet.
C'est à Londres, en effet,
qu'en
1938 elle ouvrit sa première galerie à Cork Street, conseillée par
Marcel Duchamp. C'est à Londres aussi qu'à la même époque elle amorça
sa collection en se réglant sur une liste raisonnée établie par Herbert
Read et qui devait, dans son esprit, constituer l'embryon d'un musée
d'art moderne auquel elle renonça bientôt.
L'intéressée a souvent conté
elle-même, et avec esprit, comment les bouleversements de la guerre,
les tracasseries douanières et les intermittences du cœur interférèrent
dans le développement de son fonds initial de cubistes et de
futuristes, de surréalistes et de suprématistes. Ensuite, à New-York,
Peggy Guggenheim deviendra pendant les années de guerre la prêtresse du
surréalisme, représenté dans sa collection comme dans aucune autre,
puis la protectrice de l'expressionnisme abstrait new-yorkais, sous la
bannière de Pollock, qu'elle découvre, et à l'enseigne de sa galerie
Art of this Century, centre de ralliement de l'avant-garde prête à tout.
Cette méthode exclut
évidemment la
tonalité personnelle qui fait l'unité d'autres ensembles. En
contrepartie, elle autorise une perspective unique des différents
mouvements de la première moitié du siècle, et qui d'ailleurs,
confondus dans le raccourci de l'histoire, présenteront peut-être aux
générations futures une unité que nous n'y apercevons pas : des
artistes aussi différents aujourd'hui que Picasso, Ernst ou Pollock
apparaîtront peut-être, dans un lointain avenir, plus rapprochés par ce
qu'ils refusent que séparés par ce qu'ils admettent.
Mme Guggenheim commence par la
sculpture. Elle achète, au début de la guerre, à la sœur de Paul
Poiret, un des premiers oiseaux de Brancusi, version en bronze poli de
Maiastra (1915),
l'oiseau légendaire du folklore roumain, que rejoindra
plus tard, plus abstrait et plus fameux, l'Oiseau en vol (1940) ramené
à un élan de cuivre pointé vers le zénith. Elle s'intéresse ensuite à
Giacometti, dans son inspiration la plus ardue de l'objet désagréable,
abstrait ou surréaliste, par exemple cette Femme à la gorge coupée
(1932-1933) où l'on ne voit, à vrai dire, ni femme, ni gorge, ni
carotide tranchée, puis aux cubistes : Braque, Léger, Marcoussis,
Villon, Gleizes, Duchamp-Villon, Laurens, à Delaunay l'orphiste, aux
sculptures constructivistes de Pevsner et de Vantongerloo. Suivent le
dadaïste Picabia, puis Arp et Schwitters, qui le furent aussi, et les
premiers surréalistes de la collection : Tanguy, Miro, et les
Chirico « métaphysiques »,
dont le Drame du poète si souvent reproduit (1914), où
l'effigie plausible d'Apollinaire voisine avec le premier des
singuliers mannequins qui vont hanter la vision du peintre.
Il est difficile de suivre
ensuite
l'entrée des œuvres dans la collection, qui s'enrichira de deux Klee,
de trois Kandinsky « dramatiques » ou abstraits, d'excellents Dali,
d'un ensemble exceptionnel de Max Ernst, dont le Baiser (1927), qui
précède de dix ans les Jeunes filles jouant avec un bateau de Picasso,
polyédriques et contorsionnées à souhait. Sans compter les vingt-trois
Pollock, et quantité de sculpteurs - de Gonzalès à César en
passant par
Moore et Germaine Richier - venus grossir les pièces uniques du
début.
La
traversée du Bateau-Lavoir
Le carnet d'achat de Mme
Guggenheim, où les œuvres les plus anciennes ont parfois été acquises
assez tard, le cède d'ailleurs rapidement en intérêt à la chronologie
propre des œuvres. Assez tôt, elle disposera d'un ensemble de toiles
cubistes dont les plus anciennes, c'est-à-dire le Poète, de Picasso,
magnifique morceau de « cubisme analytique » peint à Céret au cours de
l'été 1911, et la Nature morte (connue aussi sous le nom de la Valse),
de Braque (1912), ne sont respectivement antérieures que de deux ans et
un an à la mémorable « Armory Show » organisée à New-York en 1913.
Le Jeune Homme triste dans un train
(1911), un chef-d'œuvre dans lequel Duchamp, magistralement, applique
les clivages du cubisme analytique à la restitution des différentes
phases du mouvement y figura directement, aux côtés du célébrissime Nu
descendant un escalier. On a eu raison de l'accrocher à côté du Poêle
et de la Valse, de même qu'il
importait - ce qui a été fait aussi - de
rapprocher de cette brillante cimaise les grands fusains à motifs
angulaires, actes de naissance de l'art abstrait, signés de Mondrian
(Scaffolding, 1912. la Mer, 1914). Précédées de sculptures africaines
et océaniques, toutes ces élaborations sévères, contemporaines d'une
époque où la peinture était portée par quelques champions à son point
extrême de tension, constituent les salles les plus attrayantes de la
manifestation. Elles finissent par dégager, avec le temps, une poésie
propre, faite d'une âpreté très particulière, qui surajoute ses
harmoniques à leur signification historique, et à laquelle un public de
plus en plus large est sensible.
Ainsi se reconstitue à échelle
réduite, dans les salles de la « Tate », l'époque où, pour la première
fois, le Bateau-Lavoir
traversait l'Atlantique, événement d'une portée
décisive auquel on peut faire remonter la sensibilisation des
États-Unis à l'art moderne.
Mais la fille de Benjamin
Guggenheim, de New-York, réside depuis dix-huit ans à Venise. Le climat
tamisé de la lagune, l'incorporation d'œuvres de Tancredi et de jeunes
peintres vénitiens, sont venus dans sa collection, adoucir les accents
rauques des exposants de l' « Armory » et l'héroïsme de
Pollock. Si
elle n'a rien renié de sa passion si américaine pour le
« Twentieth
Century », la muse de l'avant-garde compose désormais en elle avec
l' « ultima dogaressa » - comme on l'appelle -
d'une sorte de
twentycento.
MICHEL CONIL-LACOSTE
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