Diégèse | Les narratrices et les narrateurs | ||
Journal de Laurence en 2011 - 30 jours - Laurence vit et travaille à Manosque dans les Alpes-de--Haute-Provence. |
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Le résumé par ChatGPT effectué le 12 décembre 2024 | ||
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mercredi 10 janvier 2024 | lundi 10 janvier 2011 | J'ai
mal
partout. Je suis allée hier courir au Parc de Drouille et aujourd'hui,
« ça douille ». Quand j'ai mal, je deviens, sinon vulgaire
du moins « vernaculaire ». J'ai toujours aimé le terme « vernaculaire ». Je l'utilise dès que je peux, et même de façon abusive, comme je viens sans doute de le faire. En effet, s'il s'agit de nommer « ce qui est propre au pays, ou, par dérivation, d'un usage domestique », « vernaculaire » n'a dans la phrase que j'ai écrite ci-dessus aucun de ces attributs. Peu importe ! J'ai oublié de passer par la Poste ce matin. Je dois pourtant aller chercher ce colis, qui doit être un cadeau de ma mère, qui se vexerait à coup sûr et légitimement s'il lui est retourné. Déjà qu'elle s'assure régulièrement que je ne mets pas en vente sur l'internet les cadeaux qu'elle me fait... J'aurais dû aller la voir. Elle n'est plus si jeune après tout. Combien de Noël encore ? Personne ne le sait. Les travaux commencent demain. J'espère que cela va bien se passer. Dans mon esprit « travaux » signifie « ennuis associés à retards, surcoûts et déception finale ». Je dois confondre les travaux avec le mariage ! |
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lundi 22 janvier 2024 |
samedi 22 janvier 2011 | Cela
fera
bientôt deux semaines que je vis dans les gravats, sans compter
l'inondation provoquée par l'arrachement de l'arrivée d'eau lors de la
dépose d'une
cloison. Je me dis parfois que je ferais mieux de ne pas rester là
pendant
qu'ils travaillent. J'ai essayé un jour, mais, le résultat n'a pas été
concluant. De toute façon, il est trop tard pour changer d'entreprise.
Je connais la devise qui me semble bien être celle des artisans du
bâtiment : « on ne
change pas une équipe qui perd ! » Plus sérieusement, tant que les travaux ne sont pas finis, je ne peux pas ouvrir mon cabinet. Sur le plan logistique, tout est prêt. J'ai même l'ordonnancier avec les bons codes-barres. Je suis immatriculée, conventionnée. La belle plaque façon cuivre est rangée dans un placard prête à être posée. Je n'aurai même pas besoin de percer : il y avait avant moi un psychiatre dans l'immeuble. Il faudra d'ailleurs que je me renseigne sur les raisons de son départ. En attendant que cela se termine - ils m'ont promis que je pourrai ouvrir le 1er février - je me renseigne sur la ville. Ma thèse a porté sur les pathologies urbaines liées à l'histoire des villes. Je n'irai pas jusqu'au Moyen-Âge, mais bien jusqu'au XIXe siècle. Est-ce qu'il y a des traces des révoltes de 1851 contre le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte ou bien encore de l'épidémie de choléra de 1884. Sans doute pas. La population s'est tant renouvelée... Mais, c'est toujours bon à savoir. |
3 |
jeudi premier février 2024 | mardi premier février 2011 | Toutes
les
entreprises ont tenu leurs promesses. Le cabinet est
ouvert. J'avais invité mes collègues en fin d'après-midi pour célébrer
l'ouverture. Avant de m'installer, je les avais contactés et ils m'ont
confirmé qu'ils croulaient sous les patients. Ils m'ont donc accueillie
avec satisfaction sinon soulagement. Surtout que je vais développer une
expertise un peu éloignée de la leur. Bien sûr, je vais prendre des
patients individuels - ils m'ont promis de m'en envoyer -
mais je
compte aussi pouvoir faire de la thérapie de groupe, familiale, de
couple, voire dans certains cas, de la thérapie généalogique. J'irai
doucement, car, dans ces formes de diversification, il y a beaucoup de
charlatans et dans une petite ville comme Manosque, les réputations se
font et se défont très vite. Je vais d'abord me constituer patiemment
une patientèle. En attendant, je n'ai eu aucun patient aujourd'hui et pas eu un seul coup de téléphone. Je m'y attendais, mais même les psychiatres croient parfois au miracle. |
4 |
jeudi 15 février 2024 |
mardi 15 février 2011 | Cela
fait
deux semaines que j'ai ouvert le cabinet et j'ai fait une dizaine de
séances avec six patients, qui sont d'ailleurs des patientes. Si je ne
veux pas dépérir d'ennui, il faut que je trouve un moyen d'accélérer le
mouvement. Quelle idée d'être venue à Manosque ! Je ne sais pas si mes charmants collègues ont tenté de m'envoyer des patients ou s'ils les ont dissuadés de venir me consulter... Mais voilà bien de mauvaises pensées. Je sais comment je pourrais faire pour me faire connaître rapidement... Je peux aller dans les hôpitaux, contacter les services sociaux, les institutions scolaires, moins pour les enfants que pour les enseignants qui sont de bons clients. Mais, le mieux serait que je trouve le moyen de passer au journal télévisé local, le soir à dix-neuf heures. Mais pour cela, il faudrait qu'il y ait un sujet plus intéressant que ma petite personne de médecin psychiatre récemment installée ici. Bref, ce n'est pas gagné. Heureusement que j'ai encore quelques économies, sinon, je vais devoir en plus trouver un mari. |
5 |
lundi 19 février 2024 | samedi 19 février 2011 | Je
n'ai pas trouvé de mari, mais j'ai trouvé un patient. Cette seule
phrase me vaudrait un toussotement de mon analyste. Je ne la
prononcerai donc pas quand je la verrai. Ou bien je la prononcerai.
Cela va dépendre du
travail qui va s'engager avec ce patient... s'il s'engage un travail.
S'il engage un travail. Même en étant formée correctement - et je pense que je le suis et déjà bien aguerrie - il n'est pas anodin d'avoir un patient qui vous plaît. Cela demande beaucoup de concentration pour éviter toute projection. Il a passé la première séance à pleurer. Je lui ai donc passé des mouchoirs en papier. J'ai senti qu'il avait un peu honte, de pleurer, de renifler, de se moucher. Il a eu cette phrase assez incroyable : « Ça, je vous le rendrai. » S'il avait dit : « Je vous les rendrai. », cela aurait pu déjà signaler que le transfert avait commencé. Mais le : « Ça, je vous le rendrai. », c'est vraiment accéléré et très inhabituel. S'il n'avait pas été pas en train de sangloter, je l'aurais soupçonné de feindre. Mais je ne pense pas qu'il sache ce qu'est le transfert. De toutes les façons, même les patients qui le savent l'oublient pendant les séances. Je n'ai pas relevé. Je suis certaine qu'il va me parler de sa mère. À la fin de la séance, alors qu'il avait le visage complètement défait, bien que très séduisant, je lui ai souri en lui disant : « À la prochaine fois. » Il a souri et répondu « Oui, Docteur. » Tout est donc pour le mieux. |
6 |
mercredi 21 février 2024 | lundi 21 février 2011 | J'ai
appelé
ce matin mon superviseur à la première heure. Je n'ai pas cessé de
penser au patient triste. Quand j'écris « Le Patient
triste », cela résonne comme le titre d'une romance. Je ne peux
donc pas
l'écrire. Je ne peux pas non plus lui dire qu'il est impossible qu'il commence un travail avec moi. Je n'ai pas de patients ou presque. Je ne peux pas feindre d'en avoir trop. Dans une petite ville comme Manosque, ce sera désastreux. Je dois donc le garder. C'est la première fois que cela m'arrive. C'est le b-a-ba de ne pas érotiser les patients. Et surtout de ne pas les inclure dans un récit qui est exogène à la cure. Je dois me reprendre. Il ne revient que la semaine prochaine et j'ai obtenu, enfin, quelques vacations à l'hôpital de Marseille. Cela va me changer les idées. Qu'est que cela va être au printemps ? |
7 |
samedi 9 mars 2024 | mercredi 9 mars 2011 | Je
n'ai plus de nouvelles du patient
triste.
Je l'ai peut-être guéri après tout. S'il ne vient pas, c'est qu'il
estime ne pas en avoir besoin. Les patients et surtout les non-patients
pensent souvent que nous regrettons que nos patients nous lâchent.
S'ils nous lâchent tous, il est légitime que nous nous interrogions.
Mais sinon, la fin de la cure, voire son interruption, fait partie de
la cure et nous le savons bien. D'ailleurs, la neutralité bienveillante
dans laquelle nous demeurons et dans laquelle nous devons demeurer fait
que c'est avec la même bienveillance que nous nous souvenons de nos
patients passés... quand nous nous en souvenons. Mais, je n'ai pas de nouvelles du Patient triste. Tiens, je me rends compte qu'entre le début du premier paragraphe et celui-ci, il a pris une majuscule. Ce n'est pas anodin. On met ainsi une majuscule au premier nom du syntagme pour les titres des œuvres et une œuvre prend son titre définitif quand elle est définitivement terminée. Je crois quand même que j'étais un peu amoureuse de lui. S'il revient, je lui dirai que je ne peux plus le prendre en cure. Je ne lui donnerai évidemment aucune explication. |
8 |
lundi 11 mars 2024 | vendredi 11 mars 2011 | J'ai
croisé aujourd'hui le patient triste
place du Docteur Joubert en allant au cabinet. Mais, j'ai fait semblant
de ne pas le reconnaître, en tout cas de ne pas le saluer la première,
car, il m'a saluée fort aimablement et je lui ai rendu son salut de
manière professionnellement neutre et bienveillante. Je suis grave. Je suis grave au sens que donnent les jeunes à cette expression. Je suis vraiment grave. Il faut vraiment que j'aille très vite à Marseille voir mon superviseur. Je le vois déjà froncer les sourcils quand je lui dirai que croiser un ancien patient dans la rue a fait ma journée. Mais je sais ce qu'il va me répondre : vous vous sentez seule à Manosque ? Seule à Manosque... C'est aussi un joli titre de roman, ou de romance. Elle était à Manosque seule quand elle a rencontré un patient triste... |
9 |
samedi 23 mars 2024 | mercredi 23 mars 2011 | J'ai bien fait d'aller voir mon superviseur. Ce n'était pas très difficile à désamorcer cette « fixette » sur le « patient triste » mais je ne pouvais pas le faire seule. C'est d'ailleurs un bon exemple des pièges que nous tend notre inconscient. On pense parfois que la cure analytique va permettre de découvrir des secrets profondément enfouis, refoulés. C'est parfois vrai. Mais le plus souvent, il s'agit de processus qui sont à la surface, qui semblent une fois dévoilés comme allant d'évidence. Pourtant, sans la cure, on ne les voit pas, on ne les comprend pas et ils empoisonnent la vie. Ainsi, que le « patient triste » soit séduisant entre pour peu de chose dans mon trouble. Ce qui est important est bien qu'il soit « triste », pas désespéré, par malheureux, pas malade... non, seulement triste. Car, ce qui s'oppose à la tristesse est la joie et ce qui est proche de la joie est la jouissance. La tristesse est ainsi toujours une promesse, même démentie, de jouissance. Voilà pour commencer. Ensuite, puisqu'il est venu me consulter, c'est qu'il est venu m'apporter sa tristesse, donc une forme de promesse de jouissance, celle de sa guérison. Cependant, tout cela, malgré ma formation, s'est un peu emmêlé dans mon propre psychisme d'où... le trouble. Bon, ce n'est pas très grave. S'il revient jamais, je saurai de quoi il s'agit me concernant. Concernant sa tristesse à lui, ce sera bien l'objet de la cure. |
10 |
lundi 22 avril 2024 | vendredi 22 avril 2011 | Cela
fait presqu'un mois désormais, que je ne suis pas venue ici. D'ailleurs, de quoi s'agit-il, quand je nomme ce temps d'écriture, ce carnet : « ici ». Je relis les pages précédentes. Je pourrais appeler ce carnet « Le Carnet de Manosque ». C'est un objet curieux. S'il prend une place, c'est celle du dialogue intérieur ou du monologue intérieur. Mais ce monologue, comme tout monologue, doit bien avoir un destinataire. En effet, à qui parle-t-on, même silencieusement, quand on parle tout seul, toute seule ? Je crois que la question n'est pas résolue et ne le sera sans doute jamais véritablement. Dans certains cas, on s'adresse à quelqu'un, dont on connaît le nom et l'on pense connaître aussi les ressorts de l'adresse qu'on lui fait. Mais ce « quelqu'un » n'en est pas moins imaginaire, fantasme parmi les fantasmes. C'est peut-être pour cela que l'analyste ne parle pas ou peu, pour laisser place au transfert. |
11 |
vendredi 26 avril 2024 | mardi 26 avril 2011 |
Je
suis
profondément émue par une tribune que je viens de lire dans Le Monde daté d'aujourd'hui, écrite
par Christian Delage, historien et réalisateur et aussi professeur à
Sciences-Po Paris. Son texte, très écrit,
est un hommage à plusieurs de ses étudiantes qui ont péri dans
l'incendie de l'immeuble dans lequel elles habitaient dans le 20e
arrondissement de Paris. Son texte est comme une focalisation qui part
des tueries historiques du 20e siècle pour arriver à
ces quelques jeunes femmes mortes dont il connaît le visage ; et
d'intituler son texte Le Visage comme trace d'une vie éphémère.
Les noms qu'il livre dans le quotidien du soir ne resteront
certainement pas dans l'histoire. Mais, ils seront gravés à jamais dans
la mémoire des parents, des proches qui gareront certainement des
photographies des défuntes. Ce texte, sans le dire, avec beaucoup de
pudeur, pose aussi la question du rôle et de la place de la
représentation aujourd'hui photographique, dans le deuil. En fait,
cette représentation photographique par la cristallisation qu'elle
provoque, accompagne le deuil par atténuation. L'image prend la place
de la personne, mais, par cette substitution même, elle dit la mort,
l'absence définitive. La photographie est toujours celle d'un mort,
d'une morte, même quand le sujet photographié est toujours en vie. Cela m'interroge aussi sur la manière dont l'actualité, telle que formée par les médias, intervient dans l'espace de l'analyse. Il m'est arrivé de poser la question à des analysants lors d'événements particulièrement brutaux, tels des attentats, des catastrophe, tout ce qui rappelle justement le caractère fini de la vie. Les réponses peuvent se résumer ainsi : « Oui, bien sûr. Mais moi. » C'est cela qui est intéressant de constater que les événements du monde et partagés mondialement aujourd'hui quasiment en direct produisent une recentration sur l'égo. C'est sans doute pour cela que Pompéi connaît un tel succès. |
12 |
jeudi 2 mai 2024 | lundi 2 mai 2011 |
J'ai
eu aujourd'hui un patient particulièrement énervé. Pendant la plus
grande partie de la séance, il s'est insurgé contre le fait que le 1er
mai puisse être un dimanche. Il a étendu sa revendication à l'ensemble
des jours fériés en jurant contre la fait qu'ils puissent parfois être
un samedi ou un dimanche, qui sont déjà des jours chômés. En
conséquence, cela lui volait, ainsi qu'à tous les travailleurs, des
jours qui étaient donnés sans contrepartie aucune au patronat. Je l'ai laissé déballer son affaire. Il venait me voir parce qu'il avait écopé d'une sanction disciplinaire parce qu'il s'était énervé contre son supérieur hiérarchique du fait que cette année le 1er mai est un dimanche. D'un mot en est venu un autre et ils ont failli se battre... Cela a conduit mon patient devant le directeur général qui lui a donné un avertissement. Je lui ai fait remarquer qu'il y avait pourtant une fête qui était toujours en milieu de semaine et plus précisément un jeudi : l'Ascension. Il m'a regardée. Il m'a dit que ce n'était pas une fête. Nous allons donc chercher pour quoi celui que je nomme déjà Le patient en colère estime que le jour de l'Ascension n'est pas une fête. |
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dimanche 26 mai 2024 | jeudi 26 mai 2011 | C'est
bientôt la fin du mois et je n'ai pas eu assez de patients pour payer
mes charges, encore moins pour me payer moi-même. Cela commence à être
inquiétant. J'ai pris contact avec le psychiatre qui était dans
l'immeuble avant moi. Il m'a dit que les manosquins avaient l'illusion
d'aller bien et qu'ils ne voyaient donc pas la nécessité d'aller
consulter un psychiatre. Il paraît même, selon lui, que celles et ceux
qui vont mal quittent la ville pour tenter d'aller mieux ailleurs, ne
supportant plus de vivre dans une ville où tout le monde va bien. Je
n'en crois bien évidemment rien. Il projette. C'est d'ailleurs peut-être à cause de lui que les patients ne viennent pas. Quand on prend une boulangerie ou un bar, on peut écrire sur la devanture : changement de propriétaire. Je ne peux évidemment pas mettre aux fenêtres une banderole avec : changement de psychiatre. Par ailleurs, nous sommes interdits de publicité et de toute façon je n'aurais pas l'argent nécessaire pour payer une campagne. J'ai croisé le patient triste hier. Nous nous sommes salués. Je lui ai souri. Ce n'est pas interdit par la doctrine de sourire à ses anciens patients. |
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samedi 15 juin 2024 | mercredi 15 juin 2011 |
J'ai vu sur ma feuille de rendez-vous que celui que je nomme Le Patient triste
était inscrit pour 15 heures. Je vais, je crois, devoir aller revoir
mon superviseur, car j'ai bien senti que mon pouls s'accélérait et que
l'adrénaline se déchargeait dans mes veines. Je passerai évidemment sur
la métaphore du déchargement de l'adrénaline... Elle ne m'échappe
évidemment pas. Je crois que je vais devoir m'absenter cet après-midi. Je vais le faire appeler pour annuler le rendez-vous. Certes, ça ne m'arrange pas du tout financièrement. Je ne suis pas en mesure de refuser des patients. Surtout quand ils reviennent... Je dois l'envoyer voir quelqu'un d'autre sous n'importe quel prétexte. Je n'ai d'ailleurs pas à me justifier. Monsieur prend rendez-vous, Monsieur disparaît... Que croit-il ? Que je suis à sa disposition ? En fait oui. C'est une des bases du métier de médecin que d'être à la disposition du patient. C'est aussi une des bases du métier de psychiatre que de ne pas désirer ses patients. Je l'avoue ici, je désire cet homme et cet homme ne devrait pas pouvoir être mon patient. Ce serait une faute professionnelle. |
15 |
mardi 9 juillet 2024 | samedi 9 juillet 2011 |
Je
n'avais pas beaucoup de patients et j'en ai encore moins pendant les
vacances scolaires. Je devrais imaginer une offre estivale de séances
en faisant un prix si l'on en prend dix. Je ne crois cependant pas que
ce soit possible, ni même que ce soit dans l'intérêt du patient. Le Patient triste n'est pas venu à sa séance du 15 juin. Il a appelé pour reporter la séance. Il voulait venir en août, mais je lui ai dit que le cabinet était fermé. Je n'allais quand même pas reporter ou annuler mes congés pour lui. Cette dernière phrase vaut à elle seule une séance chez mon superviseur. D'une part, il n'y a aucune raison que je revendique ces congés auprès d'un patient qui n'en est d'ailleurs pas vraiment un. Revendiquer, c'est déjà créer du lien et c'est créer du lien en dehors du travail analytique. Et enfin, et surtout, je n'ai pas prévu de prendre des congés. Ou plutôt, je n'ai rien prévu pour les congés que je vais prendre parce que j'aurai fermé le cabinet. Vraiment, cet homme me trouble. Il ne faut plus que je le revoie et surtout pas que je le revoie comme patient. Mais, s'il n'était pas un patient, pourrais-je le revoir ? C'est pitoyable. |
16 |
vendredi 19 juillet 2024 | mardi 19 juillet 2011 | Aujourd'hui,
est venu me consulter un nouveau patient, de passage à Manosque. Il ne
me semblait pas particulièrement en détresse, ou, si j'en crois ce
qu'il me disait, plus en détresse qu'habituellement. Mais en fait, il
consultait un psychiatre comme on va chez le coiffeur quand on est en
vacances. On lui dit comment on est coiffé d'habitude et on lui demande
surtout de ne rien changer comme si l'on craignait de ne plus se
reconnaître ensuite dans le miroir. Lui, il avait tellement ritualisé ses séances d'analyse qu'il ne pouvait s'en passer. C'est quelque chose que l'on constate dans la cure et Freud lui-même ne l'ignorait pas. Il l'évoque dans Trois Essais sur la théorie sexuelle en 1905, si ma mémoire est bonne. Je n'ai pas repris Freud depuis longtemps. Je vais m'y remettre. Je me souviens cependant assez précisément de ce passage qui m'avait frappée lors de mes études, pour ce en quoi, en partie, il annonçait déjà les difficultés que je rencontre dans ma pratique. En tant qu'analyste, je suis et je ne suis pas l'objet du désir de mes patients. Et je dois rester précisément à cet endroit-là. Bref, ce touriste, libraire de son état, avait besoin de sa séance comme un junky en villégiature cherche un nouveau dealer. Je ne lui ai pas demandé comment il m'avait trouvée. Le bottin sans doute. Ou bien, j'étais la psychanalyste la plus proche de son hôtel. Lui n'était pas du tout triste. Au contraire, il riait pour un oui pour un non. Il est en fait très déprimé. |
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samedi 27 juillet 2024 | mercredi 27 juillet 2011 | C'est
déjà la fin du mois de juillet et pour moi, depuis l'enfance, c'est là
que commence la fin de l'été. Il n'y a pas d'autre saison qui puisse
mieux figurer que l'apogée n'est que l'annonce de la chute. Dans l'enfance, c'était souvent vers la fin du mois de juillet que l'on commençait à se préoccuper des fournitures scolaires et ce, jusque sur le lieu de villégiature, dans les librairies-papeteries de province ou les supermarchés, en sortie de ville. En été, les crayons de différentes couleurs, les cahiers, carnets et autres compas et règles semblent encore inoffensifs. Ils pourront parfois, au cœur de l'automne scolaire, raconter un peu des vacances, évoquer des souvenirs de baignades et de soleil brûlant. La cérémonie la plus épique était évidemment le choix du cartable, que l'on allait porter sur le dos comme une corvée que l'on donnerait aux enfants-bagnards. Les cartables proposés reprennent souvent les personnages des industries de la distraction, du divertissement et il semble ainsi paradoxal d'envoyer à l'école des enfants portant en bannière le symboles actifs de l'appauvrissement de leur imaginaire. Mais, le pire de cette fin de mois de juillet, c'était une injonction continuelle à jouir de l'été. Or, il n'y a rien de plus contraire à la jouissance que l'injonction. Petite, déjà, l'idée qu'il fallait profiter de la mer ou de la montagne, profiter du beau temps et des limonades en terrasse sous peine d'être à jamais bannie de l'univers merveilleux de la jouissance, cela me terrorisait et m'accablait. Je demandais à rester dans ma chambre, prétextant une fatigue, un mal de tête et je lisais ou bien même ne faisais rien du tout, allongée sur mon lit, attendant que ça passe. |
18 |
jeudi 8 août 2024 | lundi 8 août 2011 |
Je
suis allée hier à Ganagobie. C'est un lieu qui me fait toujours du bien
et il n'est qu'à une trentaine de kilomètres de Manosque. Il soigne. Il
m'est arrivé de dire à certains de mes patients que je voyais trop
stressés d'aller y faire un tour, d'y demeurer quelques jours s'ils le
pouvaient. Pas besoin d'être croyant pour cela. Je sais que je suis à
la limite de la déontologie, mais je prends toutes les précautions en
insistant bien sur le fait que mon conseil n'a rien à voir avec la
religion catholique. J'aime tout à Ganagobie. J'aime la montée dans la garrigue, l'arrivée sur le plateau, les sols de l'église pavés de galets agencés en mosaïque, le chemin jusqu'à la croix qui surplombe la vallée. J'aime même la boutique qui offre des produits plus subtils que ceux que l'on trouve d'ordinaire dans ce genre d'endroits. Mais, ce que j'aime surtout, c'est ce sentiment incroyable d'être dans un endroit à la fois isolé, terriblement sauvage et adopté par l'humanité depuis la préhistoire. En descendant, de l'autre côté de la route, j'ai aperçu l'ancienne ferme des Dominici. Je ne me rappelle pas l'affaire de cette famille anglaise assassinée sur le bord de la route et de ce patriarche accusé du meurtre dans des circonstances demeurées floues. Je me rappelle en revanche le film dans lequel Jean Gabin jouait le rôle de ce patriarche. Je ne sais pas pourquoi, mais quand je suis passée devant la maison, j'ai eu un frisson. Je ne crois pourtant pas aux fantômes. |
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19 |
dimanche 18 août 2024 | jeudi 18 août 2011 | Ce
mois d'août ne finira donc jamais... Je ne sais plus quoi faire et je
n'ai pas assez d'argent pour quitter la ville. Alors, je laisse le
cabinet ouvert, mais seulement le matin. Je pourrais certes aller
renforcer les urgences psychiatriques et j'ai signalé ma présence en
ville pendant l'été, mais personne ne m'a encore appelée. Personne ne
m'appellera sans doute. Pourtant, je vois bien que ce ne sont pas les
fous qui manquent dans cette ville l'été. Il y a tous ces jeunes avec
leurs chiens venus dans l'espoir d'un peu de soleil provençal et qui
font la manche un peu partout dans l'espoir de rassembler quelques
euros leur permettant d'acheter leur dose de rêve artificiel. Ils sont
pour sûr redevables d'une aide psychologique et de la prescription d'un
substitut pour les plus accrocs d'entre eux. Je ne vais cependant pas
aller les voir pour leur demander s'ils veulent que je les soigne. Je vais aller voir les lacs des gorges du Verdon. Je ne les connais pas encore. Je sais qu'ils sont en cette période couverts de touristes mais cela me fera du bien de voir des gens en vacances qui ne pensent pas avoir besoin de mes services... des gens qui se détendent, puisqu'ils croient se détendre et avoir laissé leurs névroses dans leur résidence principale. Je vais faire du canoë. Cela me fera du bien. Je lis dans Le Monde qu'il y a eu cinq morts dans un festival en Belgique après l'écroulement de tribunes frappées par l'orage. Ils auraient peut-être besoin de moi là-bas. Mais je ne vais pas aller en Belgique. Je pourrais peut-être me spécialiser dans la psychiatrie de crise, celle des cellules psychologiques lors des catastrophes. |
20 |
vendredi 30 août 2024 | mardi 30 août 2011 | J'ai
repeint mon cabinet et refait la décoration. Ce n'était pas vraiment
nécessaire, mais cela m'a donné l'impression de refaire un nouveau
départ. Je n'ai mis au mur que des reproductions de toiles abstraites,
et notamment un Rothko que j'aime particulièrement. Parfois, certains
patients s'attardent sur ce qui est accroché aux murs. J'ai retiré les
livres le lendemain du jour où un patient m'a demandé si j'avais lu
tous ces livres et si je pouvais lui prêter le livre qui traitait de
son cas particulier. Non seulement, il y avait un franc malentendu sur
le travail que nous avions engagé. Mais, en outre, je ne connais
personne qui a lu tous les livres de sa bibliothèque. Je n'ai donc pas
répondu à sa question et il n'est jamais revenu. J'admets que je n'ai aucune pratique commerciale. Mais, je n'ai pas fait toutes ces années d'étude pour avoir des pratiques commerciales. Quand je vois les pharmaciens d'officine qui font des promotions sur les huiles solaires, j'ai toujours un peu pitié. Fort heureusement, nous n'avons pas encore de rayon dans nos cabinets avec des antidépresseurs, des anxiolytiques et autres somnifères. Comme certains patients nous considèrent comme des distributeurs de petites pilules variées, cela pourra venir. Il faudra ajouter le Viagra. C'est très important pour la santé mentale des mâles. Mais je délire un peu. Ce doit être l'odeur de la peinture. J'ai plusieurs rendez-vous la semaine prochaine. Les affaires reprennent. |
21 |
jeudi 5 septembre 2024 | lundi 5 septembre 2011 |
Bon, cette fois-ci, le mois d'août est fini est j'ai eu six
patients dès cette première journée. J'en vois au moins quatre qui sont
en demande d'une thérapie un peu suivie dans le temps. Rien de grave,
mais juste quelques névroses bien enkystées et quelques troubles du
comportement qui sont gênants dans la vie quotidienne et qui ne
pourront, non traités, que le devenir davantage. J'ai tout de suite
annoncé que je ne privilégiais que très rarement les traitements
médicamenteux. La plupart soulagent, certes, mais ne soignent rien. J'ai vu que demain, le patient triste avait pris rendez-vous. Mon cœur s'est un peu accéléré et puis il a repris son rythme. En fait, tout cela m'a semblé loin. Et puis maintenant, j'ai une parade immédiate quand je ressens des émotions qui ne sont pas appropriées au moment où je les ressens. Je me transporte mentalement sur l'éperon rocheux au-dessus de Ganagobie et la bourrasque de vent, l'air piquant font que je reprends instantanément mes esprits. Mais, bon, je me demande ce qu'il a encore celui-là. Je ne suis pas si mal à Manosque. C'est la Provence. Je vais peut-être y rester si les patients commencent à trouver mon cabinet et si le bouche-à-oreille fonctionne un peu. J'ai déjeuné dimanche place de l'Hôtel de Ville. C'était bien. J'ai juste un peu regretté d'être, une fois de plus, seule. Je ne sais pas ce que je fais ou ce que j'ai pour repousser ainsi les hommes. Déjà qu'une psy, ça leur fait peur... Je vais en parler à mon superviseur. Il faut que je le revoie, surtout si le Patient triste recommence à me consulter. |
22 |
mardi 17 septembre 2024 | samedi 17 septembre 2011 | J'ai
revu deux fois mon superviseur. Il m'a donné un conseil étrange. Ou
plutôt, il m'a donné deux conseils étranges. Le premier conseil est de
quitter Manosque et d'ouvrir un cabinet à Forcalquier pour être plus
près de Ganagobie, puisque ce lieu semble me faire du bien. Il m'a
expliqué que pour être psychiatres, nous pouvons aussi être sensibles
aux forces telluriques archaïques. Il y a peut-être à Manosque quelque
chose qui ne me convient pas. Peut-être que la Durance ne me convient
pas. Je trouve cela alambiqué. Je vais changer de superviseur. Surtout
que le second conseil est encore plus étrange. Il m'a dit de coucher
avec le patient triste. Effrayée, je lui ai demandé si je devais
coucher avec lui sur mon divan. Il m'a répondu qu'il me laissait à
l'écoute de mes fantasmes. Je n'aurais jamais cru pouvoir rougir
autant. Il a ajouté que l'hôtel serait plus confortable... et pourquoi
pas un hôtel à Forcalquier. Je vais faire mieux. Je vais donner rendez-vous au patient triste à Ganagobie et je vais lui dévoiler ma flamme. Nous nous tiendrons la main sur le rocher face à la vallée comme dans Titanic. Je crois que je ferais mieux de me prescrire des régulateurs de l'humeur. |
23 |
dimanche 29 septembre 2024 |
jeudi 29 septembre 2011 | Je
lui ai donné rendez-vous demain à Forcalquier, prétextant que je
déménageais mon cabinet et que je ne pouvais pas assurer la séance à
Manosque. Le rendez-vous est à 11h30. J'ai tout prévu comme une tueuse
en série. Je vais lui dire que nous ne pouvons continuer à travailler
ensemble et que la cure s'arrête là. Il sera environ midi. Je lui
proposerai, puisqu'il n'est plus mon patient, de l'inviter à déjeuner
sur la place principale de Forcalquier. J'imagine qu'il acceptera. S'il
n'accepte pas, l'histoire se terminera là. S'il accepte, nous irons
déjeuner et je lui parlerai de ce lieu magique qu'il doit absolument
découvrir. Il ne connaîtra pas le lieu. Je lui proposerai de laisser sa
voiture à Forcalquier et je l'emmènerai à Ganagobie. Je lui montrerai
au passage la ferme des Dominici. Là-haut, le ciel sera clair. Le monastère derrière nous enverra ses ondes puissantes sur nos corps si proches l'un de l'autre. Il me prendra la main. Nous repartirons à la fois rassasiés et impatients de nous trouver enfin. |
24 |
samedi 5 octobre 2024 | mercredi 5 octobre 2011 | J'ai
eu du mal à redescendre et pas seulement de Ganagobie sur cette route
en lacets si étroite qu'il est difficile et même impossible parfois de
croiser une autre voiture. Je vais essayer de marquer ici l'histoire telle que je crois m'en souvenir. Je n'en suis pas certaine. Il est venu à la consultation à Forcalquier. Il ne m'a pas laissé lui dire que je voulais arrêter la cure. Il s'est assis en face de moi et m'a dit qu'il avait des pulsions violentes et le fantasme de violer un homme. Il a ajouté qu'il pouvait aussi violer une femme, que pour lui, ce qui était important, c'était l'absence de consentement. Alors, même au tréfonds de ma déliquescence déontologique, la thérapeute a terrassé l'amoureuse écervelée. Je lui ai donc dit de continuer à parler. Il se passait quelque chose dans la cure. C'était peut-être le fait d'avoir dû faire ces kilomètres depuis Manosque, seul dans sa voiture. Cela avait fonctionné comme un sas et lui avait permis d'avoir le courage, le déclic de parler de ce pourquoi il venait me voir. Je ne crois pas qu'il y ait un risque qu'il passe à l'acte. Il n'est jamais passé à l'acte. Mais, ce qui le ronge et qui l'empêche d'avoir toute relation sexuelle consentie c'est qu'il ne peut être excité que par une relation sexuelle non consentie. Or, il ne peut moralement consentir à une relation non consentie. Je lui ai donc dit de revenir la semaine prochaine, c'est-à-dire demain. Je ne suis plus amoureuse du patient triste. Je crois d'ailleurs qu'il avait interrompu sa cure parce qu'il sentait ou pressentait que j'étais par avance consentante. C'était une faute professionnelle. La thérapeute ou le thérapeute ne doivent jamais consentir. Je suis ensuite allée seule à Ganagobie. |
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dimanche 13 octobre 2024 | jeudi 13 octobre 2011 | Ce
sont les risques du métier, mais cela ne m'était jamais arrivé. J'ai
souvent craint que mes patients suicidaires ne passent à l'acte et je
leur ai toujours donné mon numéro de téléphone en leur demandant de
m'appeler à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, même le
weekend, si la pulsion suicidaire se faisait impérieuse. J'ai eu
quelques appels. Peu, en fait, au regard du nombre de patientes et de
patients que j'ai eus depuis que je suis psychiatre. Mais, il ne s'agit pas d'un suicide mais d'une tentative de viol. Il semble bien que le patient triste soit passé à l'acte. Il n'a pas réussi, fort heureusement. Mais, il a été confondu et arrêté. Stupidement, pour se défendre, il me charge et son avocat, qui est une avocate, est aussi stupide que lui. Il affirme qu'il m'avait dit que cela pouvait arriver et que je n'avais rien fait d'autre que de lui fixer un rendez-vous pour la semaine d'après. Mais il affirme aussi qu'il avait le projet de tuer sa victime et ce, à l'endroit-même où la famille Drummond a été assassinée lors de la célèbre affaire dite Dominici. Et il affirme que c'est grâce à moi qu'il a connu cet endroit. Je vais être interrogée par la police. J'y vais tout à l'heure et il y aura sans doute un passage devant le juge. Les faits sont suffisamment graves, car, même s'il n'a pas réussi à violer la femme, il l'a violemment frappée. Parfois, je ne me souviens plus pourquoi je n'ai pas choisi une autre spécialité en faculté de médecine. |
26 |
mardi 29 octobre 2024 | samedi 29 octobre 2011 | Je ne suis pas mise en examen, mais je serai entendue en tant que témoin assistée. C'est juste le niveau en dessous. En faculté de médecine, on a quelques cours de droit, notamment sur le secret médical. Assez souvent, je les ai séchés, me contentant d'apprendre par cœur les quelques phrases à savoir pour l'examen. En fait, c'est assez complexe, car la disposition du code pénal veut surtout protéger le patient contre les atteintes au secret médical. L'article législatif qui le définit, le 226-13, est d'ailleurs dans le Titre II relatif aux atteintes à la personne humaine, dans le Livre consacré aux crimes et délits contre les personnes. Bien sûr, le secret médical connaît des exceptions, mais elles sont en nombre limité. Et, comme toujours, il y a des zones grises. Le médecin, par exemple, doit signaler au préfet le caractère dangereux d'une personne dont il sait qu'elle détient une arme ou qu'elle a l'intention de détenir une arme. Sauf à considérer que le pénis est une arme potentielle, je ne vois pas pourquoi j'aurais signalé au préfet que le patient triste a un pénis. D'ailleurs, c'est seulement une supposition, car, je n'ai pas eu à en connaître. C'est sans doute pourquoi je suis citée par l'accusation en tant que témoin assisté. Mais, je n'ai rien à dire. D'ailleurs, même au-delà de la situation juridique, rien n'indiquait que mon patient était susceptible de passer à l'acte. Mais je me serais bien passée de toute cette histoire. |
27 |
mardi 12 novembre 2024 | samedi 12 novembre 2011 |
Je suis entendue lundi. Le patient triste aura réussi à me rendre triste. Je ne sais pas si une psychiatre a le droit de considérer qu'elle a raté sa vie, qu'elle est mauvaise dans son boulot et que sa vie sentimentale et sexuelle, ensemble ou séparément, est un désastre. Je ne sais pas si j'ai le droit, mais je le pense parfois. Les outils d'analyse que j'ai acquis pendant mes études et dans ma pratique ne me servent alors à rien et je me mettrais bien volontiers à la poubelle. J'ai même fait ce rêve incroyablement naïf dans lequel le patient triste me chiffonnait comme une feuille de papier, en commençant par la poitrine avant de me jeter dans un panier de basket. Sur cela, au réveil, je n'ai pas pu m'empêcher de faire une interprétation. Le panier plutôt que la poubelle, c'est plutôt intéressant. Je pense que je me trouve un peu trop ronde en ce moment. Mais l'interprétation n'a pas tenu. Il faudrait que j'en parle à mon superviseur. Je me demande comment je vais m'habiller. Si je m'habille comme une psy, je vais les énerver mais si je ne m'habille pas comme une psy, ils vont penser que je ne suis pas sérieuse. De toutes les façons, je pars avec un handicap. En fait, les gens n'aiment pas les psychiatres et autres psychologues. Ils sont prêts à leur accorder tous les vices en commençant par celui du charlatanisme. |
28 |
lundi 18 novembre 2024 | vendredi 18 novembre 2011 | Il
me faut du temps pour digérer cette audience. Les personnes qui
m'interrogeaient, pour des raisons qui leur sont propres, semblaient
détester les psychiatres. Un collègue m'a assuré que c'était fréquent
aussi bien chez les policiers que chez les magistrats. Le psychiatre
explique, ou peut expliquer, que l'esprit humain est complexe et que la
définition de la culpabilité ou de l'innocence, si elle relève de
faits, relève aussi de rapports souvent subtils entre les différentes
strates psychiques qui composent la personne mise en cause. C'est
particulièrement frappant, si j'ose cette expression triviale, pour les
homicides. Il s'agit, une fois le coupable identifié, de déterminer
s'il avait l'intention ou non de donner la mort. Mais, il y a parfois,
souvent même, des homicides involontaires qui sont des actes manqués.
Dès lors, quelle est la part de la conscience dans cette
intention ? Cela mérite que l'on s'y arrête mais le plus souvent,
on ne s'y arrête pas. Cela joue aussi dans l'autre sens. Un meurtrier
avéré peut être pris dans sa névrose au point de donner la mort. Ainsi,
il n'y a pas d'un côté les psychotiques, de l'autre, les gens normaux.
Et cela, l'institution policière et judiciaire ne peut l'entendre car
cela la mettrait trop à mal. C'est pourquoi j'ai toujours refusé
d'effectuer des expertises psychiatriques. Je suis incapable d'attester
que quelqu'un est coupable ou qu'il est innocent. Bien sûr, lors de cette audition, je n'ai pas expliqué cela. J'ai attesté sur l'honneur que rien ne permettait au médecin que je suis de penser que le patient allait passer à l'acte. J'ai attesté aussi que je n'avais avec lui aucun lien autre que ceux de médecin à patient. Bien sûr, c'est vrai, mais ce journal est la trace que les mouvements du désir sont plus complexes et aléatoires que les faits. Heureusement, on ne condamne pas les gens sur leur fantasme, sauf bien sûr, s'ils se matérialisent d'une manière ou d'une autre. |
-29 |
vendredi 22 novembre 2024 | mardi 22 novembre 2011 | Je
me suis inscrite pour faire une retraite à Ganagobie. Elle commencera
lundi prochain. Je vais y rester deux semaines. J'ai besoin de penser à
autre chose. De toute façon, je ne suis pas en état de travailler. Je vais vendre le cabinet. Je vais quitter la ville. Je vais aller plus au nord. Ils manquent de médecin. Ils manquent donc aussi de médecins psychiatres. Même s'ils manquent d'abord de généralistes. On pense souvent que les médecins spécialistes peuvent aussi faire de la médecine générale. En théorie oui, mais en pratique c'est autre chose. Je ne crois pas que je serais aujourd'hui capable de faire de la médecine générale. Bien sûr, j'ai encore quelques restes en anatomie, mais je ne sais rien des maladies courantes. Surtout, un généraliste doit pouvoir faire preuve de pondération et ne pas envoyer tous ses patients faire faire des examens couteux et chronophages. En plus, il est vite repéré par la sécurité sociale. Non, je vais chercher à m'installer dans une ville au nord de la Loire ou sur la Loire même et je m'installerai comme médecin psychiatre. Je sais qu'un hypnotiseur aimerait m'acheter mon cabinet. J'espère qu'il ne va pas m'hypnotiser pour que j'accepte une offre en dessous du marché. Bon. Mon premier patient arrive bientôt. Je dois pouvoir l'entendre et ne pas le faire interner tout de suite. |
30 |
jeudi 28 novembre 2024 | lundi 28 novembre 2011 | Je
pars. Je n'emporte pas ce carnet. Je vais le cacher quelque part. S'il
y avait ici une perquisition pour me mettre en cause dans cette
histoire, ce carnet ne serait pas à mon avantage. Je n'emporte pas non plus mon ordinateur. Je vais fermer ce cabinet. Je vais quitter Manosque. Il faudra du temps pour que je revienne à cette profession et je n'y reviendrai peut-être pas. Je suis un peu perdue et j'espère que Ganagobie va me permettre de trouver un peu de discernement. Alors que mon travail est justement de permettre aux patients de retrouver le discernement, moi, je crois bien l'avoir perdu. Je ne vais pas attenter à ma vie. Je n'ai en fait que ma vie. Nous n'avons que notre vie. |
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