mardi 9 mai 2023

mercredi 9 mai 1973, il y a 50 ans Non, Monsieur le ministre !
Par ROGER PLANCHON (*)

Le Monde - publié le 9 mai 1973



On sait que les citoyens grecs recevaient l'équivalent d'une journée de salaire pour assister aux représentations théâtrales. Ceux qui gouvernaient alors la cité avaient une haute idée de la création vivante - musicale, littéraire, chorégraphique - et de la nécessité de satisfaire les besoins culturels.

Une aide est et fut toujours nécessaire à la création artistique. Seuls quelques domaines échappent à cette loi : ceux où la reproduction mécanique n'altère pas l'objet artistique (le livre, le disque, etc.). Mais comment imaginer un opéra, un ballet, sans un soutien financier ? A combien s'élèverait le prix d'une place ?

La peinture n'échappe pas à cette loi. Un tableau n'a de valeur que dans la mesure où on le retire à la jouissance de tous pour le donner à un seul. Ce même tableau rendu à tous - le peintre ne l'a jamais travaillé pour un seul - perd toute valeur. Mieux, s'il est, par exemple, présenté dans un musée, il faut un toit pour le protéger, quelqu'un pour, de temps à autre, le dépoussiérer et quelques autres choses encore.

Ce n'est que d'une façon totalement détournée qu'un objet artistique possède une quelconque valeur commerciale.

J'ai un peu honte de rappeler de telles banalités. Il le faut. l'État en tant que tel reconnaissait la nécessité d'apporter une aide à la création artistique (cette aide est ridiculement faible. Dans le théâtre, domaine que je connais, cette aide permet une mort lente de ce qui existe et très difficilement un renouveau). Mais, pour la première fois dans une déclaration ministérielle, le principe même : de l'aide de l'État vient d'être dévié ou remis en cause d'une façon grave.

De quoi s'agit-il ?

Dans une interview publiée par Le Monde du 4 mai 1973, M. le ministre des affaires culturelles déclarait : " Que l'on ne compte pas non plus trop sur moi pour subventionner, par préférence, avec les fonds de l'État (...) les expressions dites artistiques qui n'ont d'autre but que de détruire les assises et les institutions de notre société (...). Les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l'autre devront choisir. "

Il faut un bon mépris et une belle audace pour comparer les artistes qui reçoivent une aide à des mendiants, un ministre à un homme qui fait la charité. Même un mécène privé ne risque jamais une telle image. Ceux qui nous affirment qu'" une certaine idée du service de l'État se perd " vont, je pense, s'indigner de la confusion dans laquelle on définit ici les fonctions ministérielles. Nous attendions d'autres images d'un ministre et d'un écrivain.

Peut-être dira-t-on que ce n'est qu'une image qu'il ne faut pas trop prendre au sérieux. Je ne sais, car, de deux choses l'une :

- Si ce n'est pas une Image, c'est une contre-vérité : j'ai vu dans les vingt dernières années bien des gens solliciter une aide pour leur travail, mais qui a vu ces mêmes gens le cocktail Molotov à la main ? Certains le leur reprochent assez. Peut-être avec raison ;

- Si c'est une image, essayons de la déchiffrer : le cocktail Molotov dont il s'agit est tout simplement l'opinion que l'artiste exprime. Le ministre met en cause la liberté d'opinion. Ce n'est pas tout. Le principe sur lequel a été fondé le ministère des affaires culturelles est le suivant : l'État reconnaissait aux citoyens des besoins culturels, donc pour lui la nécessité, d'une part, d'entretenir le " patrimoine culturel " et, d'autre part, d'aider à la création vivante. Pour cela, il adressait une aide à des artistes libres dont il jugeait la création artistique importante.

Certes, ce n'est pas facile de déterminer des critères dans les matières artistiques, mais c'est précisément pour cela que le ministère a été créé. Au ministre et aux fonctionnaires de les trouver.

Jusqu'au 4 mai, l'État, sur le plan des principes, se flattait de distribuer son aide au nom de critères uniquement artistiques et de respecter la liberté d'opinion en art. Si on y réfléchit bien, c'est la seule justification du ministère des affaires culturelles, sinon il faut reconnaître qu'il est moins qu'une annexe du ministère de l'intérieur, qui, lui, sur le plan des principes, se flatte de respecter la liberté d'opinion, mieux, de permettre qu'elle existe.

Peut-être m'expliquera-t-on que j'exagère et que cette image n'est pas très heureuse et qu'il convient de l'oublier. Je crois qu'il convient de la relever parce que la fausse logique du raisonnement qui soutient cette phrase, trop de gens l'acceptent sans s'indigner au nom d'un pseudo-réalisme. " Le gouvernement n'a pas à aider les gens qui le critiquent. "

Il est exact qu'un spectacle, qu'une peinture, etc., peuvent, contre un régime ou un gouvernement, manier " les armes de la critique ", mais à qui veut-on faire croire que cela correspond à " la critique des armes " ? Si cela était, ce serait aux tribunaux de le dire et non au ministre de la culture. Sinon, que ce soit le président du parti au pouvoir qui règle directement, au nom de ce qui est utile à son parti, le problème des subventions.
Que dirait-on d'un ministre de la santé oui, après avoir reconnu les besoins des citoyens, déclarerait que seuls les chirurgiens qui ne le critiquent pas ont le droit d'exercer ?

Que l'on ne dise pas que cette comparaison est sans valeur et que les choses sont plus complexes, car c'est sur l'idée qu'il était possible de séparer l'art des Idéologies que le ministère des affaires culturelles fut créé.

En toute objectivité, reconnaissons que la petite phrase du ministre a déjà des effets inattendus : depuis quelque temps, il était de bon ton de nier l'efficacité politique des œuvres d'art. Certains, dont le désespoir était grand, déjà reprennent confiance. - peut-être un peu trop rapidement - dans l'efficacité politique des objets artistiques qu'ils fabriquent. Verrons-nous des spectacles critiques encouragés, indirectement il est vrai, par une voix autorisée ? La phrase du ministre provoquera-t-elle d'autres remous ? Sous-entend-elle que, dorénavant, ceux qui reçoivent une aide de l'État se rangent aux opinions du ministre ? Non, monsieur le ministre. Ceux qui reçoivent une aide de l'État n'ont rien à choisir. C'est vous qui avez à reconnaître leur valeur artistique ; sinon vous laissez entendre que ceux qui reçoivent une aide ont choisi et que vous n'êtes rien d'autre que le représentant d'un parti politique. Par cette nouvelle définition des conditions d'obtention de l'aide de l'État, vous posez des exigences excessives, tout comme est excessif ce que vous demandez aux fonctionnaires en les chargeant désormais d'appliquer une nouvelle politique d'action artistique, fondée sur le délit d'opinion.

Revenons à la phrase : " Un ministre n'est, pas un homme qui fait la charité. " Ceux que le ministre qualifie de mendiants n'ont pas de bouteille d'essence à la main. Le cocktail Molotov est leur opinion qu'on se propose de censurer, et, comme ces artistes sont par ailleurs des citoyens, le ministre met ici en cause autant le principe sur lequel repose le ministère de la Culture que la Constitution française.

Il va de sol que j'ironise. Qui peut réclamer des comptes à notre ministre de tutelle pour une image malheureuse ?

Ou cherche-t-on à nous faire entendre que le gouvernement est décidé à régler la politique artistique de l'État sur une telle idée ?

Que cela soit ou non le cas, disons clairement que l'idée qui s'exprime sous cette phrase est pernicieuse et méprisable.

(*) Directeur du Théâtre national populaire (Villeurbanne). Le codirecteur du T.N.P., Patrice Chéreau, s'associe à cette prise de position. ROGER PLANCHON (*)