mercredi 3 mai 2023

mercredi 3 mai 1989, il y a 34 ans Prion : l'agent trouble

Le Monde - publié le 3 mai 1989



Il concerne moins de dix individus sur cent millions, et son nom même est quasiment inconnu du profane. Le syndrome de Gerstmann-Straussler, une fois n'est pas coutume, vient pourtant de recevoir les honneurs de la presse scientifique. Des chercheurs américains ont en effet démontré que la présence d'une anomalie génétique, portant sur une protéine bien précise, semblait essentielle à l'apparition de cette rarissime maladie neurologique. Publiés récemment dans la revue britannique Nature, ces travaux pourraient ainsi relancer la controverse qui agite depuis plusieurs années la communauté scientifique autour d'un organisme bien particulier : le prion, l'un des plus mystérieux êtres, vivants qu'aient découvert les biologistes au cours des dernières décennies.

C'est en Nouvelle-Guinée que commence véritablement l'histoire du prion, en 1959. À l'époque, personne ne l'appelle encore par ce nom. Mais sa nature infectieuse, elle, commence à être soupçonnée. Notamment lorsque le médecin américain W. J. Hadlow découvre que le kuru, une maladie dégénérative du système nerveux particulièrement répandue parmi une population de Nouvelle-Guinée (les Fore), peut être transmis lors de la consommation rituelle de cerveaux humains que pratique cette peuplade.

Très vite, les données se précisent. On commence par rapprocher le kuru d'une affection neurologique plus occidentale, la maladie de Creutzfeld-Jakob, ainsi que du rarissime syndrome de Gerstmann-Straussler - toutes maladies se traduisant, après une période d'incubation pouvant durer plusieurs dizaines d'années, par une dégradation progressive des facultés mentales aboutissant à un coma mortel. Plus important encore, apparait soudain aux chercheurs une analogie frappante entre ces affections humaines et une maladie jusqu'alors mal comprise, bien que connue des vétérinaires depuis le dix-huitième siècle : la tremblante du mouton. Un syndrome neurologique à évolution lente, lui aussi, qui, surtout, partage avec le kuru et la maladie de Creutzfeld-Jakob la particularité d'être provoqué, sans équivoque, par un agent pathogène... dont, paradoxalement, l'isolement et l'identification par les moyens traditionnels se révélaient rigoureusement impossibles.

Pour la première fois, la tremblante du mouton offrait ainsi aux chercheurs un modèle animal pour étudier ces affections neurologiques rares et fatales. Dès le début des années 60, la transmission de la maladie devient possible chez la souris et le hamster, en leur inoculant des extraits de cerveau de moutons morts de la tremblante. Avantage : la maladie se développe chez ces animaux en deux mois seulement, soit beaucoup plus rapidement que chez son hôte naturel. " Parallèlement, la transmission des agents du Creutzfeld-Jacob et du kuru à certains rongeurs, au chat et à divers primates permettait une étude physiopathologique précise de ces deux maladies ", rappelle Laurent Dianoux, biologiste spécialisé dans les maladies neurologiques à évolution lente à l'hôpital Saint-Louis (Paris). Toutes ces avancées expérimentales confirment le caractère transmissible des agents infectieux mis en cause. Mais elles ne font en fait, dans un premier temps, que compliquer les données du problème. Ni vrais virus ni bactéries, ces êtres microscopiques, en effet, ne font rien comme les autres : ils n'induisent aucune réponse immunitaire de la part de l'animal infecté, résistent aux traitements chimiques ou physiques auxquels succombent habituellement la plupart des virus, et continuent obstinément à refuser de livrer leur identité biologique. Baptisés dans le doute agents pathogènes " non conventionnels ", les futurs prions gardent leur mystère.

Du moins jusqu'en 1982, date à laquelle un chercheur américain, Stanley Prusiner, lance un pavé dans la mare jusqu'alors plutôt paisible de la génétique. À l'université de Californie de San-Francisco, son équipe est, en effet, parvenue, pour la première fois, à isoler et à purifier l'agent de la tremblante, à partir de cerveaux de hamsters malades. Or, quelles que soient les méthodes employées, il apparait impossible de mettre en évidence chez ce dernier le moindre fragment d'acides nucléiques, ces supramolécules constitutives de matériel héréditaire que sont l'ADN et l'ARN. Et Prusiner d'affirmer alors ce qui ne peut l'être : l'agent pathogène de la tremblante, uniquement constitué d'une structure protéique, serait capable de se multiplier et de se propager en l'absence de toute information génétique. Baptisé " prion " (anagramme anglo-saxon abrégé de " particule protéique infectieuse "), le micro-organisme " non conventionnel " devenait ainsi, soudainement, un véritable hérétique face au dogme sacro-saint de la biologie moléculaire, pour lequel aucune forme de vie reproductible n'est concevable sans acides nucléiques.

Sept ans de réflexion plus tard, où en est-on ? Comme souvent dans l'histoire des sciences, le prion, au fil des recherches, semble bien avoir abjuré son hérésie. Après avoir isolé une vingtaine de souches infectieuses de la tremblante d'origine distincte, des biologistes écossais démontraient en effet en 1987, sous la direction de Richard Kimberlin, que chacune de ces souches injectées à des souris déclenchait une forme de maladie légèrement différente. Et qu'une même souche pouvait subir des mutations et les transmettre à sa descendance, preuve supplémentaire de la présence d'une information génétique. Dans cette perspective, les prions posséderaient donc bien des acides nucléiques, mais si minuscules et si bien protégés par la protéine qui les entoure qu'ils résisteraient à toute tentative d'identification.

Même si une bonne partie de la communauté scientifique semble pencher pour cette deuxième - et rassurante - hypothèse, la polémique reste toujours ouverte. Mais le débat qui passionne aujourd'hui les spécialistes, comme le confirme le récent article de Nature, est ailleurs. Au-delà de l'intérêt fondamental que suscitent les prions chez les biologistes moléculaires, ce sont aux conséquences médicales de ces êtres étranges, en effet, que s'intéressent avant tout les chercheurs.

Grâce aux modèles animaux, les recherches se multiplient ainsi de par le monde, depuis quelques années, pour étudier les modalités de transmission et les composantes génétiques de la tremblante et des maladies humaines qui lui sont associées. D'autant que le tableau, entre-temps, se complique encore ! En 1986, on découvre en effet qu'à la protéine du prion, cette molécule, que l'on retrouve en quantités importantes dans le cerveau des patients ou des animaux malades, correspond une protéine cellulaire pratiquement identique. Et cette fois, le gène qui gouverne sa synthèse existe bel et bien : localisé chez l'homme sur le chromosome 20, il a même été cloné et analysé tout récemment par l'équipe américaine de Bruce Chesebro, au National Institute of Health (NIH), d'Hamilton (Montana).

C'est précisément ce gène que viennent d'étudier les chercheurs du département de neurologie de l'université de Californie. Partant de plusieurs cas atteints du syndrome de Gerstmann-Straussler et issus de deux familles différentes, l'une américaine et l'autre britannique, ils ont démontré, grâce à la modélisation génétique que permettent aujourd'hui les programmes informatiques, qu'il existait bien une liaison de cause à effet entre la maladie et la nature de ce gène : chez tous les patients étudiés, l'un de ses allèles comporte en effet une mutation caractéristique que l'on ne retrouve pas chez les sujets normaux, et qui se traduit, sur la protéine correspondante, par la substitution d'un acide aminé par un autre.

Autant le dire clairement : cette nouvelle découverte, qui ne permet en rien d'expliquer les mécanismes d'apparition de la maladie, ne ferait même plutôt, une fois encore, que compliquer le problème. " On retombe sur l'éternel problème de l'œuf et de la poule, commente Laurent Dianoux. Qui a commencé ? Autrement dit les modifications de la protéine observées chez les patients sont-elles secondaires à la maladie, ou constituent-elles au contraire un changement structural suffisant pour l'initier ? " Et qu'en est-il, dans ce contexte, du rôle joué par la protéine infectieuse du prion ? Ainsi que l'explique Charles Weissmann, de l'Institut de biologie moléculaire de l'université de Zurich (Suisse), l'introduction dans les cellules animales ou humaines de la protéine du prion (qu'elle contienne ou non une information génétique) pourrait, par exemple, déclencher une modification de l'expression du gène cellulaire - modification elle-même à l'origine de la maladie. Schématiquement, on se trouverait alors devant un phénomène analogue, au niveau protéique, à ce qui se passe, au niveau des gènes cette fois, lors de la transformation d'une cellule normale en cellule cancéreuse. Mais il ne s'agit là, pour le moment, que d'une hypothèse.

Protéine infectieuse ? Cellulaire ? Forme de vie dépourvue ou non d'information génétique ? À la recherche de la vérité, la bataille continue de faire rage autour de ces étonnants prions. Seule certitude : en l'état actuel des connaissances, tous ces travaux ne peuvent avoir que des conséquences positives sur la compréhension - et peut-être le traitement - des très graves maladies qui leur sont liées.