Diégèse Les narratrices et les narrateurs
Journal de Bernadette en 2001 - 37 jours -
Bernadette vit et travaille à Bobigny en Seine-Saint-Denis.











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mardi 2 janvier 2024 mardi 2 janvier 2001 J'imagine déjà la tête de mes anciens voisins parisiens quand ils viendront me voir à Bobigny. La voisine du dessus est même venue me témoigner sa sympathie comme si je partais en prison ou à l'hôpital. En prison, non pas. Mais à l'hôpital, certainement. Pas comme patiente, grâce à Dieu. J'ai hâte de faire mes preuves dans ce nouveau poste de coordinatrice. Je commence demain. J'ai pris ma journée pour finir de m'installer. J'ai trouvé un pavillon, rue Adam. Franchement, c'est top. Aussi bien qu'à Montreuil, par exemple et beaucoup moins cher. Bobigny, ce n'est pas que les cités. Je suis quand même à plus de deux kilomètres de l'hôpital. J'irai difficilement à pied. C'est surtout pour revenir le soir... Tant pis, j'aurais aimé marcher.

Al Gore ne sera pas président... Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu déçue. Je n'attends pas grand-chose du petit Bush...




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lundi 8 janvier 2024 lundi 8 janvier 2001 J'ai mal au dos depuis jeudi dernier. J'ai passé presque tout le weekend allongée, mais j'ai encore mal. Ce doit être l'une des conséquences du déménagement. J'ai surestimé mes forces. Une infirmière qui a mal au dos n'est pas bonne à grand chose. Heureusement, je peux marcher sans difficulté. J'évite de me baisser. Je monte le lit des patients au maximum. Un vieux monsieur pas très bien en point, mais non sans humour, m'a demandé si je voulais l'envoyer au ciel plus vite. Nous avons ri. Quand je suis sorti de la chambre, j'avais moins mal au dos. On pourrait croire que l'on accède plus facilement aux soins quand on travaille dans un hôpital. Ce n'est pas tout à fait vrai. Parfois même, c'est complètement faux. Après les fêtes, c'est toujours une période de forte tension. On doit souvent déprogrammer des opérations pour prendre des patients dont l'état s'est dégradé entre Noël et le jour de l'an. Et puis, c'est incroyable le nombre d'accidents que provoquent ces fêtes. Je ne parle même pas des accidents de la route, des brûlures dues aux véhicules incendiés... Les blessures les plus terribles et souvent les plus incongrues sont les blessures domestiques. On tombe, on se coupe, on avale de travers la fève de la galette. Je ne sais pas qui a inventé cette histoire de haricot qui pousserait dans l'estomac. J'ai même vu une fois une dame qui craignait qu'un arbre lui pousse dans le ventre alors qu'elle avait avalé une fève en plastique.

J'ai quand même réussi à obtenir des antalgiques. J'espère que ça va aller mieux.




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vendredi 12 janvier 2024 vendredi 12 janvier 2001 Je pensais avoir tout le weekend pour me reposer, mais, je serai de garde pour remplacer une collègue absente. C'est une copine et je le fais bien volontiers pour elle. Je sais pourquoi elle doit s'absenter et ce n'est pas très drôle. Bien sûr, un weekend de garde ne va pas améliorer mes douleurs de dos... Mais, je ne pouvais vraiment pas refuser.

J'ai récupéré dans un salle d'attente Le Monde d'aujourd'hui. La droite se déchire à Paris. Séguin a fait un croc-en-jambe à Toubon, avant d'être canardé par Tiberi. Un sondage donne Jospin gagnant à la présidentielle de 2002. On verra bien. 2002 C'est loin. Il y a des inondations en Bretagne. Jospin est allé sur place avec Voynet et Lebranchu. Rien qu'avec le coût du déplacement, on aurait pu mettre au sec un village entier.

Je suis fatiguée. Travailler ici, vivre ici, c'est côtoyer la misère. On est loin d'être riches, mais on fait presque figure de privilégiés avec nos deux salaires fixes. Je me demande en fait si ce n'est pas cette misère qui me fait mal au dos.




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mercredi 24 janvier 2024 mercredi 24 janvier 2001 Le service RH m'a dit que je serai convoquée au tribunal pour témoigner. J'ai entendu des cris, mais je n'ai rien vu. Je ne crois pas que mon témoignage sera bien utile. À ce qu'on m'a rapporté, une femme est arrivée aux urgences vers 18h avec des ecchymoses sur tout le corps et une blessure ouverte au front. Elle est arrivée par ses propres moyens ou bien emmenée par une personne qui est repartie aussitôt. Elle a été prise en charge par les urgences, mais, alors qu'elle était sur un brancard, trois hommes ont forcé l'entrée en criant et ont voulu l'emmener avec  eux de force. Les vigiles sont intervenus mais les trois hommes étaient vraiment très énervés. Heureusement la police est arrivée et les a maîtrisés et embarqués. Moi, j'étais dans un autre box en train de poser une attelle à vieux monsieur qui avait glissé en promenant son chien. J'ai bien entendu des cris et du bruit, comme celui d'une bagarre, mais je n'allais pas abandonner mon patient pour aller voir ce qui se passait. Surtout qu'avec mon mètre cinquante et mon poids plume, je n'aurais pas été d'une grande aide et je risquais plutôt de faire un vol plané au milieu du hall.

Plus tard, la femme était vraiment très apeurée. Elle répétait en boucle qu'ils allaient la tuer. L'infirmière la rassurait comme elle le pouvait. Elle a appelé une association départementale qui prend en charge les femmes qui subissent des violences conjugales et familiales. Je pourrai témoigner qu'elle répétait cela, qu'ils allaient la tuer. Je n'aurais pas peur de témoigner de cela.




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jeudi premier février 2024 jeudi premier février 2001 Cette histoire à l'hôpital m'a choquée. Je m'aperçois quand je rentre chez moi le soir que je ne suis pas tranquille. Je n'ai rien remarqué de particulier. Je n'ai pas été suivie. Mais, je me méfie. Je pense en effet qu'il ne s'agissait pas de violences conjugales ordinaires - si l'on peut qualifier ainsi les violences conjugales - mais, d'un autre type de violences, plus organisées. La docteuresse qui l'a examinée nous a confié que la jeune femme présentait tous les stigmates d'une femme qui se prostitue de manière intensive. Or, il n'y a pas de prostitution intensive sans proxénètes... Je suppose que c'est pour cela que ces salopards sont venus à trois... À la fois, ça ne veut rien dire. Cela pouvait très bien être le mari et ses frères, ses frères à lui ou ses frères à elles. Quand il y a soupçon d'adultère, par exemple, la famille de la femme et la famille du mari s'allient pour laver leur honneur supposé souillé. Je n'ai aucune idée de l'identité de ces trois types. Mais, si l'on a affaire au crime organisé, alors tout est possible, y compris les représailles. Cela ne serait pas la première fois. Je vais dire que je veux bien témoigner, mais pas seule. Il n'y a d'ailleurs aucune raison que je sois seule à témoigner alors que j'ai seulement entendu les cris, mais rien vu.

Tout cela me contrarie. Je ne dors pas très bien depuis deux semaines.




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samedi 17 février 2024 samedi 17 février 2001 Je ne vais pas aller travailler lundi. J'ai reçu un message bizarre sur mon téléphone mobile personnel. Je voulais aller le montrer au commissariat en sortant de l'hôpital mais il y avait une queue très longue et je ne pouvais pas attendre. Je n'étais d'ailleurs pas certaine de pouvoir entrer avant la fermeture des bureaux et le fait d'avoir reçu un message bizarre ne semblait pas constituer une urgence vitale.

Ce message est bizarre et clair à la fois et résonne comme une menace : « Fè atension ». On dirait que les fautes d'orthographe ont été commises intentionnellement. Sans fautes, j'aurais pu penser à un message publicitaire ou à une blague des enfants. Le numéro duquel est envoyé le message m'est inconnu mais la police devrait pouvoir le trouver. Je n'irai donc pas travailler et je vais aller faire la queue au commissariat de bon matin. Je sais déjà que ce sera une épreuve, le commissariat de Bobigny un lundi matin...




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lundi 19 février 2024 lundi 19 février 2001 Malgré ma patience, je n'ai pas pu entrer dans le commissariat. Je ne suis d'ailleurs pas certaine que cela aurait été bien utile. Après trois heures passées dehors dans le froid, j'ai repris le chemin de l'hôpital, non sans m'être faite auparavant contrôler. On ne m'a d'ailleurs pas demandé mes papiers d'identité mais ma carte de séjour, ce qui serait amusant si j'avais le cœur à m'en amuser. Je ne sais pas si ma grand-mère, qui a servi comme infirmière pendant la guerre et qui était déjà née en France, aurait apprécié que la police demande à sa petite fille sa carte de séjour. Cela m'arrive souvent et bien sûr, encore davantage à Bobigny. Et quand cela m'arrive une fois, cela arrive trois fois à mon mari et dix fois à mon fils adolescent. Enfin, j'ai sorti ma carte d'identité sans faire de commentaires et je suis repartie. J'ai pensé montrer ma carte de l'hôpital mais j'ai préféré demeurer neutre. On ne sait jamais. Cela dit, la garde à vue, c'est aussi une manière d'entrer dans le commissariat.

Je vais aller voir l'avocate de l'hôpital. Si je suis citée comme témoin, je pense que j'ai le droit d'être protégée et je vais demander cette protection. Je serai plus rassurée.

Mauvais jour... Mon fils a été contrôlé. Il n'avait pas ses papiers. Il faut que j'aille le chercher au commissariat.




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vendredi premier mars 2024 jeudi premier mars 2001 Il y a encore eu un problème à l'hôpital aujourd'hui. Il s'agissait d'une jeune femme qui avait été rouée de coups dans la rue par des hommes, disait-elle, qu'elle ne connaissait pas. Elle est arrivée aux urgences par ses propres moyens, le visage tuméfié. Elle boitait. Les médecins qui l'ont prise en charge ont diagnostiqué plusieurs fractures et des contusions multiples. Par chance, aucun organe vital ne semble avoir été atteint. Elle a protégé son ventre, a-t-elle dit, comme elle le pouvait.

Dès qu'elle est arrivée, une infirmière lui a demandé si elle était enceinte ou si elle pouvait l'être. La question a provoqué chez la jeune femme une sorte d'effroi et ses sanglots ont redoublé. L'infirmière a donc indiqué sur le formulaire que la patiente pouvait être enceinte. On a évité les rayonnements sur l'utérus ou à sa proximité et on a pratiqué une échographie. L'embryon avait cinq semaines. La jeune femme a déclaré ne pas être mariée. En tête à tête une femme médecin lui a confirmé qu'elle était enceinte et j'ai entendu que la jeune femme hurlait : « Ils vont me tuer ». Le « Ils » étaient sans doute ceux qui, déjà, l'avaient frappé.

Je n'ai pas dit que j'avais entendu cela. Je ne voudrais pas avoir une deuxième affaire sur les épaules.




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samedi 9 mars 2024 vendredi 9 mars 2001 J'ai pris contact avec une association de Bobigny qui se dédie aux femmes de Seine-Saint-Denis et plus largement de l'Île-de-France. Elle se nomme Femmes Relais. Elles sont très heureuses car l'année dernière, l'association a été récompensée et a reçu le trophée Olympe d'or. C'est Madame la Ministre Martine Aubry qui le leur a remis. Il y avait aussi la Secrétaire d'État aux droits des femmes et à la formation professionnelle, Nicole Perry. .Je pense que c'est amplement mérité. L'association existe depuis 1988 et elle n'a pas chômé. Mais jusqu'en 2000, tout le monde était bénévole. C'est seulement grâce à la politique des emplois aidés mise en œuvre par le gouvernement Jospin que les premiers postes ont pu être créés. Espérons que personne n'osera remettre cela en cause et que l'association pourra continuer à recevoir l'argent nécessaire pour payer ses salariés. Pour autant, l'association attend toujours ses locaux et a pas mal voyagé depuis sa création dans le quartier de l'Abreuvoir. Mais il paraît que la Ville de Bobigny y est attentive et que des locaux pourraient lui être affectés l'année prochaine place des Nations Unies. On verra bien.

La place des femmes à Bobigny est un combat de longue date. C'est une des premières villes à avoir élu une femme maire, en 1925. Elle s'appelait Marthe Tesson. Le maire est aujourd'hui Bernard Birsinger. Il est aussi député.




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mercredi 13 mars 2024 mardi 13 mars 2001 J'ai bien fait d'aller voir Femmes Relais car, maintenant, je peux leur envoyer des patientes qui ont des problèmes et inversement. J'ai facilité aujourd'hui l'accueil à l'hôpital d'une femme qui avait des douleurs abdominales très fortes. Elle n'avait pas vu de médecin, se contenant d'une auto médication d'antalgiques. Mais, elle en prenait tellement que cela risquait de ruiner son foie. Elle n'avait apparemment pas de problème de transit ni de problème urinaire. Je l'ai donc orientée, presque par instinct, vers un obstétricien. Elle est en situation de précarité et souvent, dans ces cas-là, les grossesses sont tues, surtout quand elles ne sont pas désirées, voire pire, quand elles arrivent après une agression sexuelle.

J'ai bien fait. Cette femme faisait une grossesse extra-utérine. Les saignements constatés ne venaient pas des menstrues. Il a fallu l'opérer mais tout s'est bien passé. Elle pourra encore avoir des enfants. Elle a pu retourner voir Femmes Relais hier qui l'a prise en charge. Je me suis dit que je la reverrai pour prendre de ses nouvelles.




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mardi 19 mars 2024 lundi 19 mars 2001 Je suis vraiment heureuse de mon engagement auprès de cette association et je crois bien que c'est réciproque. Je me demande d'ailleurs si je ne devrais pas m'engager davantage, autrement, peut-être politiquement. Là où je suis, dans cet hôpital, je peux mesurer les discriminations faites aux femmes. Quand une famille est précaire, la plus précaire, la plus vulnérable est toujours la femme. Et c'est cela qui est terrible, cette sorte de sédimentation des discriminations. Une femme pauvre et racisée est plus discriminée qu'une femme pauvre non racisée. Dans certains quartiers, une femme noire sera instantanément perçue comme une antillaise, donc française. Dans d'autres villes, dans les villes les plus pauvres, une femme noire sera perçue comme africaine et peut-être comme une africaine en situation illégale. Je me souviens de cette expression entendue je ne sais plus bien où qui évoquait les pauvres des pauvres. On pourrait dire que les femmes pauvres sont les pauvres des pauvres.

Comment trouver des solutions ? Sans doute, d'abord passer par la dénonciation de faits, puis de situations et revendiquer et le faire ensemble.




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dimanche 14 avril 2024
samedi 14 avril 2001
Je relis avec émotion ce que j'écrivais il y a près d'un mois déjà. Je me demande où je trouvais alors cette énergie incroyable. Il y a dix jours environ, j'étais à l'hôpital et une très jeune femme est arrivée. Elle semblait vraiment apeurée et les collègues l'ont tournée vers moi, un peu comme si j'avais fait ma spécialité de recueillir et de soigner les femmes en détresse. Elle n'était pas seulement apeurée mais blessée cruellement dans ses parties intimes. Je ne lui ai pas demandé de détails sur ce qui lui était arrivé. Elle n'était d'ailleurs pas dans un état qui lui permettait de témoigner. J'ai appelé les médecins et elle est directement partie au bloc opératoire. Je lui ai tenue la main jusqu'à ce que l'anesthésie l'emporte. Deux jours après, elle est sortie avec des ordonnances pour des antibiotiques et des soins infirmiers. Je n'étais pas tranquille. Et j'avais raison. J'ai appris par l'association qu'elle est morte peu de temps après sa sortie de l'hôpital.

Je ne sais pas pourquoi c'est cette histoire qui m'a terrassée. Ou plutôt, je sais... Je sens encore la chaleur de sa main dans la mienne, une enfant.

Je me suis écroulée et je suis en arrêt maladie jusqu'au 30 avril prochain.




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samedi 20 avril 2024 vendredi 20 avril 2001 Mon travail me manque. Il me manque même beaucoup. Pourtant, je ne ferai rien pour reprendre plus tôt que le 30 avril. Je sais au fond de moi que j'ai besoin de ces dix jours qui me séparent de ma reprise. J'espère seulement qu'ils seront suffisants.

Je ne suis pas la seule, loin de là, parmi le personnel soignant de l'hôpital; à avoir craqué. Cela arrive d'ailleurs aux hommes comme aux femmes. C'est juste qu'il y a plus de femmes parmi les infirmières et les aides soignantes, qu'elles sont moins payées et sont en première ligne.

Le plus difficile, ce sont les enfants. On ne s'habitue jamais à la souffrance et encore moins à celle des enfants. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai pas eu à affronter la mort d'un enfant dans mon service. Mais, je sais que cela arrivera un jour. Je ne peux rien faire pour m'y préparer. On ne se prépare pas à l'abominable.




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mardi 30 avril 2024 lundi 30 avril 2001 C'était aujourd'hui le jour de la reprise. Ce qui est bien dans cet univers médical, en tout cas, celui-là, c'est que personne ne pose de questions stupides ou embarrassantes. Un petit geste, un sourire suffisent à montrer que l'on sait, que l'on comprend et que ça va aller.

J'espère que ça va aller, mais je n'en suis pas certaine. Ne serait-ce que physiquement. Travailler comme soignante à l'hôpital est un métier éprouvant psychiquement mais aussi, sinon d'abord physiquement. Il y a toujours quelque chose à porter. On fait des kilomètres... Je suis restée chez moi pendant près d'un mois et je suis comme une sportive qui aurait arrêté l'entraînement. Je m'essouffle en montant les escaliers, laissant les ascenseurs pour les brancards. Et puis, à vrai dire, je déteste ces moments dans les ascenseurs avec un patient ou une patiente sur un brancard, des brancardiers et ces quelques instants où personne ne sait bien pourquoi les circonstances ont réuni là ces gens qui n'auraient souvent jamais dû se rencontrer.

Je vais reprendre tout doux, tout doux pour rester un peu douce dans cet environnement où rien n'inspire la douceur.




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mercredi 8 mai 2024 mardi 8 mai 2001
C'est un jour férié et j'étais d'astreinte. Je n'aime pas beaucoup cela, car les équipes sont encore plus réduites, mais il y a plus de patients. Il y a d'abord davantage d'accidents domestiques. C'est incroyable les dégâts humains que peut faire le bricolage. Quand je pense qu'avec les trente-cinq heures, les gens vont encore plus bricoler, ce n'est pas le moment de retirer de l'argent aux urgences. On a de tout avec les accidents de bricolage, du plus bénin mais très douloureux au plus sérieux. Il n'y a pas que dans les films que les tronçonneuses tuent. Mais il y a aussi plus d'accidents de la circulation et enfin, les conduites en état d'ivresse et les indigestions avec occlusion intestinale. Je passe même ici les détails sur l'état des patients avec occlusion... Mais, ce n'est vraiment pas joyeux.

J'espère que j'aurai un jour assez de chance ou d'ancienneté pour ne pas travailler les jours fériés. Mais, je crains que ce ne soit pas avant longtemps. Avec mon arrêt-maladie, j'ai passé beaucoup de tours de garde. Il me reste l'ascension, le 24, la Pentecôte les 3 et 4 juin, la fête nationale et l'assomption, la Toussaint, l'armistice, Noël et la Saint Sylvestre. Ensuite on sera en 2002 et j'espère que je pourrai passer mon tour de temps en temps.

J'espère quand même que ce ne sera pas trop dur.





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dimanche 12 mai 2024 samedi 12 mai 2001 J'étais encore de garde aujourd'hui. Nous avons regardé avec les collègues un bout du concours de l'Eurovision qui se déroulait cette année à Copenhague. C'est une manifestation vraiment ridicule et insipide, mais nous avons une stagiaire québécoise qui voulait entendre Natasha St-Pier (c'est ainsi que son nom de scène s'orthographie), qui représente cette année la France. Elle n'a pas été déçue, elle qui défend la francophonie québécoise, la chanteuse a fini sa chanson en anglais... Fort heureusement, il y a eu beaucoup d'appels, ce qui m'a permis de m'enfuir pour aller voir les malades. Et fort heureusement aussi, rien de grave cette nuit, juste un peu d'angoisse et de douleur que j'ai réussi à contenir sans avoir recours à l'interne... qui regardait passionnément l'Eurovision.

Cette soirée restera un bon souvenir. Il y a parfois, à l'hôpital aussi, des moments de calme, ou plutôt d'accalmie. C'était le cas ce soir et c'est toujours bon à prendre.




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samedi 18 mai 2024 vendredi 18 mai 2001 L'armée israélienne a bombardé Gaza et la Cisjordanie avec des F16, pour la première fois depuis 1967. Cela fait suite à un attentat-suicide du Hamas au nord de Tel Aviv qui a fait 6 morts, dont le kamikaze. On ne sait pas encore combien de personnes sont mortes dans la riposte. Apparemment, les morts palestiniens sont toujours plus difficiles à compter que les morts israéliens par la presse occidentale. Par effet du hasard, j'ai aussi entendu à la radio que Dassault a lancé aujourd'hui son nouvel avion Rafale. Je ne sais pas quels pays ont commandé cet avion concurrent de ceux qui ont bombardé la Palestine, mais sans doute pas les Palestiniens.

En allant à l'hôpital à pied, pour une fois, j'ai entendu des petits parler. Ils disaient que l'on tue toujours plus de Musulmans que de Juifs. J'ai failli m'arrêter pour leur dire qu'il ne s'agissait pas d'une affaire de religion mais bien d'une affaire de capitalisme. Mais j'ai renoncé. D'une part, je n'avais pas le temps. D'autre part, je ne suis pas certaine que mon explication les aurait convaincus.

Hier, une jeune collègue, m'a dit que les Arabes n'étaient pas concernés par la Shoah. Je lui ai répondu qu'en tant qu'êtres humains, nous étions tous concernés par cette abomination. Elle a eu l'air de ne pas vraiment comprendre ce que je voulais dire.




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jeudi 30 mai 2024 mercredi 30 mai 2001 C'est incroyable combien Loft Story est devenue le sujet de conversation. Cela fait plus d'un mois déjà qu'une certaine Loana et un certain Jean-Édouard ont fait ou n'ont pas fait l'amour dans une piscine filmée en permanence par des caméras, scène retransmise par la télévision et abondamment commentée. C'est à croire d'ailleurs que le rôle social de ces émissions est d'abord celui de faire parler, de fournir des sujets de conversation à la France entière. Tout le monde y va de son commentaire, du spectateur lambda aux professeurs d'université. Tout le monde a une opinion sur ce qui se passe là, ce que ça signifie, ce que ça va entraîner.

Moi, je ne sais pas. Je ne regarde pas. Je suis trop fatiguée pour regarder... rien. Parce que c'est d'abord rien.

Je suggère que l'on tourne Hôpital Story. Je ne regarderai cependant pas non plus. Je serai dans le grand bain et pas avec Jean-Édouard, sauf s'il est accidenté, blessé, malade, en urgence absolue, douloureux, inconscient... et j'en passe évidemment.




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jeudi 13 juin 2024 mercredi 13 juin 2001
Ce qui serait bien, ce serait de pouvoir informatiser les hôpitaux et de les mettre en réseaux entre eux. Ma plus grande fille s'intéresse à ces choses-là et me dit que l'on fait beaucoup de progrès. Bientôt, me dit-elle, on pourra parler par l'internet et donc ne plus payer les communications téléphoniques selon la distance ni même selon leur durée. Je pense qu'elle rêve un peu. En attendant, quand j'appelle ma cousine ou ma tante, je compte mentalement les unités pour ne pas faire exploser la durée. C'est comme le Minitel. Je l'ai rendu à la poste car je n'étais pas certaine que le plus jeune n'allait pas jouer à des jeux idiots et surtout très onéreux. Mais, je dis à ma fille que l'informatique en réseau ne résoudra pas tout, qu'il ne faut pas trop rêver, que le capitalisme se débrouillera pour faire de l'internet un gigantesque magasin. C'est déjà en route, mais je suis certaine que l'on n'a rien vu.

Je vais m'inscrire à un séminaire de sensibilisation à l'usage des nouvelles technologies dans les domaines de la santé organisé par l'AP-HP. Il faut regarder vers l'avenir et surtout tenter de comprendre ce qui va arriver pour mieux le maîtriser et en éviter les dérives.

Bientôt les vacances scolaires. Les pathologies vont changer. Les accidents de roller sont à la mode. Mais, ce sont surtout les scooters. Les gamins vont les voler à Paris et jouent avec avant de les brûler... et de se brûler à la même occasion.




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samedi 13 juillet 2024 vendredi 13 juillet 2001
C'est le pire moment de l'année avec la nuit du 31 décembre. Le 14 juillet, ce ne sont pas seulement les feux d'artifice, qui, d'ailleurs, chaque année, sont la source d'accidents divers plus ou moins graves. Ce sont aussi, et surtout par ici, les pétards, de toutes les tailles et les incendies de voiture. Les uns et les autres sont l'occasion de concours absurdes entre bandes, entre quartiers, entre communes et ces concours mobilisent la police et les hôpitaux aussi bien que les pompiers.

Bien sûr, une fois de plus, je suis de garde à l'hôpital pendant tout ce weekend.

Cela me désole tellement de voir arriver ces jeunes, dont certains sont encore des enfants, avec, pour certains, des blessures superficielles, mais pour d'autres, des blessures graves dont ils vont garder des séquelles parfois toute leur vie. Je me souviens de ce jeune homme aveuglé par l'explosion d'un pétard un peu plus gros que les autres, qui était en fait une grenade d'assaut. Il n'a jamais retrouvé la vue. Quant à celui qui avait lancé l'engin, il n'a jamais retrouvé sa main droite.

Je déteste tout cela et je vais encore une fois sortir de ce weekend de garde épuisée et désespérée du genre humain et des hormones juvéniles.




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mercredi 17 juillet 2024 mardi 17 juillet 2001 Ce weekend du 14 juillet n'a pas failli à sa réputation. Les ambulances ont défilé toute la nuit et même plusieurs nuits. Il semble que dans les quartiers, le 14 juillet soit une date extensible à plusieurs jours.

Parfois au milieu de la détresse et aussi, souvent, de la bêtise, il y a quelque chose de comique. Il y a eu ce jeune qui avait une coupe afro dont la moitié avait pris feu. Fort heureusement, les brûlures du visage et du cuir chevelu n'étaient que superficielles et il en aura été quitte pour une belle frayeur et un passage chez le coiffeur pour une nouvelle coupe.

Et puis, il y a eu les choses moins drôles comme toute cette famille blessée dans un accident de voiture et dont le père n'est pas sorti du coma.

Mais, je ne veux plus y penser. Je suis en congé ce soir et je vais pouvoir me reposer comme je ne me suis pas reposée depuis longtemps. Nous allons même quitter Bobigny. Nous n'allons pas loin. Trois jours, c'est court, mais nous nous offrons une petite virée au bord de la mer. Nous avons ressorti la vieille tente et tous les ustensiles, comme lorsque nous étions jeunes. Les enfants sont tout excités, comme si nous allions jusqu'en Chine.

J'espère que rien ne viendra contrarier ce départ. Nous allons à Dieppe ou à côté de Dieppe, ce n'est pas encore très défini.




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mercredi 31 juillet 2024 mardi 31 juillet 2001 Qu'il semble loin ce petit séjour à Quiberville-sur-Mer près de Dieppe. Nous avons trouvé un bungalow libre à louer. Ce n'était pas extraordinaire mais c'était propre. Il nous arrive encore de faire face à des refus incompréhensibles dans ce genre de situations. Ou plutôt, ils sont parfaitement compréhensibles, mais inacceptables. Je me souviens de cette fois où j'avais réservé par téléphone un emplacement dans un camping et, quand nous sommes arrivés, l'emplacement n'était plus libre. Fort heureusement, nous avions pu trouver un autre endroit où planter la tente. En nous promenant, nous sommes allés voir le camping en question et nous avons alors constaté que l'emplacement était bien libre. Interrogé sur la question, le gérant a prétexté le malentendu. Nous n'avons pas insisté pour ne pas gâcher nos vacances avec un raciste... de plus.

Le mois d'août commence demain et je le redoute au moins autant que le 14 juillet ou le 31 décembre. Le mois d'août, c'est le mois des abandons. On pense que les gens n'abandonnent que leurs animaux domestiques. Ils abandonnent aussi leurs parents, leurs grands-parents et parfois même leurs enfants handicapés qu'ils conduisent à l'hôpital sous n'importe quel prétexte et que l'on ne revoie pas pendant une semaine. Un jour, j'ai appelé la police et elle a ainsi rappelé les parents à leur devoir.

Fort heureusement, nous ne nous occupons pas des chiens, ni des chats.




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jeudi 22 août 2024 mercredi 22 août 2001
C'est la fin de l'été. Bientôt la rentrée. Les pathologies vont changer. Nous allons avoir bientôt les traumatismes rachidiens dûs à des accidents domestiques - l'accrochage de rideaux ou le montage de meubles ou encore les grands ménages - et les autres accrochages, automobiles ceux-ci avec ce que l'on appelait : « le coup du lapin ». Je me souviens de cette dame, visiblement bourgeoise et des beaux quartiers, qui refusait l'idée de souffrir d'un traumatisme rachidien parce qu'elle jugeait que cela devait être réservé aux Arabes. Au début, nous ne comprenions pas ce qu'elle voulait dire et nous étions inquiets qu'elle puisse avoir déclenché un délire dû à un traumatisme crânien non diagnostiqué. Il n'en était rien. C'était du racisme loufoque mais bien du racisme. Elle pensait que « rachidien » venait du prénom arabe « Rachid ». C'est encore un sujet de plaisanterie entre nous à l'hôpital, mais en dehors de la présence des patients, ceux-ci ne pouvant évidemment comprendre pourquoi nous appelons « traumatismes arabes » les traumatismes rachidiens.

J'évoque ici peu le racisme. Il est pourtant quotidien. Le paysage humain de l'hôpital, même celui de Bobigny, est quasiment ségrégationniste. Les médecins sont blancs, les brancardiers arabes et les infirmières et aides soignantes noires. Il est doublement ségrégationniste puisqu'il est aussi genré. Les médecins et les brancardiers sont des hommes, pour ces derniers au prétexte de la force physique nécessaire parfois, les aides soignantes sont très majoritairement des femmes. Il faudra combien de temps à la société française pour déconstruire ces stéréotypes racistes post coloniaux ?




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vendredi 30 août 2024 jeudi 30 août 2001 C'est un peu comme si mon écriture du 2 août précédait de quelques jours ce qui m'est arrivé aujourd'hui. J'ai été, encore une fois, traitée de « sale négresse ». Je ne sais pas si quelqu'un a pensé un jour faire la « fédération des sales quelque chose ». Le problème est qu'il faudrait quand même se limiter à celles et ceux les plus stigmatisés : les Noirs, les Arabes, les personnes racisées dans leur ensemble, les Juifs, les putes, les pédés. L'autre problème est que potentiellement, toute femme peut être traitée de « sale pute », mais aussi tout homme, qui peut à la fois être traité de « sale pute » et de « sale pédé », indifféremment. On admettra bien sûr les variantes habituelles comme « bougnoule », « tapiole », « youpin », « enculé », etc. La liste est bien fournie. Il faudrait alors pouvoir retourner la stigmatisation et l'insulte.

Qui était la personne qui m'a traitée ainsi ce matin à l'hôpital ? C'était un très jeune homme de quinze ou seize ans, de parents maghrébins, qui est né ici et qui vit ici depuis la naissance. Il a bien sûr de nombreux amis noirs et il s'est déjà fait traiter
de « sale arabe », y compris par des Arabes. Je le sais parce que je le lui ai demandé. Le plus triste ou le plus drôle selon la façon dont on voit les choses, c'est la raison pour laquelle il a proféré cette insulte. Je devais lui retirer un pansement sur la jambe et cela lui a fait une sorte d'épilation non sollicitée. Rien de bien sérieux. Il a donc proféré cette insulte comme s'il avait dit « aïe », par une sorte dé réflexe. Remarquons qu'il aurait tout aussi bien pu dire « sale pute », voire « sale gouine ». La collègue qui était avec moi a bondi et j'ai eu peur qu'elle lui assène une bonne gifle. Elle ne l'a pas fait, mais je n'ai pas laissé passer l'affaire. Nous avons eu une conversation. C'est un môme. Il s'est excusé et m'a supplié de ne pas le dire à sa mère. Je ne le lui ai donc pas dit. C'était pourtant facile, elle attendait dans le couloir.

Ces jeunes me navrent. Ils ont l'insulte à la bouche tout en haïssant l'insulte. Cela provoque des bagarres entre bandes, entre quartiers et ils nous arrivent éclopés, au mieux. Je ne sais pas ce qu'il faudrait faire pour déconstruire cela.




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mercredi 11 septembre 2024 mardi 11 septembre 2001
C'est bizarre de vivre un événement historique quasiment en direct. D'abord, il y a eu une agitation de tout l'hôpital et puis un grand calme. Tout le monde était devant un poste de télévision jusque dans les chambres des patients qui en avaient un. Les personnes chargées de l'accueil se relayaient et je ne sais pas comment ils ont fait aux urgences. On avait parfois l'impression que les camions de pompier de New-York allaient arriver jusque ici amenant les blessés, les mourants.

Ce soir, sur la deux, David Pujadas avait l'air encore plus sombre que d'habitude. J'ai pu revoir les images que j'avais vues par bribes toute la journée, comme en pointillés, rassemblées dans le même journal télévisé. Elles sont terribles et choquantes.

Ce qui est le plus terrible et le plus choquant dans tout cela, c'est que ces images vont devenir banales. Tout le monde les aura vues un jour dans sa vie. Plus tard, les parents raconteront à leurs enfants ce qu'ils faisaient ce jour-là et puis, il y aura des enfants, puis des jeunes, puis des adultes qui n'auront pas vécu ce que l'on appelle déjà « le 11 septembre », comme s'il n'y avait plus désormais qu'un seul « 11 septembre » possible, le nôtre, maintenant, celui de 2001.

Je vais m'endormir, curieusement triste et calme. Je me dis que le monde aujourd'hui a changé d'époque.




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dimanche 15 septembre 2024 samedi 15 septembre 2001 J'écrivais mardi dernier que le monde avait changé d'époque. C'est une expression facile à écrire ou à dire. C'est plus difficile à percevoir quand on travaille dans un hôpital de la banlieue nord de Paris. Déjà hier, les gens parlaient moins des deux tours en flammes puis effondrées. Elles avaient bien sûr cédé la place aux maux du quotidien, petits ou plus sérieux. C'est à cela aussi que sert l'hôpital, à toujours prendre en compte la souffrance individuelle sans être pour autant éloigné de la souffrance collective. Quelques patients, pourtant, et parmi lesquels des patients assez abimés par un accident ou par une pathologie, m'ont parlé des tours de New-York. C'est sans doute qu'il y a quelque chose de l'ordre de la communion des souffrants. C'est sans doute que la souffrance est ce qui ramène à l'humanité. C'est pourquoi je ne parviens pas à comprendre par quel opium idéologique ou religieux des terroristes s'extraient ainsi de la communion dans la souffrance. Ces supposés croyants qui choisissent de retirer la vie de tant de personnes se substituent à Dieu, ce qui devrait être pour eux le péché le plus grave, le plus mortel.

Moi, je suis triste et je trouve que je suis de plus en plus triste.

Peut-être devrais-je voir avec les ressources humaines si je peux changer de service, sachant qu'aucun service de cet hôpital ne m'éloignera de la souffrance. Même les collègues qui s'occupent de la facturation n'en sortent pas indemnes.




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samedi 21 septembre 2024 vendredi 21 septembre 2001 Quand j'étais petite, le 21 septembre était pour moi comme un anniversaire. Pourtant, je ne connaissais personne qui fût né un 21 septembre et je le regrettais vraiment. En fait, je comprends maintenant que je personnifiais l'année et que cette personne annuelle était née un 21 septembre.

Mais en quelle année l'année était-elle née ? Je crois bien que l'année est née l'année de mes six ans. Ce 21 septembre-là, je m'en souviens bien, j'étais à l'école au cours préparatoire. Dans ma petite caboche, je me demandais bien ce que cela voulait dire. Je comprenais bien le mot « préparatoire », mais je pensais que « cours » venait du verbe « courir ». Mais je m'en moquais un peu de ne pas bien comprendre s'il fallait nous préparer à courir ou non, alors qu'il me semblait que ce qui faisait plaisir à tout le monde, aussi bien à la maîtresse qu'à mes parents, c'était que j'apprenne à lire et que justement, j'arrête de courir dans tous les sens.

Mais cela ne me dit pas pourquoi j'ai pensé que le 21 septembre était l'anniversaire de l'année. Peut-être que ce jour-là la maîtresse nous a dit que c'était le premier jour de l'automne. Peut-être nous a-t-elle dit que l'automne était la dernière saison avant l'hiver. Mais tout cela ne fait pas vraiment sens.

Je dois bien accepter que pour ma conscience mon esprit ait ses petits ou ses grands secrets.




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dimanche 29 septembre 2024 samedi 29 septembre 2001 Je me demande où je pourrais militer pour le droit des femmes. Je ne voudrais pas que ce soit une organisation communautaire et je ne voudrais pas non plus que ce soit une organisation affiliée à un parti politique. J'en demande peut-être beaucoup. Mais ça doit bien exister. Je l'espère en tout cas.

Je n'en peux plus de recevoir à l'hôpital toutes ses femmes amochées par leur mec, leur père, leur frère, un mec dans la rue, des mecs dans la rue, un patron, un chef, un petit chef. Je n'en peux plus.

Je n'en peux plus des violences petites ou grandes et trop souvent grandes, très grandes, trop souvent trop grandes. Je n'en peux plus.

Je n'en peux plus des viols, des attouchements, des excisions, des grossesses dissimulées, des hymens mal refaits. Je n'en peux plus.

Je veux pouvoir témoigner et je veux pouvoir lutter et je vais trouver où et comment.




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mercredi 9 octobre 2024 mardi 9 octobre 2001
Il ne faudra pas oublier de lutter aussi contre cet impératif millénaire et masculiniste qui voudrait que la femme accouche dans la douleur. Je me souviens de cette femme qui a eu un enfant handicapé après un accouchement par le siège qui ne s'est pas très bien passé. Le médecin avait omis de lui préciser les risques qu'elle encourait en refusant la césarienne. Lui avait-il d'ailleurs proposé ? Rien n'est moins sûr.

En fait, si la femme a gagné avec le temps d'être juridiquement égale à l'homme, elle est encore loin de l'égalité culturelle. Cette inégalité culturelle fondamentale, elle la paye d'abord par son corps, avec son corps. L'accouchement dans la douleur est le point nodal de ce paiement millénaire.

Il y a bien sûr la violence. Je voyais un documentaire qui montrait des femmes qui remplaçaient dans des chaînes de production courante des machines inexistantes. Il y aurait aussi pu y avoir des enfants. Encore aujourd'hui, dans certains pays, jusqu'à un certain âge, ils sont considérés comme des sortes de produits dérivés de la femme et sans doute pour pour cette raison, ils peuvent être violemment soumis au travail forcé, avec toute la violence que cela suppose.

On se rassure en pensant que cela se passe loin d'ici. Les gamins que je croise en bandes quand je vais au travail ou que j'en reviens sont aussi soumis à la violence avant même d'en être des acteurs apparents.




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mardi 15 octobre 2024 lundi 15 octobre 2001 Branle-bas de combat aujourd'hui à l'hôpital... Nous avons reçu, comme beaucoup d'autres institutions, une enveloppe contenant une poudre blanche. Le problème, c'est que le responsable de l'ouverture du courrier a perdu son sang-froid et a répandu en hurlant la poudre sur son bureau, si bien que sa collègue, après avoir hurlé, s'est effondrée par terre en se cognant la tête. Mais, fort heureusement, un hôpital n'est pas le lieu le moins équipé pour faire face à ce genre de situation. Des brancardiers équipés sont venus chercher les pauvres préposés au courrier et les ont placés en observation. Un peu de poudre a été prélevé et le bureau du courrier a été confiné. Mais, là encore, un hôpital a quelques ressources en analyse biologique. La poudre en question n'était que de la farine bien inoffensive. Un bon coup d'aspirateur et il n'y paraître plus. Les préposés au courrier ont bientôt été autorisés à rentrer chez eux, sans passer par un sas de décontamination. Ils en seront quittes pour une belle frayeur... et bien sûr un bon bleu sur l'épaule de la femme qui est tombée.

Mais, toute cette histoire a coûté beaucoup d'argent. Des opérations ont été reportées et l'émotion était palpable au sein de l'hôpital. La police est venue mais il n'y avait aucune empreinte digitale exploitable sur l'enveloppe, qui avait en outre dû passer par de nombreuses mains.

Moi, il m'a semblé que nous n'étions quand même pas très bien préparés à une attaque biologique et il ne faudrait pas qu'une épidémie se déclare demain. Nous ne serions pas en mesure d'équiper tout le personnel des masques nécessaires. Prenons donc cette aventure anodine, en fait, pour une séance d'entraînement.




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mardi 29 octobre 2024 lundi 29 octobre 2001 À l'hôpital, chaque fête apporte de nouveaux patients. La période de la Toussaint et de Halloween ne faillit pas à la règle.

Les patients de la Toussaint sont plutôt des patients âgés qui se sont blessés en allant fleurir leurs tombes, qui sont tombés ou se sont coincé le dos et qui arrivent pliés en deux, parfois amenés par le SAMU prévenu par les gardiens du cimetière. Dans quelques jours nous aurons tous ceux qui ont pris froid et qui, pour une raison de santé ou une autre, ne devaient pas prendre froid.

Les blessés de Halloween sont souvent dans un état plus grave. Cette fête importée, qui permet de vendre des déguisements en pagaille, se fonde sur la peur et rien ne fait vraiment plus peur que les vrais couteaux, les vraies haches et les vraies scies. C'est ainsi qu'il nous arrive chaque année des naufragés d'Halloween qui ont pris la chose trop au sérieux et ont remplacé par du sang véritable l'hémoglobine de synthèse utilisée dans certains jouets spécialisés.

Avant de travailler ici, je ne croyais pas cela possible. Je n'y avais même jamais pensé. Mais c'est possible. D'ailleurs, cela devrait faire partie de la formation, la capacité de faire face à la bêtise humaine, surtout quand elle est encouragée par le mercantilisme.

Être soignant, c'est aussi lutter contre l'absurde.




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vendredi 8 novembre 2024 jeudi 8 novembre 2001
Nous avons vaillamment enjambé la toussaint et Halloween. Nous avons quand même reçu un grand nombre de blessés plus ou moins gravement. Le plus triste était ce vieil homme qui a eu un problème cardiaque après qu'on lui a fait peur dans sa cage d'escalier. Nous avons réussi à le ramener, mais il est passé à deux doigts du cimetière. Je déteste Halloween qui remplace peu à peu notre bonne vieille toussaint sous fond de consommations de gadgets inutiles. Si c'est la fête des morts, je ne vois vraiment pas l'intérêt d'en ajouter quelques-uns exprès. En fait, il y en a suffisamment pour les siècles des siècles.

J'ai eu mon évaluation annuelle et tout va bien. Je pourrais peut-être changer de service pour aller en chirurgie, voire en neuro-chirurgie. J'ai bien compris que dans l'hôpital, il y a des hiérarchies implicites et que le service de neuro-chirurgie et de chirurgie cardiaque sont les plus côtés. Il y a aussi les oncologues, mais en fait, ce n'est pas notre spécialité. Quand les patients sont diagnostiqués, on les envoie ailleurs.

Un service dans lequel je ne voudrais pas aller, c'est en pédiatrie. C'est trop triste. Si c'est pour rentrer en pleurant tous les soirs chez soi, il vaut mieux changer de métier.

C'est d'ailleurs peut-être une idée. Je pourrais aller travailler dans un dispensaire qui reçoit des femmes en détresse. Je ne suis cependant pas certaine que ce soit beaucoup plus gai.




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jeudi 14 novembre 2024 mercredi 14 novembre 2001 Mon changement de service se précise, mais ce pourrait ne plus être à Bobigny mais à Paris. Si c'était le cas, j'espère que ce serait à Lariboisière. Il est à proximité de la gare du nord et je n'aurais pas besoin alors de déménager et surtout de déménager toute la famille.

Si c'est à Lariboisière, je pourrai m'investir encore davantage pour aider les femmes en difficulté. Il y a toutes les migrantes qui campent plus ou moins bien sous le métro aérien. Il y a la prostitution endémique plus ou moins consentie. Il y a la drogue. Bref, il y a de quoi faire.

J'espère que je serai en position de devoir affronter ces situations et que je serai assez forte pour le faire.

Mais l'AP-HP a aussi d'autres hôpitaux en Seine-Saint-Denis, à Bondy et à Sevran. Le problème c'est que je devrais alors sans doute prendre la voiture.

Il y a 38 hôpitaux qui appartiennent au groupe. Le suspense est donc à son comble. Il y en a même un à Hendaye, au pays basque et un autre dans le Var, près de Hyères. Là, ce serait plus compliqué pour les enfants et pour mon mari surtout, qui travaille désormais à la Ville de Bobigny.

Je pense que je le saurai demain ou après-demain. On verra bien.




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samedi 16 novembre 2024 vendredi 16 novembre 2001 C'est fait, on me l'a proposé et je l'ai accepté. Ce sera Lariboisière dans le service de neurochirurgie. En RER, quand il marche et quand il est à l'heure, ce n'est pas très difficile d'y aller. Il suffit de gagner la gare du Nord et de marcher environ deux cents mètres. Je ne vais mettre beaucoup plus de temps que pour aller à Bobigny. Peut-être même moins de temps parfois. Ce qui est certain, c'est que je ne vais pas y aller en voiture.

Je commence le 10 décembre. J'ai le temps de m'organiser.

Je vais aussi me renseigner sur le chef de service. Bien sûr, ce ne sera pas mon chef direct, mais mieux vaut l'identifier. J'ai demandé autour de moi à l'hôpital si quelqu'un le connaissait. Il paraît qu'il est parfois un peu bourru mais juste.

Cela me rend un peu triste de quitter l'hôpital de Bobigny, malgré toutes ses vicissitudes. Bien sûr, je dis aux collègues que je reviendrai les voir, mais au fond de moi, je sais que ce n'est pas vrai. Je ne reviendrai pas, parce que j'aurai autre chose à faire.

Les enfants sont très contents. Ils disent à tous les voisins que je vais devenir cheffe. Tant que je ne deviens pas petite cheffe, ça va.

Je ne pense pas que je vais m'ennuyer dans ce service. C'est un des plus réputés de France.




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mardi 26 novembre 2024 lundi 26 novembre 2001 Bientôt, ce sera mon dernier jour ici et bientôt ce sera mon premier jour là-bas. Entre ces deux jours, je ne sais pas ce qu'il se passera. Quand on arrive quelque part, c'est un peu comme si tout ce que l'on aborde, ce que l'on découvre, avait toujours été là. C'est un peu comme si le temps était figé avant votre arrivée. La stagiaire qui est arrivée la veille a le même statut temporel que la coordinatrice qui est là depuis vingt ans, ou plus. Et puis, très vite, le temps se remet en marche. C'est que votre propre ancienneté a commencé ainsi que le décompte des jours jusqu'à votre départ. Vous étiez la petite dernière ou le petit dernier avant peu à peu d'être celle ou celui qui peut raconter l'histoire du service. Et puis, si vous restez suffisamment, vous portez la mémoire des lieux, devenant la seule ou le seul capable de dire comment c'était avant.

On ne prête pas assez d'attention, je trouve, dans l'organisation des institutions, à ce temps perçu, à ces temps perçus. Cela ne fait pas très longtemps que je suis à Bobigny, mais pour certains internes qui sont arrivés en octobre, je suis presqu'une référence que l'on vient consulter avec cette forme de respect et de crainte que l'on doit aux anciens. Mais je ne leur dis pas que je ne suis arrivée qu'en janvier de cette année. Mais c'était il y a une éternité puisque c'était avant le 11 septembre.

On me demande parfois pourquoi je pars. Je réponds que je ne sais pas vraiment. C'est vrai d'ailleurs que je ne sais pas vraiment.

Et plus le temps passe, plus je me demande si c'est vraiment une bonne idée, si les quelques sous que je vais gagner en plus justifient ainsi que je quitte un hôpital que j'ai à peine commencé à découvrir.

Et puis je me dis qu'il est trop tard pour se poser ce genre de questions.




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dimanche 8 décembre 2024 samedi 8 décembre 2001
Je suis de permanence. Quand j'y pense, ce n'est pas juste. Je suis peut-être nouvelle dans le service, comme je l'étais en janvier à Bobigny, mais je ne devrais pas avoir ainsi perdu les maigres privilèges que j'avais finalement gagnés dans l'hôpital où je travaillais précédemment. Bien évidemment, sur le papier, je n'ai rien perdu, aucun jour de congé, aucun point d'ancienneté. J'ai même gagné en salaire. Mais j'ai perdu l'ancienneté implicite, celle qui joue au moins autant sinon davantage quand il s'agit d'établir les plannings.

J'espère juste que ce ne sera pas un weekend trop lourd. Il suffit d'un peu de brouillard sur l'autoroute du nord et c'est la catastrophe. Les gens foncent littéralement dans le brouillard et arrivent chez nous dans un piteux état.

Nous sommes de grande garde, c'est à dire que toutes les équipes sont mobilisées pour réaliser toutes les interventions nécessaires, même les plus complexes. C'est très impressionnant quand l'hélicoptère arrive et se pose sur l'un des toits de l'hôpital aménagé à cet effet. Surtout la nuit.

Il faut que je fasse plus attention aux enfants. Je pars plus tôt. Je rentre plus tard et ils grandissent. Je ne voudrais pas qu'ils prennent de mauvaises habitudes en traînant dehors. Leur père rentre encore plus tard que moi, le pauvre.

Je ne sais pas bien comment faire et tout cela pour avoir une petite augmentation qui pourrait sembler ridicule mais qui paye l'électricité.
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vendredi 20 décembre 2024 jeudi 20 décembre 2001