Diégèse Les narratrices et les narrateurs
Journal d'Idriss en 2008 - 40 jours -
Idriss vit et travaille à Bordeaux en Gironde.











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mardi 2 janvier 2024 mercredi 2 janvier 2008 Cela fait 24 heures. Je tiens bon. Il faut que je tienne bon. Puisqu'on ne peut plus fumer dans les cafés, autant arrêter. Déjà, ne plus fumer dans la boîte n'avait pas été simple. Aussi l'interdiction de fumer dans les trains. Mais, j'avais continué. Là, c'est bon j'arrête. Et en plus, c'est de plus en plus cher. J'espère vraiment que je vais tenir et économiser un peu. J'ai envie d'une nouvelle planche pour cet été.

Je reprends le boulot tout à l'heure. Je suis un peu inquiet de la manière dont ça va se passer. Je suis sûr qu'il m'en veut et comme depuis il ne s'est rien passé pour lui, je parie qu'il va se croire tout permis. C'est ce que je crains le plus dans l'arrêt de la cigarette : de ne pas pouvoir garder mon sang froid et de finir par lui mettre un pain.




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lundi 8 janvier 2024 mardi 8 janvier 2008 Je n'ai pas craqué. Je ne fume plus depuis maintenant huit jours. Le retour au boulot ne s'est pas si mal passé. Il faut dire qu'il est en arrêt maladie pour au moins une semaine. Je parierais qu'il a trop mangé et trop bu. Ou bien alors, il tire au flanc. C'est aussi possible. Comme la hiérarchie est d'une indulgence coupable avec lui, il se croit tout permis. Moi, c'est évidemment tout le contraire. Le moindre faux pas et j'ai droit à une remarque. Je pense que c'est parce que je m'appelle Idriss et que je ne suis pas arabe. Si j'étais d'origine maghrébine, ils feraient plus attention, de peur que je les poursuive pour discrimination.  Mais comme je ne suis pas arabe, ils se défoulent. C'est le rêve pour tous ces racistes... Ils aimeraient bien savoir pourquoi mes parents m'ont prénommé ainsi. Je ne le leur dirai pas. Je ne le leur dirai jamais. Je pense que cela redoublerait leur hargne.

J'ai encore une semaine tranquille. Je vais en profiter. Ce sera plus facile de poursuivre le sevrage.




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vendredi 12 janvier 2024 samedi 12 janvier 2008 Aventure cocasse, ou presque cocasse : j'étais à Paris pour quelques jours je me suis fait contrôler dans le métro. J'ai sorti ma carte d'identité, qui est encore valable à quelques jours près. Bien sûr, en dix ans, j'ai un peu vieilli. J'étais en règle avec le bon coupon de carte-orange. Le policier regarde ma pièce d'identité. Il me regarde. Il recommence. Il s'arrête. Il me demande de rester là. Il va voir ses collègues. Conciliabule. Il revient. Il me regarde. Il me demande comment je m'appelle. Je lui donne mon nom et mon prénom. Il me demande ma date de naissance et mon lieu de naissance sans doute pour vérifier que je ne suis pas un Roumain qui a volé la pièce d'identité d'un Arabe. Je souris. Je lui demande s'il souhaite voir ma carte professionnelle ou mon passeport, qui sont plus récents. Désabusé, il renonce. Je pars. En tournant la tête, je m'aperçois qu'il est en grand conciliabule avec ses collègues. Il n'est toujours pas persuadé qu'il ne s'est pas fait avoir. Que je n'aie pas l'air arabe, c'est déjà beaucoup, mais que j'aie un nom à particule, c'est franchement invraisemblable.

J'entends qu'on court derrière moi en m'appelant. Il me demande si c'est un pseudo, en rosissant légèrement. Je réponds par la négative et trouvant que la plaisanterie a assez duré, je tourne les talons. Fort heureusement, il n'a pas considéré que c'était un délit de fuite ou un refus d'obtempérer.




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dimanche 14 janvier 2024 lundi 14 janvier 2008 Troisième semaine de travail. Soulagement ! Il a fait prolonger son arrêt-maladie.

Parfois, je me demande si ce n'est pas à cause de moi qu'il est malade. En effet, pour moi, c'est lui le harceleur et de la la pire espèce. Mais, la réalité n'est jamais univoque. Tout aussi bien peut-il estimer que c'est moi qui le harcèle. Qui sait ? Je pourrais parier qu'il me trouve particulièrement hautain, voire insolent. En effet, je crois bien n'avoir jamais ri, ni même souri à l'une de ses sorties. Il n'est d'ailleurs pas le seul, je pense, à ne pas me trouver sympathique. Mais, je n'ai aucunement l'ambition d'être sympathique. Je crois même ne pas percevoir clairement ce que cela signifie que d'être « sympathique ».

Il fait souvent état de ses opinions politiques, ce dont je me garde bien dans le cadre professionnel. Mais, il m'interroge, me lançant des « Tu ne trouves pas ? » qui demeurent évidemment en l'air. Je peux aller jusqu'à admettre que je suis exaspérant dans mon application à ne pas « copiner », au risque de passer pour un sociopathe. En revanche, il ne peut pas me reprocher de n'être ainsi qu'avec lui. J'ai, je pense, exactement le même comportement avec l'ensemble des personnes qui travaillent dans cette entreprise et ce, quelle que soit leur position hiérarchique.

Je ne parle pas de ma famille, je ne parle pas de mes vacances, je ne souhaite ni la bonne année, ni les anniversaires. Je ne vais jamais à un pot de départ. Je ne déjeune pas à la cafétéria, car... je ne déjeune pas. J'imagine bien que pour beaucoup c'est insupportable, mais lui, s'est mis dans la tête de débarrasser l'entreprise du triste sire que je suis ou que je suis supposé être.




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jeudi 18 janvier 2024 vendredi 18 janvier 2008 Que l'on ne dise pas que je ne fais pas d'efforts ! J'avais échappé à la cérémonie impayable de la galette des Rois où l'on risque chaque année de devoir porter une couronne en mauvais carton doré après avoir exhibée, encore gluante de salive et de reliefs de frangipane une figurine idiote, non sans avoir été contraint de faire la bise ou de feindre de faire la bise à tout l'étage. L'excuse la plus crédible est toujours une intolérance au gluten. On finira bien par fournir des galettes des Rois sans gluten et il faudra alors se rabattre sur la gastro-entérite de saison, qui fait toujours son petit effet. D'ailleurs, il n'est pas nécessaire de donner des détails embarrassants. Il suffit de désigner son abdomen en faisant une légère grimace en prononçant la phrase magique : « Je ne me sens pas bien... »

Je n'ai pas pu cette année échapper à la cérémonie des vœux, qui n'est cependant pas plus hygiénique. Des hordes postillonnent sur des petits fours tout en échangeant leurs miasmes à coups de « Bonne année » parfois tonitruants. La suppression des vœux pendant la pandémie de COVID 19 était une mesure prophylactique qu'il aurait fallu pérenniser. Je serais d'ailleurs favorable à une interdiction générale de toute manifestation conviviale dans le cadre du travail, au moins au sein des locaux de l'entreprise. Chaque année, le responsable de la communication frôle l'épuisement professionnel à cause de cette fichue cérémonie. Une année sur deux, la sonorisation prévue pour que le PDG - le CEO comme on dit désormais pour faire moderne - débite des platitudes rendues inaudibles par le brouhaha ambiant. On n'a jamais entendu personne annoncer un licenciement massif lors de des occasions. On attend généralement le lendemain.

J'y suis donc allé. Personne n'a vraiment osé m'approcher et c'est bien ainsi. Au moins, j'étais assuré de ne pas devoir le rencontrer.




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vendredi 26 janvier 2024 samedi 26 janvier 2008 Cette fois, il est revenu... Et je crois qu'il est bien décidé à me faire virer. Mais, je vais prendre les devants. j'ai demandé un rendez-vous à la médecine du travail pour faire un signalement. J'ai préparé mon dossier, reprenant patiemment les messages électroniques, notant les heures, les weekends. Le clou de la collection est un message qui m'impose de devoir lui fournir une note pour le DG le lundi avant dix heures, message envoyé dans la nuit de dimanche à lundi à trois heures du matin. Je sais qu'il arguerait que lui aussi a reçu la commande au milieu de la nuit. Mais, cela ne me semble pas une raison valable. Il pouvait prendre ses responsabilités et répondre au DG qu'il ne donnerait pas une telle instruction à l'un de ses collaborateurs au milieu de la nuit.

Ce qui est terrible, avec le harcèlement, c'est que cela fait une sorte d'amplificateur personnel. Tout à l'heure, j'étais au restaurant d'entreprise pour acheter une bouteille d'eau. De l'autre côté de la salle, je le vois attablé avec trois personnes du service. Ils rient. Je frémis. Mon pouls s'accélère. J'imagine qu'ils parlent de moi. Si j'y pense un peu, ils pouvaient tout aussi bien parler de quelqu'un d'autre, voire d'une situation extérieure au travail. Peu importe, ils parlaient de moi puisque je j'ai cru.




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dimanche 11 février 2024 lundi 11 février 2008 Je suis en arrêt de travail pour suspicion d'épuisement professionnel. C'est en tout cas ce que le médecin psychiatre a écrit pour la médecine du travail. Il m'a arrêté trois mois et il m'a demandé de venir le voir une fois par semaine pendant ces trois mois. Je lui ai demandé s'il me trouvait particulièrement en danger. Il m'a répondu qu'il n'était pas nécessaire d'être particulièrement en danger pour que je me soigne. Ces derniers jours, je ne dormais plus ou presque. Je n'allais plus déjeuner au restaurant d'entreprise. J'allais au travail le matin l'estomac noué, si bien que je n'avais pu rien avaler. Quand je rentrais le soir, j'étais en effet trop épuisé pour me préparer correctement un dîner. Je grignotais vaguement devant la télévision que je ne regardais pas avant de rejoindre le lit en titubant presque. Il semblait donc évident que cela ne pouvait pas continuer longtemps comme cela. Le médecin m'a dit qu'il fallait que je réussisse à m'alimenter de nouveau, que les médicaments qu'il m'a prescrits devraient m'y aider et que sinon, il serait obligé de me faire hospitaliser. C'est cette dernière précision qui suscité comme un déclic. J'étais donc potentiellement en danger. Il ne s'agissait pas seulement d'une sorte de vague à l'âme. J'étais malade. Restait à déterminer qui ou quoi m'avait rendu malade.




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mardi 13 février 2024 mercredi 13 février 2008 Deux jours déjà, deux jours encore et le temps va.

Je me rends compte que j'ai laissé cette relation de travail toxique envahir entièrement mon espace mental. Elle a grignoté peu à peu mon imaginaire. Je ne pensais littéralement qu'à cela. Et c'est à cela que je dois, non pas cesser de penser, mais penser autrement.

J'ai décidé de me faire la cuisine correctement. J'ai du temps pour aller faire les courses de manière raisonnable, d'aller acheter des produits frais et de les préparer. Pour autant, quand le plat est prêt, même si je peux reconnaître qu'il est bon, je n'ai pas faim. Alors, je le mange sans faim. Il m'est même arrivé de pleurer de manger ma cuisine sans faim, seulement pour me nourrir. Ces pleurs m'ont d'ailleurs permis je crois d'admettre que j'étais vraiment déprimé.

De cela je ne sais rien ou presque. C'est quelque chose dont je n'arrive pas encore à distinguer les éléments pour essayer de démonter les rouages et les assemblages de ma dépression.




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dimanche 25 février 2024 lundi 25 février 2008 Cela fait quatre séances que j'ai avec ce psychiatre qui ressemble parfaitement à un psychiatre. On dirait même qu'il a fait en sorte que son cabinet soit entièrement conforme à l'idée que l'on se fait d'un cabinet de psychanalyste, car, mon psychiatre est aussi psychanalyste. Il y a donc tout ce que l'on voit dans les films quand on figure un cabinet de psychanalyste. Il y a bien sûr le divan, qui ressemble à ce que l'on imagine quand on imagine un divan de psychanalyste, un peu vieillot, en cuir, sans doute suffisamment confortable pour que le manque de confort ne vienne pas interférer avec le cours des associations libres, mais pas assez confortable pour que l'on s'y sente bien. Je ne pense en effet pas que ce soit l'objectif, que l'on se sente bien sur le divan de l'analyste.Pour autant, je n'en sais rien car les séances se déroulent en face-à-face.

À la fin de la première séance, j'ai payé et je me suis dit que je n'y retournerais pas. Je ne voyais vraiment pas ce que j'avais à ajouter. La deuxième séance, j'y suis allé parce que j'avais rendez-vous et que je suis du genre à aller aux rendez-vous que l'on me donne. Je crois que cela m'angoisserait trop d'avoir un rendez-vous inscrit sur mon agenda et de ne pas y aller. C'est d'ailleurs ce que je lui ai dit au début de la séance. Il m'a donc demandé pourquoi ne pas aller à un rendez-vous m'angoissait autant. Les trente minutes ont passé très rapidement. Je ne pouvais pas m'arrêter de parler. Et je me suis dit qu'il m'avait bien eu.




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vendredi 8 mars 2024 samedi 8 mars 2008 Je me demande quand même si c'est bien normal d'aller chez le psy avec la boule au ventre. Une des rares personnes que je vois encore, supposée même être un ami, m'a demandé, assez stupidement, si cela me faisait du bien, ces séances. Je lui ai répondu, et cela lui est apparu comme une énormité, que cela m'angoissait beaucoup.

J'ai d'ailleurs fini par en parler en séance. Je pensais qu'il allait me demander ce qui m'angoissait et j'avais préparé pour une bonne vingtaine de minutes de réponses. Pas du tout. Il a toussoté en marmonnant vaguement et comme je restais silencieux, il m'a dit de continuer. Et puis, comme je me taisais, complètement bloqué, il m'a demandé ce qui serait normal dans une thérapie.

Alors, soudainement, je me suis mis à pleurer. Entre mes larmes, je lui ai demandé si c'est cela qu'il attendait de moi. Il m'a répondu qu'il n'attendait pas cela nécessairement, mais que cela ne lui semblait pas anormal dans une thérapie de cet ordre.

Je n'y retournerai jamais.




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jeudi 14 mars 2024 vendredi 14 mars 2008 Quand j'étais petit, et même quand je n'ai plus été petit, mon prénom a été une source constante d'interrogations et de moqueries. Au collège, j'étais un bon élève et je répondais toujours aux questions de mes professeurs. Alors, des élèves dissipés et méchants avaient inventé le verbe « drisser ». Cela les amusait énormément de faire semblant de se questionner et de se répondre ainsi : « Kes ki fait ? », « i' drisse » Bien sûr, c'est moi qui mets ici un « e », supposant qu'il dût y en avoir un puisque le verbe ainsi inventé semblait bien appartenir au premier groupe. Bien sûr, leur jeu me mettait dans une rage froide et je feignais de ne pas entendre leurs interpellations, si bien que lorsque l'on m'appelait vraiment dans la cour de récréation, je ne répondais pas non plus. Brièvement, j'ai pensé vouloir changer de prénom, mais je savais que mes parents n'y consentiraient jamais.

Je n'allais quand même pas raconter cette histoire débile au psy.

Il m'a demandé ce que moi j'entendais quant les élèves criaient « i' drisse ». Alors je me suis mis à pleurer.




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lundi premier avril 2024
mardi premier avril 2008 Je crois que je vais mieux. Mais, je n'en suis pas sûr. Quand je demande à mon psychothérapeute si je vais mieux, il me regarde et me demande ce que j'en pense. Récemment, il ajouté que l'on pouvait se demander s'il s'agissait vraiment d'aller mieux. Je lui ai répondu que là, il m'avait perdu, car, s'il ne s'agissait pas d'aller mieux, je me demande bien à quoi pouvaient servir ces séances. Il m'a répondu : « peut-être, avant d'aller mieux, à comprendre pourquoi vous n'allez pas bien ou pourquoi vous ne vous vous sentez pas bien, ce qui serait plus juste dans l'expression. »

Je crois que j'ai compris ce qu'il voulait dire. « aller bien ou mal » est de l'ordre du fonctionnement, comme on dit d'une machine qu'elle fonctionne. On ne demande pas à une machine si elle a des états d'âme. Soit elle fonctionne bien, soit moins bien, soit plus du tout. Chez l'être humain, c'est plus complexe. Il peut en effet être aussi question de psychosomatique. Et ce n'est pas Freud qui a inventé cette notion. On la trouve déjà chez Descartes.

Aujourd'hui, comme c'était le premier avril, je l'ai appelé en numéro caché pour lui annoncer que j'étais mort. Je pense que mon psy va trouver que c'est une plaisanterie intéressante quoique de bien mauvais goût.




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vendredi 5 avril 2024 samedi 5 avril 2008 J'ai bien sûr évoqué cette histoire de poisson d'avril chez le psy et je savais déjà qu'il me demanderait de dire ce que moi j'en pensais. J'avais donc préparé mon truc. Il a écouté sans broncher tout mon commentaire sur mon désir de mort, ma crainte d'avoir envie un jour de me supprimer, ma certitude qu'il voulait lui que je meure, le risque objectif que cela représentait de l'appeler, même en numéro caché... J'ai même évoqué ce qui me semblait le tabou le plus important, le fantasme de sa mort à lui, mon tortionnaire bureaucrate. Bref, je pensais avoir fait le tour de la question, alors, je me suis tu. Je devais avoir parlé sans m'arrêter au moins vingt minutes, ce qui est un long monologue, même pendant une séance. Quelques secondes se sont écoulées et il a dit, toujours sur le même ton un peu interrogateur mais pas trop : « Oui ? » Alors là j'aurais voulu hurler : « Alors rien, rien du tout, nada, niente, j'ai tout déballé, je n'ai rien à ajouter !. » Mais, je n'ai pas osé. Il s'est tu lui aussi. Puis il a énoncé : « la mort, vraiment ? » sur le même ton légèrement interrogatif que pour son intervention précédente. Alors, ils s'est passé quelque chose d'incroyable. Je voulais répondre : « le désir de mort », j'ai pris mon élan et j'ai dit : « le désir » et impossible d'aller plus loin, la gorge comme bloquée.

Il a arrêté la séance par son inestimable « à la semaine prochaine ». Et je me suis retrouvé dehors avec mon désir.




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jeudi 11 avril 2024 vendredi 11 avril 2008 Je crois que je commence à comprendre. Ma maladie - et c'est une maladie puisque je suis en arrêt-maladie - est une maladie du désir. Ou plutôt, disons qu'il s'agit d'un trouble du désir. Pourquoi est-ce que ce trouble du désir passe par ce type ? C'est cela qu'il va falloir trouver...

Il y a quelques semaines, la simple idée qu'il puisse se trouver dans la même phrase le mot « désir » et son nom à lui m'aurait semble parfaitement improbable sinon complètement inutile. Maintenant, je commence à entrevoir, non que je le désire mais que la haine que nous échangeons depuis des mois sinon des années est aussi de l'ordre du désir.

Cela dit, il ne faut pas que je me contente de penser qu'il s'agit du désir comme concept. Non, il s'agit de mon propre désir qui s'est mal accroché à son propre désir selon des modalités qui, en ce qui concerne mon désir, me concernent et en ce qui concerne le sien, ne me concernent pas.

Tout cela me fatigue. Pouvais-je penser aussi que c'était aussi fatigant d'aller investiguer de ce côté-là ?




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mercredi 17 avril 2024 jeudi 17 avril 2008 Je ne sais pas pourquoi je reprends ce carnet, car, je n'ai plus envie d'y rien noter. C'est sans doute une des phases de l'analyse. Il y a des analystes qui notent, il y a des analysants qui notent pour ne pas oublier ce qu'ils doivent dire et parfois ce qu'ils ont dit. Il y a des analystes et des analysants qui ne notent pas. Je suis de ceux-ci. Quant à mon analyste, je ne sais pas s'il note quelque chose après la séance mais je n'ai jamais rien vu noter lors de celles-ci.

Peut-être, est-ce pour cela que je reprenais ce carnet... Pour admettre par écrit que je suis en analyse. Jusqu'à présent, pour moi-même et aussi pour les autres, j'avais engagé une psychothérapie en réponse à une difficulté professionnelle qui se traduisait par une présomption de harcèlement. Maintenant, c'est différent. Je suis en analyse et cette analyse n'est pas la réponse donnée à une situation professionnelle, quelle qu'elle soit. Elle n'est même pas la réponse à une situation de vie. Elle est la réponse que je donne à la question ainsi résumée : quel désir ?




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mardi 23 avril 2024 mercredi 23 avril 2008 Est-ce le printemps ? Est-ce l'idée du printemps ? D'ailleurs, qu'est-ce que le printemps sinon une idée ? Nombreux sont les philosophes, je pense, qui ont voulu démontrer qu'il n'y a pas de perception sans l'idéation de cette perception, ne serait-ce que Descartes.

Donc, est-ce l'idée du printemps, mais, pour la première fois depuis longtemps je me suis senti plus léger.

J'ai marché un peu, traversant la Garonne limoneuse. Il faudra que je pense à aller avant la fin du printemps au Bec d'Ambès, là où, dans la rencontre puissante entre la Garonne et la Dordogne se forme ce que l'on nomme l'estuaire de la Gironde. C'est d'ailleurs aussi une idée, car, la pointe du Bec est interdite à la circulation, envahie par des installations industrielles. Mais, on peut l'apercevoir d'en face, de Bourg, près de Bayon.

Je crains cependant de faire cette promenade seul. Je ne sais pas pourquoi. Je vais, je crois, devoir en parler. Le nombre de choses dont il faudrait que je parle me semble parfois infini. Pourtant, peut-être ne s'agit-il que d'une chose et d'une seule...






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jeudi 25 avril 2024 vendredi 25 avril 2008
J'ai fait un rêve étrange dans lequel j'apercevais dans un champ un homme que je croyais de prime abord reconnaître. J'essayais de m'approcher pour vérifier si je le connaissais et à chaque fois que j'allais le reconnaître, étant suffisamment proche de lui, il s'éloignait suffisamment pour que ce soit impossible de l'identifier clairement.

J'en ai parlé à mon psychiatre qui m'a dit que c'était une belle métaphore du travail analytique et peut-être même de l'inconscient. Il a même ajouté que j'avais de la chance de faire des rêves aussi limpides.

J'ai fini par convenir avec lui que cet homme qui s'éloignait n'était autre que moi-même et que tout à la tentative vaine de l'identifier, je n'avais prêté aucune attention au champ sur lequel je m'avançais. Or, c'était peut-être le champ qui était intéressant.

Ce travail analytique commence vraiment à me passionner.




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mercredi premier mai 2024 jeudi premier mai 2008 C'est le premier mai et personne ne travaille. Même mon analyste ne travaille pas aujourd'hui. Lui non plus ne travaille pas. Qui sont celles et ceux qui travaillent le premier mai ? Il y a au moins les conducteurs de bus et de train. Il y a sans doute aussi tous ceux qui font en sorte qu'il y ait de l'électricité, de l'eau et avant les bornes de péage automatique, il y avait les employés des sociétés d'autoroute mobilisés en masse pour occuper les cabines de péage nécessaires pour accueillir le flux des automobilistes en weekend prolongé.

Je crois que j'ai envie de recommencer à travailler. L'idée m'angoisse toujours un peu mais beaucoup moins. Presque pas en fait. Mais il faut savoir si l'idée et la situation concorderont, car il n'y a pas que les idées qui puissent être angoissantes, il y a aussi les faits.

Je vais en parler à mon analyste quand il sera revenu de weekend.

C'est d'ailleurs incroyable de ne pas recevoir des patients juste parce que c'est un jour férié. Il devrait y avoir ici aussi des astreintes, même pour les analystes libéraux.

J'écris n'importe quoi.

Quoique...




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lundi 13 mai 2024 mardi 13 mai 2008 Quand on est en arrêt-maladie et que les autres ne travaillent pas non plus parce que c'est une période de fêtes, de vacances, alors on se sent moins bizarre. Je devrais d'ailleurs écrire que je me suis senti moins étrange, moi, pendant cette période de fêtes qui s'achève. Pas de chance, cette année l'Ascension tombait le premier mai. On a donc perdu un jour. Je devrais écrire que j'ai perdu un jour à me sentir moins étrangement délaissé. Hier, c'était le lundi de Pentecôte, dont on ne sait plus s'il est férié ou non. C'était donc moins étrange que d'habitude mais étrange tout de même. Mais, cette fois, c'est fini. Il n'y aura plus de jour férié avant le 14 juillet. Cela risque d'être long.

Je pense qu'il faudrait que je reprenne le boulot. Mais je pense aussi qu'il faudrait que je reprenne un autre boulot pour ne pas risquer de rechuter. Je me sens plus fragile encore qu'avant le début de l'analyse puisque j'entrevois sans les voir vraiment les mécanismes de ma dépression.

Le mot est lancé : je suis dépressif.




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jeudi 23 mai 2024 vendredi 23 mai 2008
Je vois mon médecin tout à l'heure et je vais essayer de négocier une reprise. La meilleure preuve que je puisse trouver est que je l'ai rencontré hier dans la rue. Je l'ai croisé par hasard alors que j'allais faire mes courses. Bien sûr, j'ai été surpris, mais l'émotion que j'ai ressentie n'était pas aussi forte, loin de là, que celle que je ressentais quand je le croisais dans les bureaux de l'entreprise il y a quelques semaines. Je l'ai même salué d'un signe de tête je crois, signe de tête qu'il m'a rendu. Certes, ni l'un ni l'autre ne sommes allés jusqu'à sourire ni même à murmurer un bonjour.

Cela fait plus de trois mois, maintenant, que je suis en arrêt de travail. Il faut vraiment que je parvienne à reprendre, par exemple le premier juin. Je crois aussi que je piétine dans l'analyse. Je n'ai plus rien à dire puisqu'il ne se passe rien. Je me suis même mis à regarder la télévision, ce que je ne faisais jamais. Peu à peu ma volonté s'amenuise. Je ne rêve même plus. Mon imaginaire est comme effacé. Ne sachant plus vraiment de qui il s'agit, je ne sais plus très bien qui je suis.





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mercredi 12 juin 2024 jeudi 12 juin 2008 Je reprends lundi. Nous serons le 16 juin et cela me paraît vraiment irréel. Est-ce que mon badge va encore être activé ? S'il n'est plus activé, comment vais-je entrer dans le bâtiment ? Vais-je retrouver le mot de passe de ma session informatique  ? Je ne sais pas combien de mises-à-jour j'ai manqué, mais certainement de quoi regarder un sablier pendant au moins une bonne heure. Et, une fois connecté, par où commencer ? Dois-je lire mes mails en commençant par les plus récents ou par les plus anciens ? Dois-je faire le tour des bureaux pour saluer mes collègues ? Ce serait bien. Ou bien alors, est-ce que je vais faire un message circulaire pour dire que je suis rentré ? Si je fais le tour des bureaux, dois-je aussi aller à l'étage du dessus et à celui du dessous pour saluer le personnel de la cafétéria ? Je crois que je vais improviser. C'est encore le mieux.

De toute façon, il n'y a vraiment qu'une seule question qui vaille et qui me taraude : vais-je le croiser ou non ?




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lundi 24 juin 2024 mardi 24 juin 2008
Je suis allé porter plainte ce matin. Tout le weekend, j'ai eu l'impression qu'une voiture blanche me suivait. Je ne connais rien aux voitures et je n'avais donc aucune idée de la marque et du modèle. Mais, j'étais persuadé que c'était bien la même voiture. J'ai donc pris des itinéraires invraisemblables, rallongeant le trajet de plusieurs kilomètres et le rendant plus lent et fastidieux et la voiture était toujours derrière moi. En rusant, j'ai pu relever le numéro de la plaque minéralogique. Hier matin, j'ai fait le tour du parking de l'entreprise pour vérifier s'il s'agissait de la voiture d'un salarié. Mais, elle n'était pas dans le parking. Je pensais bien sûr que c'était lui qui me suivait, mais, alors que je sortais du parking et que je devais avoir l'air étrange car je ne viens jamais travailler en voiture, je l'ai croisé au volant d'une voiture bleue. J'étais tellement soulagé qu'il ne soit pas dans la voiture blanche que j'ai quasiment oublié d'être inquiet de le croiser lui.

Les policiers ont pris ma déposition, ont regardé dans le fichier des immatriculations, ont fait une drôle de tête et m'ont dit qu'ils me rappelleraient. J'ai attendu toute la journée, me demandant ce que leur mine pouvait bien vouloir signifier. Il est tard maintenant et j'attends toujours. Je crois que je vais me coucher, sans toutefois être bien certain de dormir correctement.




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vendredi 12 juillet 2024 samedi 12 juillet 2008 Le temps a passé et je n'ai aucune nouvelle de la police. Cependant, aucune voiture ne me suit plus. En tout cas, je ne l'ai pas remarquée, si elle me suit encore. Je me demande qui cela pouvait être et pourquoi les policiers ont fait une drôle de tête après avoir vérifié à qui appartient le véhicule. J'ai bien une idée là-dessus mais je préfère attendre que l'on m'explique. C'est curieux quand même qu'ils ne m'aient rien dit.

En tout cas, je suis tranquille. La moitié de l'entreprise est en vacances. Et surtout, il est en vacances aussi. Je sais qu'il prend toujours ses vacances au mois de juillet et c'est d'ailleurs aussi pour cela que je les prends quant à moi toujours au mois d'août.

Je suis tranquille mais je m'ennuie un peu. Peut-être suis-je devenu un peu accro à l'adrénaline, celle qui se déversait dans mon sang quand je voyais la voiture blanche et celle aussi, tout aussi puissante qui venait quand je l'apercevais dans les couloirs ou à la cafétéria. Le patron a bien pris soin de faire en sorte que nous n'ayons pas à travailler ensemble en aucune manière. Mais, je le croise quand même et il me croise donc tout autant.

Je suis bien obligé de constater qu'il fait partie de ma vie.




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mardi 16 juillet 2024 mercredi 16 juillet 2008 Je sais que c'est idiot, mais j'ai repris la cigarette. J'avais arrêté le premier janvier et cela faisait donc plus de six mois. La sensation de manque allait décroissante. Et puis, de manière irrépressible, j'ai accepté une cigarette et puis une deuxième et puis je suis allé acheter un paquet.

J'avoue que ce n'était pas n'importe quelle cigarette qui m'a fait chuter, mais une des siennes. Il faut que j'écrive cela pour tenter de décrypter pourquoi j'ai accepté une cigarette alors que je sais très bien qu'il suffit d'une cigarette pour recommencer et faire ainsi échouer une longue période de sevrage tabagique.

Il faisait beau et je suis sorti prendre un café sur la terrasse du dernier étage. Il n'y avait personne. En cette période de l'année les effectifs sont réduits. Il n'y avait presque personne. Il était là, seul, fumant une cigarette. Je me suis mis à l'autre bout de la terrasse, qu'il a traversée pour venir jusqu'à moi. Il s'est accoudé à la balustrade à côté de moi et m'a dit qu'il voulait me parler. Et puis, il m'a demandé si je voulais une cigarette.

Et il ne m'a pas parlé, reportant cela à un hypothétique moment où nous serions prêts.

Ce type est vraiment un pervers.




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lundi 22 juillet 2024 mardi 22 juillet 2008 J'ai arrêté de nouveau de fumer et je ne vais plus sur la terrasse. Et je connais la raison pour laquelle je ne vais plus sur la terrasse, ce qui m'a obligé à arrêter de fumer. Enfin, j'ai arrêté de fumer depuis ce matin et je ne suis pas allé sur la terrasse aujourd'hui.

Hier lundi, je suis allé sur la terrasse sur le coup des onze heures, comme tous les jours depuis quelques jours. C'est un endroit assez agréable car il permet de voir au-delà de l'alignement des immeubles sans grâce. Le quartier traversé par la rue Lucien-Faure n'est pas le plus agréable de la ville ni celui dont l'urbanisme est le plus réussi. Il paraît qu'une rénovation complète du quartier commencera bientôt et d'ailleurs, certains immeubles sont déjà désaffectés.

La terrasse était vide. Il n'y avait personne. Et là, je me suis rendu compte, bien malgré moi, que j'espérais sa présence, que j'attendais ce petit shot d'adrénaline anxieuse à sa vue. Et cela m'a manqué de ne pas le voir.

C'est quand même surprenant et j'ai pris rendez-vous demain avec mon psy pour parler de cela. Pourquoi avais-je, d'une certaine façon, envie de voir la personne que je crains le plus de voir.

Je ne veux pas y penser. J'y penserai après en avoir parlé.




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mercredi 24 juillet 2024 jeudi 24 juillet 2008
Mon psy ne donne jamais de diagnostics, en tout cas, il ne m'en a jamais donné. Heureusement, il y a les moteurs de recherche et je les avais consultés avant d'aller le voir. Bien sûr, je suis tombé sur le Syndrome de Stockholm et il est vrai que depuis des mois, je suis un peu l'otage de cet homme. Pourtant, les symptômes qui caractérisent le syndrome en question ne sont pas tous réunis, ou bien ne le sont-ils pas encore.

Tout compte fait, mon psy a eu raison de faire la moue quand je lui ai proposé de qualifier mon trouble en Syndrome de Stockholm. Et puis, j'ai lu aussi que ce syndrome était remis en question par certains psychiatres.

Dans le cas qui est le mien, qui est un cas de harcèlement moral par un supérieur hiérarchique, la menace serait le déclassement ou le licenciement. Je dois avouer qu'à aucun moment, une telle menace n'a pesé sur moi. Je n'ai jamais craint pour mon poste, et celui qui a pu craindre pour le sien, c'est lui, après que je l'ai eu dénoncé à la médecine du travail. Mais, il est toujours en poste et il va fumer sur la terrasse.

Il part en vacances en août. Il part toujours en vacances en août.




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vendredi 9 août 2024 samedi 9 août 2008 La voiture blanche est revenue. Ce qui est curieux, c'est que son retour a coïncidé avec son départ en vacances. Elle se tient à bonne distance. Je me suis débrouillé pour lire la plaque d'immatriculation. Ce n'est pas la même plaque, mais c'est le même modèle. Ils sont deux dans la voiture. Je pense qu'il s'agit d'un homme et d'une femme mais je ne peux en être certain. Je vais donc aller porter plainte de nouveau et tant pis si les policiers me prennent pour un fou.

J'ai raccourci mes horaires. Ici, on peut prendre des RTT par petits bouts. C'est l'avantage de badger. On a un forfait hebdomadaire qui définit un nombre d'heures de travail hebdomadaire maximum et aussi minimum. Si l'on veut être honnête, cela décompte surtout le temps passé dans l'entreprise. En ce qui concerne le travail, c'est autre chose. J'en connais qui font leurs heures sans presque travailler et surtout sans se faire repérer. C'est du grand art.

Je m'aperçois que quand il n'est pas là, je ne crains pas de le rencontrer. Voici une belle lapalissade. Pourtant, elle décrit parfaitement ce que je ressens. Et elle a un faux air de litote. Comme je ne crains pas de le rencontrer, j'ai arrêté de nouveau de fumer et je ne vais plus sur la terrasse. La litote n'est vraiment pas loin.

Je vais sans doute aller me baigner aujourd'hui, ne serait-ce que pour constater que la voiture blanche sera bien à proximité du parking quand je reviendrai de la plage, à Lacanau ou au Verdon-sur-mer. Je vais plutôt aller au Verdon. C'est plus loin, mais d'un côté c'est l'océan et de l'autre côté l'estuaire. J'adore.




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dimanche 11 août 2024 lundi 11 août 2008 Je suis allé tout à l'heure au commissariat. Les policiers ont encore fait une drôle de tête quand ils ont vérifié dans leur fichier à qui appartenait la plaque d'immatriculation de la voiture qui m'a suivi pendant tout le weekend. Je leur ai demandé si je pouvais savoir de qui il s'agissait. Face à mon insistance et sans doute mon air profondément angoissé, ils m'ont dit que c'était une plaque enregistrée comme appartenant à un service du ministère de l'Intérieur, mais qu'ils ne savaient pas lequel, ceci n'étant pas indiqué dans le fichier des immatriculations. Il fallait aller plus haut pour le savoir. L'important, m'ont-ils dit, est que je n'ai pas à me sentir menacé, mais plutôt protégé. J'ai répondu que si j'avais besoin d'être protégé par des policiers en civil lors de mes déplacements, c'était plus inquiétant que rassurant, ce dont ils ont convenu.

Ce ne sont pas toujours les mêmes agents qui me suivent. Je crois avoir repéré où ils planquent près de chez moi. Je crois aussi que des voisins les ont remarqués et ont appelé la police... qui a dû leur dire de ne pas s'inquiéter.

Je croyais jusqu'à présent que cette surveillance était liée à cette histoire de harcèlement au travail. Mais peut-être s'agit-il d'autre chose, de quelque chose dont je n'ai pas idée. Ou plutôt, si. J'ai une piste. C'est sans doute lié à la raison qui a fait que je m'appelle Idriss. Mais, de cela, je ne connais que des bribes. Apparemment, d'autres connaissent toute l'histoire et cette histoire me met potentiellement en danger.




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mercredi 21 août 2024 jeudi 21 août 2008
Je vais aller voir mon oncle. Il sera peut-être plus loquace que mes parents qui se sont enfermés dans le silence sur ce quoi je veux les interroger. Je pense que la clé de la surveillance dont je fais l'objet par des services du ministère de l'Intérieur vient de mon prénom. Ce n'est pas mon prénom qui est un mystère mais la raison pour laquelle je m'appelle ainsi.

Je sais que mon père est allé plusieurs fois au Maghreb et parfois avec ma mère et que juste avant ma naissance, ils habitaient en Libye. Kadhafi était au pouvoir depuis peu et le pétrole coulait à flots, ainsi que le sang des opposants au dictateur. C'est peut-être pour cela qu'ils ont été invités à l'Élysée lorsque Kadhafi a été invité en décembre dernier avec tous les honneurs. J'ai trouvé ça curieux.

J'ai bien imaginé que l'origine de mon prénom vient de ce séjour libyen qui, d'après mes calculs, a duré un peu plus d'une année. Mais, je ne suis pas né en Libye. Mon acte de naissance mentionne Bordeaux. Cependant, dans les photos de famille, il n'y a aucune trace de cette naissance à Bordeaux, ni même de trace de mes premiers mois. Je n'ai pas de photo de moi avant l'âge de deux ans et nous sommes alors en France, dans la Somme, à Amiens où mes parents vivent toujours.

Je suis certain qu'il y a là une forme de mystère que je dois élucider. Et sans doute cela n'a-t-il rien à voir avec mon harceleur au travail. Ou peut-être que si. J'ai hâte que mon psychiatre rentre de vacances. Je ne suis pas sûr de ne pas délirer un peu.




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mercredi 4 septembre 2024 jeudi 4 septembre 2008 Je pense que le mystère réside peut-être dans l'histoire libyenne contemporaine. Je n'ai pas eu besoin de chercher beaucoup sur l'internet pour apprendre que le dernier roi ou presque de Libye, mais aussi le fondateur de la Libye moderne se prénommait Idris, mais contrairement à moi, on n'a pas mis deux « s » à la fin de son prénom lors de sa transcription. C'est sans doute qu'en arabe personne n'aurait l'idée de prononcer « Idri » plutôt que « Idriss », puisque le prénom se termine par un « س » qui se prononce comme le « s » français. Je pense aussi que l'on ne m'a pas appelé, fort heureusement, Idrisse, pour que le « e » final ne soit pas confondu avec celui d'un prénom féminin. Je suis donc un peu reconnaissant parfois à mes parents ou supposés tels de m'avoir évité malgré tout quelques ennuis et malentendus.

Idris 1er est mort en 1983 au Caire. Il a été renversé par le colonel Kadhafi en 1969. Je suis né quant à moi en 1978. C'est en tout cas ce que prétendent mes papiers d'identité. Mais rien, lors des visites médicales n'est jamais venu démentir que je sois bien né cette année-là et que j'aie donc bien l'âge que je prétends avoir.

Il y a quelque chose de frappant dans la biographie d'Idris 1er, c'est que s'étant marié cinq fois surtout pour avoir un héritier direct, il a engendré cinq fils et une fille qui sont tous morts en bas-âge. On ne peut pas ne pas penser, même si comme moi on n'est pas superstitieux, à une forme de malédiction. On pourrait aussi penser à du poison, mais, sur une aussi longue période, cela semble quand même très peu probable, surtout pour des enfants qui devaient être très protégés et très surveillés.

Je peux donc imaginer que je suis le fils caché d'Idris 1er  et que Kadhafi lors de sa visite à Paris a demandé à Sarkozy de me protéger... et de me surveiller. J'ai essayé de sonder mes parents qui m'ont assuré qu'ils étaient mes parents biologiques, mais que jamais ils ne se soumettraient sauf à y être contraints par la justice, à un test A.D.N.

Je vais essayer d'aborder mes gardes du corps pour leur dire que j'exige de rencontrer leur patron.




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dimanche 8 septembre 2024 lundi 8 septembre 2008
C'est fait. Alors qu'ils planquaient pas très loin de chez moi, je suis sorti à pied et je me suis résolument dirigé vers la voiture blanche qui les dénonce. Ce n'est d'ailleurs pas de la filature de très haut vol, puisque même moi qui étais très loin de penser à quelque aventure rocambolesque, je les ai remarqués. Dans la voiture, il y avait une femme et un homme, la trentaine à peine, qui semblaient très gênés, comme si je les avais surpris en plein rendez-vous adultérin. C'est d'ailleurs sans doute pourquoi les services construisent des couples mixtes pour ce genre de mission. Cela attire moins le regard des passants et ils peuvent toujours s'embrasser au besoin. Certes, c'est aussi possible pour deux femmes ou pour deux hommes, mais il n'est pas certain que cela déjoue vraiment la curiosité.

Je leur ai fait signe que je voulais leur parler. Ils ont ouvert la vitre du côté passager. Je n'ai pas demandé d'explications mais, comme je l'avais prévu, je leur ai dit que j'exigeais d'être reçu par un officier supérieur de leur service et que leur mission ne saurait continuer sans cela. Je n'ai pas attendu leur réponse, qui aurait peut-être appelé de ma part une argumentation toujours beaucoup plus faible que la seule assertion.

Je ne sais pas comment ils vont faire pour me contacter. Sans doute très simplement vont-ils me joindre par téléphone. Peu importe. J'aimerais ne pas avoir à attendre trop longtemps.




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mardi 8 octobre 2024 mercredi 8 octobre 2008 Un mois. Il aura fallu un mois que pour que j'aie un signe des services de protection des personnalités. Cela m'amuse beaucoup de penser que je suis une personnalité. Je sais que je n'en suis pas une et que je ressemble plutôt à une proie pour barbouzes vieillissantes.

Il y a en effet, apparemment, des gens qui croient que si l'on retrouvait le fils caché de l'ancien roi Idris 1er, cela pourrait avoir un quelconque effet sur la politique intérieure libyenne, donc sur la politique internationale. Je savais bien que Kadhafi était un cinglé et que Sarkozy en est certainement un aussi. J'imagine bien que personne, à part peut-être Paris-Match a intérêt à ce que le fils caché du dernier roi de Libye se fasse dézinguer à Bordeaux.

Cela dit, j'espère que d'éventuels tueurs ne seraient pas trop déterminés parce que je trouve la surveillance de mes gars un peu lâche en ce moment.

Moi, en tout cas, je redouble de vigilance. J'ai trop lu de romans et vu de séries pour ignorer que c'est quand on est certain que plus rien ne va se passer qu'il se passe justement quelque chose. Je change de trajet tous les jours pour aller au bureau. C'est bien la moindre des choses que je puisse faire.




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jeudi 10 octobre 2024 vendredi 10 octobre 2008 La voiture ou plutôt les voitures suiveuses sont toujours là. Le problème est que je ne sais pas vraiment si elles sont amies ou ennemies. Je m'en tiens donc le plus éloigné possible.

J'ai l'interdiction formelle de parler de cette histoire avec qui que ce soit, même avec la police. Ma tentative de dépôt de plainte serait remontée en haut lieu et aurait fortement déplu. Il ne faut pas recommencer m'a-t-il été dit.

Mais, je ne sais pas si je peux être certain ou non que ceux qui se déclarent de la police ne sont justement pas des barbouzes.

Mais peut-être tout cela est-il un coup monté par mon supposé collègue de travail. C'est cependant peu vraisemblable, car il aurait fallu qu'il mette dans l'histoire de gros moyens financiers, qu'il n'a pas. Cela dit, il peut être dans le coup, s'il n'en est pas à l'initiative.

J'ai aussi l'interdiction formelle de me rendre en Libye. C'est une interdiction cocasse, car, je me demande bien ce que j'irais faire en Libye. Outre le fait qu'il n'y a pas de visas touristiques.

La nuit dernière, j'ai rêvé que je me promenais entre les colonnes d'un temple. J'entendais des sirènes. Je ne sais pas comment interpréter ce rêve étrange.




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dimanche 20 octobre 2024 lundi 20 octobre 2008
J'ai appris que l'une des épouse du roi Idris 1er vit encore. Si la notice biographique est bonne, elle a 97 ans et vit au Caire. C'est en 1931 qu'elle s'est mariée avec Sidi Muhammad Idris al Mahdi al Sanussi, Émir de Cyrénaique et roi de Libye.

J'ai quand même un peu de mal à croire que cet homme puisse être mon père. En tout cas, Fatima Al Sharif Al Sanussi ne peut pas être ma mère, sauf à penser l'intervention miraculeuse de l'archange Gabriel, comme pour la naissance d'Isaac. De toute façon, dans la famille, il semble bien que l'on soit plus du côté d'Ismaïl que d'Isaac, donc plus du côté d'Agar la servante rejetée au désert que de Sarah l'épouse légitime mais infertile, jusqu'à l'intervention divine, un peu sur le tard.

Elle était bien jolie Fatima dans son jeune temps. C'était un temps où les femmes maghrébines tenaient à adopter le costume occidental. Je suis cependant étonné qu'elle pose pour la photographie, sans voile, en tailleur de tweed. C'était un autre temps. Il ne faut cependant jamais oublier que cet autre temps était celui du colonialisme. Les femmes ne portaient pas le voile, mais leur mari était des sous-citoyens de l'occupant occidental.

Si je ne suis pas le fils putatif de cette femme, serais-je le fis de l'épouse égyptienne que le roi a épousée ensuite ? Je devrais peut-être aller enquêter au Caire. Mais je suppose que cela non plus, je n'en ai pas le droit...







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vendredi premier novembre 2024 samedi premier novembre 2008 Cette journée chez mes parents, potentiellement mes parents adoptifs, aura été bien pénible. Je les vois assez peu souvent et j'oublie donc, entre deux visites, combien c'est le silence qui marque nos relations, ou plutôt qui marque notre absence de relations. Pourtant, j'ai été sage et j'ai attendu le dessert pour leur poser des questions sur ma naissance en commençant par leur en poser sur leur vie en Libye et les raisons qui les avaient conduits là-bas. Sur cela, mon père a bien voulu me répondre. Il s'agissait de ne pas laisser aux Anglais et aux Américains toute l'exploitation des champs de pétrole. Il travaillait pour Total. Mais, sur leur retour et les conditions de ce retour, ils arguent ne pas s'en souvenir. Ma mère, semblant retenir ses larmes, a prétendu qu'elle voulait absolument accoucher en France et qu'ils sont donc rentrés avant que le voyage ne soit rendu impossible par son état de grossesse. Ils ne savaient plus non plus s'ils avaient pris le bateau ou l'avion. C'est quand même assez peu vraisemblable.

Et puis ma mère est partie dans la cuisine. Mon père a allumé la télévision. Nous avons pris le café. J'ai demandé si nous allions au cimetière comme chaque année. J'y suis allé tout seul. Mes grands parents étaient bien là, sans souci, peut-être, de leur filiation.




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dimanche 3 novembre 2024 lundi 3 novembre 2008 J'ai eu une idée. Je vais engager des démarches administratives pour changer de prénom. Je pense qu'à un moment ou à un autre, pour une raison ou pour une autre, cela va coincer. Par exemple, il me faudra la copie intégrale originale de mon acte de naissance. Apparemment, ce n'est pas très compliqué à obtenir et des tas de gens obtiennent cela chaque jour, ne serait-ce que pour faire l'acquisition d'un bien immobilier, pour se marier ou encore pour divorcer et surtout pour faire faire ou faire refaire certains papiers d'identité. Ce sera la première étape. Je suis supposé être né à Bordeaux et j'ai déjà obtenu de la Ville un tel certificat pour mon permis de conduire et ma carte d'identité. Cela devrait donc encore être possible. Ensuite, il faudra que je justifie ma demande de changement de prénom. Je me demande ce que je vais écrire. Faudrait-il que j'écrive que j'ai un prénom arabe alors que je ne suis pas arabe et que je ne ressemble pas à un arabe ? Dois-je ajouter que cela me  porte préjudice à cause du racisme  et des discriminations liées à l'origine en France  ? Je suis sûr que ça passerait mieux que si j'écris que je risque de me prendre  pour le fils légitime du dernier roi de Libye et que cela  est source de difficultés permanentes avec les services secrets français et libyens.

On va bien voir. Si je suis le fils du roi, je ne vais pas pouvoir changer de prénom, sauf à me mettre encore davantage dans une situation périlleuse. Ce serait comme un crime d'apostasie et cela est puni de mort. Ou bien alors, je vais me faire baptiser. Je risque les mêmes ennuis.




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mercredi 27 novembre 2024 jeudi 27 novembre 2008
J'ai oublié une chose dans mes démarches pour changer de prénom et pas n'importe laquelle... Je dois choisir un nouveau prénom. Et ce n'est pas chose facile, car, je voudrais qu'il commence par i. Si j'évacue Ismaël, Ilian, Isaac, Itzhac qui ne changeraient en fait rien au problème que je rencontre, il me reste Isidore, Ignace et Innocent. Si j'étais une femme, il n'y aurait pas de problème et je m'appellerais Isabelle, Iris, ou bien encore Inès, même si ce dernier prénom est hispanisant. Mais pour les garçons, c'est un vrai casse-tête. Après avoir été pris pour un arabe, je ne vais pas être pris pour un juif alors que je ne suis pas juif ou pour un arménien ou un asiatique. Je peux choisir aussi Igor. C'est pas mal. Certes, cela vient de l'est mais le prénom a été intégré depuis longtemps et a perdu le lien avec sa culture d'origine.

Je vais choisir Igor. Et je vais me laisser pousser la barbe. Dans mon esprit les Igor ont une barbe. Je dirai que mes parents admirent Stravinsky ou bien les frères Bogdanoff dont l'un se prénomme Igor je crois.

Oui, je vais me prénommer Igor, ce qui est préférable à Isambert, qui me paraît un peu suranné et aussi un peu prétentieux.

Je vais bien voir si l'on me permet de m'appeler Igor.




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mardi 3 décembre 2024 mercredi 3 décembre 2008
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jeudi 19 décembre 2024 vendredi 19 décembre 2008
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vendredi 27 décembre 2024 samedi 27 décembre 2008