jeudi 23 mars 2023

samedi 23 mars 1963, il y a 60 ans Découverte du péché

Le Monde - publié le 23 mars 1963



III

Quand je pense à ces semaines passées à Gênes, elles m'apparaissent comme les plus singulières de ma vie, mais j'ai trop de choses à en dire pour savoir par quel bout les prendre. Ma sœur était la gentillesse même, riait et souriait sans cesse et me laissait faire à ma guise. Mon beau-frère était absent jusqu'au soir. J'étais mon maître. Il y avait dans ma valise deux chemises, des sous-vêtements et une brosse à dents. C'était une des valises de mon père, lourde, énorme, en cuir épais, couverte d'étiquettes de différents pays, de la Russie à la Turquie, de l'Italie à la Suède. En plus des objets que j'ai mentionnés, elle contenait tous mes livres de classe, un dictionnaire latin compris, des romans, des volumes de poèmes. Voyant tout cela, Eléonore rit doucement et ne dit rien. J'écrivis en latin au Père X... pour lui raconter mon voyage et mes enthousiasmes, ce qui me valut une réponse par retour de courrier avec la liste complète de mes fautes de grammaire et d'utiles conseils au sujet de la dangereuse sensibilité. Me juvat te delectare Italiam... Il ne savait pas quel piège m'y attendait, le pauvre père ! Tout à fait au bas de la lettre, en français, et comme à mi-voix, il me demandait si je communiais. Mais pour communier, il aurait fallu me confesser, et comment me confesser en italien ? Je jugeai le problème résolu. Ce qui me confond aujourd'hui, c'était mon manque de sérieux. Simplement, l'Italie m'était montée à la tête. Je n'étais plus le même. De voir ces grandes collines comme des épaules de géant sous un ciel bleu me remplissait d'une émotion extraordinaire qui me faisait délirer intérieurement. Il faut dire que je n'avais presque jamais vu autre chose de ma vie que Paris et la Seine-et-Oise. Quoi qu'il en soit, je crois que je me trouvai pendant plusieurs jours dans un état voisin de la folie, mais j'étais un fou en apparence fort tranquille, et ne chantais que si j'étais sûr qu'on ne pouvait m'entendre. Il ne s'agissait plus cependant de chanter mes déclinaisons latines. Je devenais moi-même l'objet de mon lyrisme, ou alors, Frédéric, avec sa démarche de canard, devenait, par une transformation violente, un prince italien de la Renaissance. J'écrivis à Philippe une lettre dont je n'ai retenu qu'une phrase, parce qu'il devait me la resservir pendant des années avec d'inextinguibles fous rires : " Frédéric m'obsède. " Mais je ne savais ce que je voulais. J'étais en même temps malheureux et fou de joie, et tout enivré de ma personne. J'écrivais des récits qui se passaient à Gênes. Le héros, qui n'était autre que moi, se jetait du haut de la terrasse de ma sœur dans le Campo Santo par un jour d'orage.

Le soir je dînais sous le regard d'acier de mon beau-frère qui m'observait du coin de l'œil pour voir si je tenais bien mon couteau par l'extrémité du manche sans faire descendre l'index trop bas, mais sur ce point je n'avais rien à craindre, je savais. Il se montrait du reste aimable avec moi, puisque j'étais son hôte, et j'avais fini par apprendre à parler l'anglais d'une façon qu'il jugeait acceptable. L'argenterie brillait à la lumière des bougies et la conversation était des plus simples. Ni mon beau-frère ni Eléonore ne se doutaient de ce qui se passait en moi.

Mes livres ne me suffisant pas, je me mis à lire ceux que je trouvai dans la maison. Ce fut ainsi que je mis la main sur une traduction de Boccace. Si le Décaméron est un mauvais livre, ce fut le premier qui me tomba sous les yeux. Le mal qu'il me fit est à peu près incalculable. Le plaisir de la chair présenté comme la chose la plus désirable au monde trouva en moi un écho soudain qui couvrit la voix de la religion. L'île de Wight disparut de mon horizon et fut remplacée par un rêve confus où des garçons et des filles, vêtus comme au quinzième siècle, roulaient sur l'herbe dans les vergers. La volupté ! Ce mot, qui revenait si souvent dans ces récits, m'envoyait chaque fois le sang aux joues.

A vrai dire, je ne savais ce qu'on appelait volupté, mais quelque chose en moi dut reconnaître la présence d'un danger, car, avec la joie qui me brûlait le sang, je pris conscience du péché. Je sus que jusqu'alors j'avais pu me croire innocent et très innocent, malgré des gestes dont on m'avait dit qu'ils étaient criminels, à présent la faute s'installait en moi avec l'ivresse, non du plaisir, mais de l'idée du plaisir tel que le peignait le grand Italien. Que la vie me semblait belle et comment avais-je pu la fuir ? Le danger m'éblouit, j'acquiesçai d'avance à tous les périls pourvu que la volupté me fût offerte.

Le vendredi de cette semaine-là et tous les vendredis qui suivirent jusqu'à mon départ, ma sœur et mon beau-frère m'emmenèrent avec eux à Nervi, où une de leurs amies nous offrait l'hospitalité. Je me souviens assez mal de Mrs Kreyer, mais elle me parut immensément vieille, alors qu'elle ne devait pas avoir beaucoup plus de cinquante ans. Elle était grosse et molle et souriait à tout le monde de toutes ses rides. Malgré son nom allemand, elle était Anglaise. Son mari... Je ne sais où était son mari, mais on avait laissé à sa femme la jouissance de la très belle villa dont il était le propriétaire. Une seule pièce, comme dans le château de Barbe-Bleue, devait rester close et avait été mise sous scellés par le gouvernement italien.

La maison était grande et fraîche. Nous prenions le thé dans un salon dont les canapés et les fauteuils éléphantesques et recouverts de chintz vous transportaient immédiatement en Angleterre.

Une grande et assez mystérieuse jeune fille nous tenait compagnie. Elle s'appelait Stella, faisait des aquarelles, que je trouvais ravissantes, et me parlait avec un mélange de froideur et de gentillesse qui me plaisait. Le lendemain matin, bien qu'elle fût protestante, elle voulut aller avec moi à la messe qui se disait dans la petite chapelle du village, non loin de notre villa. Les paysannes drapées dans leurs châles chantaient de leur belle voix gutturale et, après la messe, il y eut un salut précédé, je crois bien, des litanies de la Vierge. Ces litanies, je les entends encore. Elles étaient si alertes et si étranges à la fois... On aurait dit une chanson de marche, et la mélodie réveillait en moi une mysticité en sommeil. J'étais fier d'être catholique. De retour à la villa, Mrs Kreyer, je crois, hasarda une opinion où il y avait un rien de condescendance à l'égard de Rome. À ces mots, Stella s'écria d'une voix claire et coupante : " C'est passible, mais nous autres, nous nous sommes émiettés en je ne sais combien d'Eglises, alors qu'eux, les catholiques, ont su rester unis. " ("They stick together.")

J'en arrive maintenant à une des pages les plus singulières de ce long récit. Éléonore m'avait fait faire le tour de la maison - Mrs Kreyer trouvait fatigant de monter les étages - et montré la chambre que je devais occuper. De l'autre côté du couloir, presque en face de ma chambre, il y avait une porte sur laquelle - ma sœur me le fit remarquer en riant - on avait apposé des scellés dont il ne restait qu'un débris. Quelqu'un en effet avait eu l'audace d'entrer là. Du reste... Elle ouvrit la porte et je vis une pièce obscure où se trouvaient beaucoup de livres sur des rayons et sur des tables. " C'était là qu'il travaillait ", fit-elle en refermant la porte. Je me demandai pourquoi elle avait ri.

Lorsque je me couchai, ce soir-là, je ne pus dormir ; l'histoire des scellés me travaillait tellement et j'en éprouvai une curiosité si impérieuse qu'au bout d'un moment je me levai sans bruit et traversai le couloir.

Devant la porte interdite mon cœur se mit à battre. J'entrai cependant et tournai le bouton électrique.

Des livres, comme il y en avait ! Et, au mur, derrière la porte, une peinture représentant un faune et une femme enlacés. Elle me coupa le souffle. Je n'avais jamais vu d'images érotiques. Celle-là me fit comprendre en une seconde dans quel genre de bibliothèque je me trouvais. Un livre pris au hasard contenait, je m'en souviens (comment jamais l'oublier ?) des gravures de l'Albane qui ne laissaient rien ignorer de ce qu'un homme et une femme peuvent faire ensemble. Un autre, les figures de Giulio Romano (je ne puis me résoudre à l'appeler Jules Romain). Un autre encore, plus pédantesque, offrait à mes regards stupéfaits des reproductions de peintures et de statues qui toutes célébraient l'amour physique avec un soin et une minutie de détail qui me confondit. Je me mis à trembler. Si jamais on me surprenait, ce serait terrible. Je feuilletai encore un livre ou deux - le sujet ne variait pas - et les remis en place à grand regret.

Quand je regagnai ma chambre et me glissai dans mon lit, il me sembla que le sang me bouillait dans les veines. Comment dormir à présent ?

On aurait tort de croire que je souris de ces choses. J'avais beau être grisé par l'idée d'un plaisir que je ne connaissais pas encore, le sentiment que je n'étais plus seul dans ma solitude se faisait plus net. Venu de ma petite enfance, quelqu'un, me semblait-il, s'approchait de moi et me suggérait des pensées qui se transformaient en images, grâce à tout ce que j'apprenais dans la pièce interdite. Car, chaque fois que nous retournions à Nervi, je trouvais le moment propice à mes investigations et me glissais dans la bibliothèque au milieu de la nuit. Jamais je n'y restais longtemps. J'avais peur. Ce qui me surprend à distance, c'est que je m'attardais toujours aux mêmes ouvrages, craignant sans doute que les autres ne fussent pas aussi intéressants.

En sortant de cette pièce, je tremblais. Le désir se mêlait à une frayeur que je ne pouvais analyser. Ces gravures ne me faisaient voir que des fous aux attitudes inquiétantes. Les aînés, d'ordinaire habillés, raisonnables, je les découvrais tout à coup nus et gesticulant comme des aliénés dans un asile. Moi-même, je voulais faire comme eux et cela m'humiliait, parce que je m'étais cru à part de tous les autres et je me voyais semblable à cette humanité démentielle, mais encore une fois, tout cela, je ne m'en rendais compte que de la façon la plus vague.

À Gênes, je sortais le plus souvent seul. Le hasard d'une promenade me conduisit un jour à San-Lorenzo, la cathédrale de pierre blanche striée de noir, à la sarrasine. Des lions de marbre veillaient à la porte. J'entrai. Dans cette vaste église sombre comme une forêt, je ressentis brusquement tout ce qu'il y avait de mystérieux et de terrible dans la foi chrétienne. J'avançai sous ces voûtes comme si Dieu m'attendait dans l'obscurité de l'abside. Je ne le voyais pas, mais il ne me quittait pas du regard. Au bout d'un moment, je m'arrêtai, saisi d'une grande inquiétude. La pensée me vint que Dieu m'avait vu dans la bibliothèque de M. Kreyer, et, pour la première fois, je me fis horreur. Prier, je ne le pouvais pas, mais je fis un grand signe de croix et sortis.

N'est-il pas étrange de penser que dans les petites rues pleines de monde, où j'avais pris l'habitude de me promener, je ne regardais personne ? Il devait pourtant y avoir de fort beaux visages dans la foule, mais je ne les voyais pas ou peut-être n'étais-je pas sensible à la grâce italienne. A vrai dire, je ne désirais personne. Je ne savais même pas ce que désirer quelqu'un voulait dire, et, lorsque je rencontrais cette expression dans un livre, je passais sans m'interroger. Je désirais la volupté dont parlait Boccace, mais comment cela se trouvait-il ?

Revenu dans ma chambre je devenais la proie et comme le jouet du démon. C'était lui qui m'instruisait de ce qu'il jugeait bon de m'apprendre. Sûr qu'on ne me dérangerait pas, j'étalais sur une table poussée devant la fenêtre une feuille de papier blanc et me mettais à dessiner. De longues heures passaient ainsi, interrompues seulement par les repas. " Julien est hermétiquement enfermé dans sa chambre ", disait en riant Éléonore. Si elle avait su ce que j'y faisais ! Mais il est probable que si elle l'avait su, elle aurait ri, puisqu'elle riait de tout.

Tous ces dessins me sont sortis de la mémoire, sauf un. M'avait-il été inspiré par ce que j'avais vu dans la bibliothèque de Mr Kreyer ? Je le suppose. Avec le temps, j'oublierai peut-être certaines des plus belles toiles que j'ai vues dans les musées d'Europe et d'Amérique, mais ce misérable petit dessin, jamais. Il était vraiment affreux, non sans une sorte de candeur dans son obscénité.

Qu'il est triste de songer que je recherchais sans le savoir, avec un crayon noir et du papier, le rêve immémorial de l'humanité déchue, la volupté qui arracherait l'homme à la terre sans l'y laisser retomber... Je le recherchais comme je pouvais, ne sachant où fixer mon désir. Ce que je ne puis rendre, c'est l'espèce d'état second dans lequel me jetait ce long travail. Je crois qu'on m'eût frappé que je n'eusse rien senti, mais tout se passait dans ma tête. Extérieurement je demeurais calme. On se tromperait en croyant que je me livrais à des excès d'ordre physique. Peut-être cela eût-il mieux valu d'une certaine manière. En fait, tout devenait mental.

La nuit, je cachais ce dessin dans un tiroir, et le lendemain matin, me jetant dessus, je croyais constater qu'il avait changé. Je ne le reconnaissais pas tout de suite. L'avais-je oublié dans mon sommeil ? Une sorte de magie était l'œuvre. Il ne demeurait pas immobile et mort dans son tiroir comme les illustrations dans les livres, il se transformait, pensais-je. Un jour, je pris peur et déchirai la feuille en si petits morceaux qu'il eût fallu des semaines pour les rassembler. Je tremblai comme si j'avais détruit quelque chose de vivant, et toute une partie de moi-même le regretta.

À la fin du mois, je quittais Gênes par le train pour rentrer à Paris. Nous nous arrêtâmes à Modane, où, pour une raison que j'ignore, mais qui tenait sans doute à la guerre, il y eut un arrêt de plusieurs heures. J'en profitai pour grimper en montagne et plus je montais, plus je me sentais fier. Je chantai. Arrivé dans une prairie d'où je pouvais voir, me semblait-il, tous les royaumes de ce monde à mes pieds, j'eus le sentiment d'être le maître de la création ou un roi, et en tout cas quelqu'un d'exceptionnel. M'étendant sur le dos. je me grisai de tout l'azur qui m'entrait dans la tête par les yeux. Étais-je fou ? L'idée me vint de braver le ciel.

Braver le ciel dit mal ce que j'avais en tête, braver l'azur, si ces mots ont un sens, approcherait plus de la vérité. Je voulais me faire voir aux nuages, aux rochers, à la nature entière, dans cette énorme solitude pleine de lumière. Je me mêlais à la terre, à l'air, au soleil, j'étais libre.

Ce ne fut qu'en redescendant à Modane que je me fis horreur. Il me sembla que j'étais retourné au paganisme. Cette heure m'est restée dans la mémoire, mais combien d'autres m'ont fui qui me permettraient de lire le rébus de ma vie ! Qu'est-ce que je comprends aujourd'hui à l'être que j'étais alors  ? Trop de choses me sont cachées. J'ai perdu le fil. C'est après un fantôme que je cours.

FIN

Le Monde