Diégèse | Les narratrices et les narrateurs | ||
Journal de Noëmie en 2013 - 43 jours - Noëmie vit et travaille à Sainte-Sévère-sur-Indre dans l'Indre. |
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vendredi 5 janvier 2024 |
samedi 5 janvier 2013 | Je
vais passer ma première nuit à Sainte-Sévère-sur-Indre. C'est
évidemment le moment des doutes. Et si je n'arrivais pas à mener ce
projet, même sous les auspices conjointes de George Sand et de Jacques
Tati ? L'équipe de repérage arrive lundi. Je vais me promener
demain
sans les attendre. Tout à l'heure, en arrivant par le nord, j'ai souri
en remarquant que le garagiste s'appelle Proust. C'est vraiment une
terre très littéraire ! Je vais prendre avec moi les Promenades autour d'un village de
Sand et me laisser aller à la sérendipité de la marche. Cela m'a
toujours réussi jusqu'à présent. Dans cette maison, le silence est une étreinte. |
2 |
mardi 9 janvier 2024 | mercredi 9 janvier 2013 | Si
Sainte-Sévère-sur-Indre est bien le village de Promenades autour d'un village
de George Sand, on se demande pourquoi la romancière a cru devoir ainsi
coder son récit. Il faudrait sans doute comprendre que l'Indre est la
Creuse, à
moins que je n'aie pas bien lu. Je dois avouer que la prose de notre
illustre autrice bien aimée m'ennuie un peu. Elle situe l'action de son
récit en juin 1857 et le narrateur se promène avec deux entomologistes
affublés de surnoms ridicules. Certes, Sand avait le goût des
cachotteries, jusques et même dans ces livres. Pourtant, comme toujours
avec la romancière, on trouve des pépites : « Il faut
arriver là au
soleil couchant : chaque chose a son heure pour être belle. »
Cette
seule phrase presqu'à la fin du premier chapitre rattrape sans
difficulté les vicissitudes assez insipides des trois protagonistes sur
les chemins berrichons. Ces quatre derniers jours, George Sand ne m'aura pas été d'un grand secours pour avancer dans mes repérages. Il faut que je me débrouille seule. J'ai déjà trouvé un lieu que j'aime particulièrement un peu au nord du bourg. Il s'agit du petit pont qui enjambe le ruisseau de la Taissonne. Je pense que je peux le garder pour une scène ou deux. |
3 |
jeudi 11 janvier 2024 | vendredi 11 janvier 2013 | Je
suis encore allée jusqu'à ce petit pont qui enjambe la
Taissonne, à quelques pas de sa confluence avec l'Indre. Je suis
descendue jusqu'à son eau limoneuse qui se mêle avec volupté avec celle
de la rivière à qui elle cède là son nom. Cela n'aura pas été bien long
de se nommer La Taissonne,
moins de quinze kilomètres, vers Préveranges dans le Cher. C'est un
bien joli nom. J'irai donc voir à quoi ressemble Préveranges et, en
plagiant un peu Sophie Calle dans les années 1980, je demanderai aux
habitants ou sont les anges prévenants. Je pense qu'il faut jouer une scène de rencontre qui se situera là, à la confluence des deux rivières, qui, juste là, se ressemblent beaucoup. Je pourrais imaginer faire se rencontrer A et B. La conversation s'engagerait ainsi, constant que les rivières se ressemblent comme les humains se ressemblent aussi. La route surplombe les deux rivières et je pense qu'elle a été construite sur une levée de terre qui est aussi une digue chargée de contenir les crues. Digues et crues regorgent d'imaginaire. |
4 |
mercredi 17 janvier 2024 | jeudi 17 janvier 2013 | J'ai
eu un
appel de la production. Le scénario a été modifié pour y intégrer un
couple homosexuel qui aspire au mariage. J'approuve. Quand je vois la
manifestation à Paris du weekend dernier, j'ai envie de pleurer. La Manif pour tous, avec ses
slogans orduriers, a rassemblé quand même près de 350 000
personnes... et encore, ils prétendent avoir été 800 000 et
engagent une sorte de polémique avec la Préfecture de police, sommée de
s'expliquer. On se demande pourquoi le sénateur Charon ne fait pas la
même chose quand il s'agit de manifestations syndicales. Mais, ce qui
m'agace le plus, c'est que je suis certaine que dans dix ou quinze ans,
quand le mariage homosexuel sera devenu banal ou presque banal, des
femmes et des hommes qui, aujourd'hui, le fustigent seront blanchi·e·s
et
affirmeront qu'on a le droit de changer d'avis. On a bien sûr le droit
de changer d'avis... On a aussi le droit de prendre acte qu'on s'est
douloureusement trompé et se retirer à jamais de la vie politique. La production, évoquant « un couple homosexuel » n'a pas précisé s'il s'agissait d'hommes ou de femmes. J'imagine que si ce n'est pas précisé, c'est qu'il s'agit d'hommes. Le sexisme se cache partout et même où il ne devrait pas avoir droit de cité. |
5 |
lundi 29 janvier 2024 | mardi 29 janvier 2013 | Je
lis dans Le Monde qu'Henri
Guaino a succédé à Christiane Taubira à la
tribune de l'Assemblée nationale pour pourfendre le mariage pour tous
et réclamer un référendum. Quel triste sire ! Et ces députés
d'opposition qui ont applaudi ce guignol à tout rompre ! Je vais
appeler
la production pour leur demander s'il ne peut pas y avoir un couple
homosexuel de femmes et un couple mixte dont l'homme engagerait une
transition de genre. Mais, je sais qu'ils vont refuser, trouvant que
cela pourrait nuire à la focalisation de l'intrigue. Surtout qu'ils
m'ont confirmé que le couple homosexuel qui se rencontrera au bord de
la Taissonne est un couple d'hommes, dont on doit voir au premier coup
d'œil qu'ils sont jeunes, mais majeurs. Je suppose que dans leur
imaginaire, il s'agit de deux jeunes hommes habitués du quartier
parisien du Marais qui se rencontrent en vacances par hasard. Soit. En tout cas, j'ai trouvé l'endroit. C'est déjà ça. Ce ne sera pas au bord de la Taissonne, mais sur les rives de l'étang de Rongères au nord de la commune. Il est aisé d'en faire le tour. Il y a de larges rives herbeuses. Cela m'a semblé bien tranquille. C'est simple, cet étang me semble avoir toutes les caractéristiques d'un lieu de drague. Je ne crois cependant pas que l'on puisse s'y baigner. C'est un étang piscicole. Peu importe. Imaginons que l'un des protagonistes soit un jeune pêcheur du coin quand l'autre arrivera sur un super VTT qui permettra d'engager la conversation. J'ai bien conscience que ça ressemblera au début d'un film porno, mais ce n'est pas moi qui ai choisi le scénario. |
6 |
dimanche 4 février 2024 | lundi 4 février 2013 | La
production a débarqué hier soir pour que je leur montre mes
repérages. Je les ai donc eu sur le dos toute la journée. J'avais un
peu honte. J'avais l'impression d'être la guide d'un safari pour des
touristes un peu benêts. Dans ce milieu, la façon la plus commune de
marquer son désintérêt pour quelque chose est de s'extasier. C'est une
sorte de comportement oxymorique
particulièrement agaçant hérité de la bourgeoisie bourgeoise. J'avais réservé au Relais du Facteur, qui est un restaurant simple qui dépayse par l'espèce de patchwork mobilier qu'il propose. Je l'ai choisi aussi parce qu'il y a de grandes tables. Dans la production cinématographique, on ne conçoit pas de pouvoir se déplacer à moins de dix. Leurs vans aux vitres fumées ont fait sensation. Les curieux attendaient que des stars descendent, voire des comédiens de Plus belle la vie en goguette dans le Berry. Mais, malheureusement, personne de connu n'est descendu. La petite troupe avait plutôt l'air hagard d'avoir dû se lever trop tôt. Mais bon. Mes repérages sont validés. Il faut maintenant que je trouve des figurants. Ils m'ont laissé le script. |
7 |
vendredi 16 février 2024 | samedi 16 février 2013 | Les
premières prises de vue commencent bientôt. J'ai prévu des scènes
d'intérieur. En effet, une bonne part de l'intrigue se situe à la fin
du printemps et en été. Or, la production l'aurait-elle oublié, à cette
époque de l'année, il y a des feuilles aux arbres et tout ne peut pas
se résoudre en post-production avec des armées de stagiaires
chargés de remettre des feuilles sur les arbres. Alors qu'à
l'intérieur, c'est plus facile, il suffit de quelques bons projecteurs
derrière les fenêtres, des persiennes un peu tirées et le tour est
joué. De toutes les façons, il y a beaucoup de scènes intimistes et
dont certaines sont même un peu dénudées, donc les persiennes seront
tirées. J'ai trouvé une maison à louer en plein milieu de la campagne. Il aurait été plus simple de l'acheter mais les propriétaires ne le voulaient pas. Il faut encore que je m'occupe de faire arriver de l'électricité en plus grande quantité. Vue l'installation actuelle, au premier projecteur tout va sauter. Jamais les assurances ne couvriront le risque électrique avec cette installation-là. J'ai hâte que cela commence. Je crains que cela commence. |
8 |
lundi 26 février 2024 | mardi 26 février 2013 | Dix
jours que je cherche un mode propre pour faire arriver de l'électricité
sur le lieu du tournage... et je crois que l'on va devoir se contenter
de groupes électrogènes. On en fait désormais de très puissants et
relativement silencieux. Il faut seulement que je trouve un voisin qui
accepte de me louer une parcelle pas trop loin pour les installer et
tirer des câbles jusqu'à la maison. Cela va certainement renchérir
cette ligne budgétaire mais il n'y a pas d'autres solutions. Surtout
que la maison est vraiment idéale, pas très loin du Pont amont où se
passeront quelques-unes des scènes extérieures. La chasse aux figurantes et aux figurants a déjà commencé. Je crois que j'ai trouvé la factrice. Elle a la cinquantaine usée, les cheveux courts et elle adore George Sand. Je pense que l'on pourra même lui donner un rôle parlant. Elle se débrouillera parfaitement bien. C'est plus compliqué pour le voisin désagréable. Quand je dis qu'il s'agit de jouer le rôle d'un voisin désagréable, personne n'accepte. Je soupçonne pourtant que parmi les personnes que j'ai approchées, certaines sont des voisines et des voisins désagréables et je soupçonne aussi que c'est précisément pour cette raison que personne n'a envie d'en jouer le rôle. |
9 |
mercredi 6 mars 2024 | mercredi 6 mars 2013 | J'ai
trouvé toutes mes figurantes et tous mes figurants. Je suis super
contente. Il y a notamment une petite mamie toute rondouillarde qui va
cartonner. J'en suis certaine. On devra peut-être la couper au montage
pour qu'elle n'éclipse pas les seconds rôles. Ce n'est jamais arrivé
sur un de mes tournages, mais il paraît que c'est déjà arrivé. Je n'ai
pas d'exemple précis en tête. J'ai hâte que le printemps arrive. Ce n'est pas que je m'ennuie, mais l'intérêt de la campagne est de pouvoir s'y promener. Quand il fait mauvais, cet intérêt baisse rapidement. Hugo Chavez est mort. En voilà un qui avait un physique de figurant et qui a pris la première place dans les imaginaires. Les obsèques auront lieu vendredi mais le peuple se prépare déjà aux funérailles. Quelles seront les funérailles qui rassembleront le peuple français. J'aurais bien du mal à le prédire... |
10 |
mardi 12 mars 2024 | mardi 12 mars 2013 | Je suis une enfant ou bien alors, je me prends pour Françoise Sagan, ce qui est plus inquiétant. Je suis allée hier à La Châtre pour voir si j'allais proposer ou non d'inclure le château dans le plan de tournage. C'est dans ce château que se trouve le musée George Sand. Je pense d'ailleurs que si l'on tourne là, ce sera dans le musée. J'ai donc pris ma voiture, qui n'a rien d'extraordinaire si ce n'est que sous son habit banal se cache un puissant moteur. C'est même le plus puissant de la gamme. Je m'amuse beaucoup avec cette voiture qui a des accélérations folles. Et, la route entre Pouligny et La Châtre est droite comme ne sont droites les routes que dans le nord de la France. On n'imagine même pas qu'une route puisse être aussi droite dans le Berry. J'avais été sage pour aller à La Châtre, mais, en revenant, la route était si droite et la circulation si clairsemée que c'était trop tentant. La machine a bondi, comme on lit dans les bandes dessinées. Je n'oserai pas écrire ici le nombre que m'a donné, hélas, le gendarme qui m'a arrêtée à la hauteur du garage. Bref, je n'ai plus de permis. Et je n'aurai plus de permis avant longtemps. J'ai appelé la production pour qu'ils m'envoient un stagiaire avec un permis de conduire. Je leur ai aussi demandé de m'envoyer une voiture. J'espère qu'ils m'enverront une voiture et un stagiaire assortis. J'aime les voitures de sport. |
11 |
jeudi 28 mars 2024 | jeudi 28 mars 2013 | Le
stagiaire est arrivé et j'avoue que je suis moins déçue par lui que par
la voiture, qui est une berline que l'on dirait
comme bridée, qui s'essouffle à la moindre côte. Heureusement que nous
tournons dans le Berry et pas dans les Alpes. Les côtes berrichonnes
peuvent être rudes, mais surtout à vélo. Pour voir comment il
conduisait, nous sommes allés à Châteauroux. Il
respecte évidemment les limitations de vitesse avec une telle rigueur
que cela devient agaçant. Mais c'est le jeu. Je dois l'accepter. La
production a accepté de payer l'amende à la condition que je n'invite
pas
Julien à faire des bêtises... en conduisant. Le stagiaire s'appelle donc Julien. Il ne veut pas spécialement travailler dans le cinéma, ou plutôt de façon particulière. Il a fait une école d'art à Tours et il s'est spécialisé dans la restauration des œuvres contemporaines. Mais son travail artistique tourne autour du trompe l'œil dont il dit qu'il voudrait le réinterpréter de manière plus contemporaine. Julien est sympathique, courtois, discret et joli garçon. Je ne croyais pas que la production tenait autant à moi pour me faire plaisir ainsi. |
12 |
mardi 9 avril 2024 | mardi 9 avril 2013 | Le
tournage commence demain et j'avoue ici que j'en suis comme soulagée.
La solitude à deux avec Julien commençait à me peser vraiment. Je n'ai jamais été jusqu'à présent attirée par les hommes plus jeunes que moi. La question ne s'est vraiment jamais posée jusqu'à peu. Quand on est jeune ou quand on se sent jeune, la question de l'âge des partenaires ne compte pas. Quand on on a vingt-cinq ans, les partenaires peuvent avoir trente ans que l'on trouve que c'est vraiment vieux quand le partenaire qui en aura vingt sera de la même génération. C'est quand on approche la cinquantaine que les choses changent. On a potentiellement un vivier disponible de deux générations. C'est énorme. Mais on a cinquante ans et le ménopause pointe souvent son nez. C'est sans doute pour cela que la publicité a inventé la mode de la « cougar » pour les femmes ou du « sugar daddy » pour les hommes. Il y a toujours eu je pense des couples avec des différences d'âge importantes... mais de là en faire un phénomène de société... Bon, j'arrête ma sociologie de bazar. Julien me plaît. Il me plaît trop et ça me déconcentre. Et je ne veux pas être « la nana qui se tape les stagiaires ». Même si dans le cinéma, ce sont plutôt les mecs qui se servent dans le vivier des stagiaires, des starlettes, des actrices et des assistantes. Mais de cela, la grande famille du cinéma n'aime pas parler et n'en parle d'ailleurs pas. Je suis certaines qu'avant une dizaine d'années, une bonne grosse affaire dévoilera ce qui je crois est une forme de système et de système mondial. Il est admis que « dans le cinéma, on baise » et que si l'on ne « couche pas », on n'arrive à rien. J'espère que personne n'a mis de pareilles conneries dans la tête de mon jeune Julien qui ne veut d'ailleurs pas faire carrière dans le cinéma. Cela dit, ce n'est pas très différent dans le monde de l'art. |
13 |
mercredi 17 avril 2024 | mercredi 17 avril 2013 | Le
tournage va faire une pause. Il manque une des actrices principales.
Elle a attrapé une sorte de grippe. Elle tousse tout le temps et ne
peut pas jouer, même des scènes muettes. Le monteur nous a proposé de
ne pas continuer. Cela multiplierait ensuite, selon lui, les risques de
faux raccords. Je vais rentrer à Paris, cela me fera du bien. Je ne
sais pas ce que va faire Julien et ça m'est un peu égal. En fait, cela
ne m'est pas du tout égal. Pourquoi mentir, surtout dans un journal
supposé être intime. J'ai fini par lui demander s'il avait une copine et il m'a répondu de manière évasive. Quand les mecs répondent ainsi de manière évasive, soit, ils ont une copine mais ils pourraient la tromper, soit ils n'ont pas de copine mais ils ne veulent pas dire qu'ils sont libres pour ne pas donner de faux espoirs, soit il ne s'agit pas d'une copine mais d'un copain. Après tout, peut-être que Julien aime les garçons. Il aurait bien le droit. Cela dit, je n'ai rien remarqué quand nous sommes ensemble. C'est un peu comme si Julien ne regardait ni les filles, ni les garçons. Mais je ne suis peut-être pas très fine observatrice. |
14 |
samedi 27 avril 2024 | samedi 27 avril 2013 |
Nous
sommes
de retour sur les lieux du crime, car il s'agit bien d'un film
construit autour d'une énigme policière. Cela me rappelle ce jeu des
années 1970 où il fallait deviner qui avait tué qui et dans quelle
pièce d'une maison. Je pense que cela s'appelait le Cluedo. Cela existe
peut-être toujours, s'il a résisté aux jeux vidéo. Tiens, je me
souviens que je voulais toujours être Mademoiselle Rose et jamais
Mademoiselle Pervenche. Au grand jamais je ne voulais être le colonel
Moutarde, qui de toute façon est toujours le suspect idéal, celui dont
le nom est d'ailleurs comme sorti du jeu pour entrer dans la langue
courante. Julien est revenu bronzé de je ne sais où. Il a ce type de peaux qui bronze au premier rayon de soleil. Je lui ai juste lancé un « Alors c'était bien les vacances ? » de circonstance et je lui ai demandé s'il pouvait prendre la voiture pour aller à la boulangerie et prendre les croissants commandés la veille pour l'accueil de l'équipe de tournage. Bon, ne le cachons pas : bronzé comme ça et en débardeur, il est vraiment craquant. Heureusement, que le tournage laisse peu de loisir, désormais. |
15 |
samedi 11 mai 2024 | samedi 11 mai 2013 |
Je
n'en peux plus. Le comédien qui joue le rôle principal et dont je
tairai le nom ici de crainte d'un procès est un porc et je dirais même
un gros porc. Il a jeté son dévolu sur tout ce qui a moins de trente
ans sur le tournage et il n'est que mains baladeuses, allusions
graveleuses. Peu importe d'ailleurs le genre de ses proies. Il suffit
qu'elles sentent la jeunesse. Bien sûr Julien fait partie du lot. Je
dirais même qu'il est tout particulièrement ciblé. Je crois bien que
tout ce qui me plaît chez ce jeune homme est aussi ce qui plaît à ce
gros dégueulasse. C'est assez terrible de voir la discrétion et la
timidité de Julien mises ainsi à rude épreuve. Je vois bien qu'il n'ose
pas le remettre en place. Cet acteur est connu pour ça dans le milieu
et personne ne dit rien. C'est un peu comme DSK il y a deux ans. Si
l'affaire ne s'était pas déroulée aux USA, personne n'aurait rien dit.
Dans le cinéma c'est pareil et ce n'est pas près de sortir ni de finir.
C'est une véritable omerta. La première qui parle est morte, quelle que
soit sa place dans la chaîne de production ou de diffusion. On savait
bien sûr que Cannes est un bordel. Mais parfois, on ne paye pas et on
est plus proche du viol que d'autre chose. Mon pauvre Julien. Je le soutiens parfois du regard et je me débrouille pour ne jamais le laisser seul avec cette ordure. |
16 |
jeudi 20 juin 2024 | jeudi 20 juin 2013 |
Je
n'ai pas réussi avant ce soir à revenir vers ce carnet. Je n'arrivais
pas à écrire. Je n'arrivais plus à écrire ce qui se passait. Je
n'arrivais plus à écrire ce qui s'était passé. Le tournage est interrompu depuis dix jours. C'est une catastrophe sur tous les plans. Toutes les lignes budgétaires explosent. On a dû mettre tous les intermittents au chômage, mais beaucoup avaient d'autres engagement prévus ensuite. Donc pour ceux qui ont leurs heures, il n'est pas du tout certain qu'ils reviennent, surtout les techniciens. Et même certains comédiens. Il va falloir que la production se fasse persuasive et donc paye. Mais qui voudra voir ce qui se tourne ici pour d'autres raisons que la curiosité de voir le théâtre d'un fait divers qui a fait les gros titres. Julien comme les autres est parti et je suis seule dans cette maison louée pour un film qui ne se fera peut-être pas. Je relis ce que j'écrivais en janvier en arrivant à Saint-Sévère : dans cette maison, la solitude est une étreinte. En fait, dans cette maison-ci, l'étreinte est devenue une solitude. |
17 |
mercredi 26 juin 2024 | mercredi 26 juin 2013 | Cela
faisait plusieurs soirs que nous plaisantions entre nous sur le jeu de
Cluedo en nous prédisant un crime dans une des chambres un soir. Quand
il n'était pas là, nous appelions l'affreux harceleur le colonel
Moutarde. Nous ne pouvions prédire avoir alors qu'il y aurait bien un
crime, que le colonel Moutarde n'en serait ni la victime ni l'auteur. Il n'en est pas l'auteur parce qu'il n'était pas là, appelé à Paris pour une émission de télévision en direct de « prévente » du film, qui ne doit sortir pourtant que dans un an. Mais les arcanes de la communication sont ainsi : il faut saturer l'espace médiatique. Pour la même raison, peut-être, n'en est-il pas la victime. La victime est un jeune accessoiriste de vingt-deux ans retrouvé mort par strangulation dans une des chambres du grenier. La gendarmerie a fermé la pièce après avoir relevé tous les indices. Toute l'équipe ne sera autorisée à revenir qu'après l'exploitation de ces indices. Bien sûr, les médias, d'abord locaux et puis nationaux et internationaux se sont emparé de l'affaire. Il a fallu que j'embauche de la sécurité pour empêcher l'entrée dans le parc des curieux. Mais je les vois passer sur la route. C'est devenu l'attraction locale. |
18 |
vendredi 28 juin 2024 | vendredi 28 juin 2013 | J'avoue
que je ne sais rien ou presque du jeune accessoiriste retrouvé mort. Il
s'appelait Igor et le matin, quand il sortait de sa chambre mal
réveillé, l'équipe s'amusait à l'appeler « Igor Hagard »,
enchaînant les calembours et notamment « Gare à Igor
Hagard ! ». Il avait avoué qu'il venait du nord, de Bapaume
exactement.
Il était donc aussi souvent « Igor du nord ». C'était un
enfant, de ces enfants dont la racine des cheveux, qu'il avait très
drus, prend très bas sur le front. Igor n'aimait rien que la lecture et quand tout le monde était sur la terrasse, le soir, à boire et à fumer - et pas seulement des cigarettes - il était à l'écart avec un livre ; si l'ambiance se faisait trop bruyante, l'empêchant certainement de se concentrer pour lire, il s'éloignait et montait dans sa chambre. Je ne sais pas ce que lisait Igor. On a retrouvé dans sa chambre « Cent ans de solitude », ce qui n'est pas une mauvaise lecture pour un jeune homme. C'est amusant de penser que « Cent ans de solitude » a failli s'intituler « La Grande Maison ». Il aurait pu être proche de Julien. Les deux hommes étaient de la même génération et à maints égards pouvaient se ressembler. Mais les jeunes ne se ressemblent que dans l'esprit de celles et de ceux qui ne le sont plus. Les deux hommes paraissaient entretenir des relations de travail cordiales mais n'avaient pas développé de complicité particulière. Je vais demander à la gendarmerie si quelqu'un de l'équipe peut revenir. C'est lugubre ici et le soir, parfois, j'ai peur. |
19 |
jeudi 4 juillet 2024 | jeudi 4 juillet 2013 |
Personne
de l'équipe n'a pu revenir, mais les curieux sont moins
nombreux. J'ai quitté la maison, la laissant sous bonne garde. Je n'ai
pas quitté Saint-Sévère-sur-Indre, me tenant à la disposition de la
gendarmerie, s'il fallait faire d'autres vérifications. Il semblerait
que l'enquête piétine et que les analyses effectuées par la police
scientifique n'ont pas donné grand chose. Il y a eu un moment bien pénible hier. Les parents d'Igor sont venus de Bapaume pour voir la maison où leur fils est mort. Je les ai accompagnés mais ils n'ont pas pu entrer dans la chambre qu'il occupait, qui est mise sous scellés. Quand ils ont annoncé leur venue, j'ai imaginé un couple modeste du nord de la France, un peu gros et mal habillés. Je me trompais. Ils ont la cinquantaine bien conservée. Le père porte des tatouages assez incroyables sur les avant-bras et la mère dans le cou. Elle a les cheveux teints au henné quand le père est blond peroxydé.avec une crête sur la tête. Nous avons pris un café. Ils étaient calmes et tristes. Ils m'ont dit qu'Igor n'aurait sans doute pas aimé qu'ils viennent ici. Il était très différent d'eux, qui avaient toujours été un peu punk. Ils aimaient le plaisanter sur ses habitudes sages, ses lectures incessantes depuis son plus jeune âge. Le père s'est mis à pleurer et la mère est alors sortie comme si elle n'en pouvait plus de cet homme pleurnichard. La scène était intéressante parce qu'elle était réelle. Dans un film, elle n'aurait justement pas été considérée comme plausible. Ils sont repartis à Bapaume. |
20 |
lundi 8 juillet 2024 | lundi 8 juillet 2013 | J'ai
repris les promenades dans la campagne. L'enquête piétine.
Le tournage ne peut pas reprendre mais la production ne se résout pas à
perdre tout ce qu'elle y a investi. Alors, je n'ai rien à faire sinon à
me tenir à la disposition, le cas échéant, de la gendarmerie. Vendredi dernier, j'ai justement été interrogée par un officier sur mes relations avec Julien. Je leur ai raconté la vérité, à savoir l'excès de vitesse et le retrait du permis de conduire, l'envoi de Julien par la production. Il m'a demandé si nous avions une relation extra professionnelle. J'ai assuré que non, mais l'officier m'a regardée d'un air suffisamment narquois pour que je rougisse. J'ai fini par avouer que si je trouvais le jeune homme séduisant, il ne s'était pourtant rien passé entre nous. Alors, il a eu une phrase terrible sur les pratiques libérées dans le cinéma. Visiblement, ça l'excitait. Je lui ai dit que c'était surtout beaucoup de travail, un tournage, et que les coucheries n'étaient pas conseillées dans le cadre professionnel. Et c'est là que j'ai appris qu'une accessoiriste avait porté plainte au motif de harcèlement sexuel et d'agression. Je n'en savais évidemment rien. Il y aurait donc une affaire dans l'affaire, à moins que ce ne soit la même affaire. L'officier n'a pas voulu me révéler contre qui la plainte avait été déposée. |
21 |
samedi 20 juillet 2024 | samedi 20 juillet 2013 | Je
n'en peux plus. C'est le pire été de ma vie et j'espère bien que cela
le restera. Je veux dire que j'espère bien qu'il n'y aura pas dans ma
vie encore pire été que celui-ci. Il n'y a toujours pas de coupable dans l'affaire, au point où l'on viendrait à se demander si ce n'est pas un suicide maquillé en crime ; ce qui serait quand même le comble. En même temps, sur un tournage, qui est la mise en scène du faux qui ressemble au vrai, tout est possible, sauf qu'il y a une chose certaine, c'est que ce pauvre garçon est bien mort. Il y aurait une possibilité que ce soit un suicide, si l'on y réfléchit. Comme on l'a retrouvé avec une cordelette autour du cou et comme ce même cou portait des traces évidentes de strangulation, on en a conclu qu'il était mort de strangulation. Pour autant, si l'on admet que le garçon était suicidaire et accessoiriste, il aurait pu tout aussi bien s'étrangler lui-même, suffisamment fort pour que cela laisse des marques et prendre ensuite des médicaments. En effet, s'étrangler soi-même jusqu'à ce que mort s'en suive semble peu plausible. Je ne sais pas si l'autopsie a recherché de ce côté, mais je vais me renseigner. Ce serait formidable. Le film reprendrait et je reverrais Julien. Certes, il reste la plainte de la jeune fille pour harcèlement sexuel. J'espère que ce n'est pas Julien le mis en cause. |
22 |
samedi 3 août 2024 | samedi 3 août 2013 |
J'avais
tout faux. Non seulement Julien n'était pour rien dans le harcèlement
sexuel qu'a subi la jeune femme qui a porté plainte, mais aucun homme
du tournage non plus. Elle était harcelée par une femme qui était
justement la cheffe-accessoiriste et qui abusait de sa position
hiérarchique pour l'abreuver de propos salaces assortis de mains
baladeuses présentées comme autant de plaisanteries. La main-baladeuse-plaisanterie est un classique. Ce qui est curieux, c'est qu'elle est transsexe et ne dit rien a priori d'une orientation sexuelle ou en tout cas d'une orientation sexuelle assumée. C'est plus fréquent cela dit chez les hommes dont les mains semblent vouées à toucher tout ce qui passe à leur portée. Bien sûr, les seins et les fesses des femmes sont les appâts les plus prisés, mais il arrive que ce soit aussi la braguette de leur camarade de jeu, qui fait mine de s'en offusquer en rigolant avant de faire la même chose à son voisin. Je pense que l'on arrivera un jour à l'édiction de règles déontologiques pour que cesse ce que considère être une forme de violence d'un autre temps. En attendant, j'ai obtenu que la cheffe-accessoiriste soit remplacée. Et ce n'a pas été facile. Mais, on est début août et l'on ne sait pas encore ce qui est arrivé au jeune homme retrouvé mort, mais, il semblerait que la cheffe-accessoiriste n'y soit pour rien. Si ça tarde encore et que les feuilles des arbres tombent, il faudra modifier l'ordre de tournage des scènes pour suivre le cours des saisons. Heureusement, il est prévu des scènes d'automne et d'hiver. Mais, ce n'est pas comme cela que c'était prévu. |
23 |
mercredi 7 août 2024 | mercredi 7 août 2013 | J'ai
enfin le droit de quitter Sainte-Sévère-sur-Indre. Il me
fallait en effet une double autorisation. Celle de la gendarmerie est
venue depuis longtemps. Je n'étais ni assignée à résidence, ni en garde
à vue. Rien ne s'opposait donc à ce que je puisse prendre le large.
Celle de la production a tardé. Ils ont fini par consentir à payer une
entreprise de gardiennage. Si cela continue à la rentrée, ce tournage
va être un des plus chers de l'histoire des séries télévisées
françaises. Je ne sais pas si dans notre cas, les assurances
fonctionnent ou non. Heureusement, les cachets ont été intégralement
réglés, ce qui permet aux artistes et aux techniciens intermittents de
toucher le chômage. Je n'ai toujours ni récupéré mon permis, ni récupéré Julien. Heureusement, je peux faire appel aux taxis du coin pour rejoindre la gare de Châteauroux. Cela me prend trois heures pour rejoindre Paris et je n'ai pas envie de rester à Paris. J'aurais voulu trouver une destination maritime depuis la gare d'Austerlitz, mais il n'y en a pas. Ce n'est pas grave, j'aime traverser le pont qui conduit à la gare de Lyon et de là vers le Sud, vers la Côte. J'ai trouvé un studio à louer sur la plage de Hyères. Je ne connais pas cette station. Je n'ai pas le droit de rencontrer les autres membres de l'équipe. Je ne peux donc pas proposer à Julien de venir avec moi. |
24 |
vendredi 9 août 2024 | vendredi 9 août 2013 | Je
me demande quand même si on a le droit de m'empêcher de rencontrer qui
je veux. Je ne suis pas mise en examen. Mais bon, je vais obéir. Je ne
voudrais pas brouiller les pistes. J'ai découvert quelque chose d'assez étonnant en cherchant les faits divers qui avaient pu se produire à Sainte-Sévère-sur-Indre : ce n'est pas la première fois qu'il y a une mort étrange dans la maison que j'avais louée pour le film. Dans les années 1950, elle était occupée par un médecin qui l'avait rachetée à un pharmacien. C'est le père du pharmacien qui l'avait fait construire. Or, un matin, on a retrouvé le fils du jardinier mort dans une des chambres. L'article de journal ne dit pas de quelle chambre il s'agissait. La mort du jeune homme ne semble pas avoir été jamais élucidée. Je sais bien que l'on est dans l'univers de George Sand, avec sa magie et ses sorciers et sorcières, mais il s'agit d'un univers littéraire. Dans la réalité, il n'y a pas de maison assassine ou de maison maudite, même quand elle doit servir de décor à une série télévisée. Quand je pense que TF1 diffuse la septième saison de Secret Story encore appelée La Maison des secrets, je souris... jaune. Au moins, dans l'émission de télé-réalité, aucun des protagonistes n'est mort.. à ce que j'en sais. Je vais regarder l'émission ce soir. C'est peut-être La Voix qui a tué notre accessoiriste introverti. |
25 |
mardi 13 août 2024 | mardi 13 août 2013 | J'ai
eu un appel téléphonique assez étrange de la mère du jeune
accessoiriste décédé et vraisemblablement assassiné. Elle voudrait me
rencontrer, mais pas à Paris. Elle voudrait que ce soit là-bas, à
Sainte-Sévère, dans la maison et même très exactement dans la chambre
où son fils est mort. Elle m'a donné rendez-vous après-demain, le jour
de l'Assomption a-t-elle précisé. J'ai un peu la trouille. Je lui ai
demandé si je pouvais être accompagnée et j'ai obtenu l'autorisation de
l'être, mais seulement par un membre de l'équipe de tournage. Je ne
vois pas à qui d'autre que Julien je pourrais demander une chose
pareille et pas seulement parce qu'il va me conduire en voiture. Nous
partons demain. J'ai prévenu la production. J'ai prétexté d'orages dans
la région et de matériel à mettre à l'abri. Je ne sais pas pourquoi j'ai accepté. Ma mère me disait souvent que ma curiosité me perdrait. Peut-être... Mais elle m'a aussi permis de faire tant de choses qu'il me semble l'avoir apprivoisée. Et dans le cas présent, que peut-il m'arriver dans une maison gardée jour et nuit, accompagnée d'un jeune gaillard face à une femme désespérée. J'ai quand même appelé la société de gardiennage pour dire qu'une femme se présenterait et qu'il fallait qu'elle montre tous ses bagages, même son sac-à-main. J'ai demandé s'il était possible de mettre un portique, mais ils ont rigolé. En revanche le garde sera équipé d'un équipement permettant de détecter des objets métalliques sans pratiquer une fouille au corps. Nous ne dormirons pas dans la maison. J'ai réservé un hôtel. J'ai réservé deux chambres. |
26 |
jeudi 15 août 2024 | jeudi 15 août 2013 | Nous
partons tout à l'heure à Sainte-Sévère. Rouler un 15 août, c'est
souvent idéal. C'est le creux des embouteillages. J'ai demandé à Julien
de réserver une voiture confortable et rapide, bref un haut-de-gamme.
J'ai appelé la production pour les prévenir que je devais retourner
là-bas d'urgence. C'est aussi l'avantage du 15 août, personne n'a posé
de question. Je pense d'ailleurs que la plupart de celles et ceux qui
auraient pu poser des questions étaient injoignables. Beaucoup devaient
être en Grèce. C'est la grande mode du monde du cinéma et de
l'audiovisuel que de louer des villas en Grèce et y aller en meute.
Bien évidemment, c'est souvent l'occasion d'excès de toutes sortes et
un jour ou l'autre ça tournera mal. Il y a déjà eu des affaires dans
lesquelles la police grecque ou les secours ont dû intervenir. Mais,
elles ne sont pas sorties dans la presse. On sait aussi faire ces
choses-là dans notre milieu. Je n'ai pas encore réussi à formuler d'hypothèses sur les raisons pour lesquelles la mère du jeune mort veut me voir là-bas. Je ne lui ai d'ailleurs pas demandé pourquoi elle s'adressait à moi plutôt qu'à quelqu'un d'autre. Il est vrai que cela m'a semblé naturel que ce soit moi. Je me vis un peu comme la gardienne des lieux. J'ai expliqué à Julien pourquoi nous retournions dans l'Indre. Il était un peu perplexe. Il pensait qu'il fallait prévenir la police. J'ai peiné à trouver des raisons pour justifier de ne pas le faire, la seule étant que la police n'accepterait jamais cela et que j'en ai très envie. On verra bien. |
27 |
lundi 19 août 2024 | lundi 19 août 2013 | Le
tournage ne reprendra pas. Peut-être que si j'écrivais ici ce qui s'est passé, le traumatisme en serait atténué. Mais je crois que je ne sais pas écrire encore ce qui s'est passé. Je ne me souviens d'ailleurs pas de tout. Je ne saurais pas décrire la chronologie des faits. Je ne vois pas la maison en flammes. Je ne vois que de la fumée. Je sens les bras de Julien autour de moi qui me soutiennent et nous arrivons au dehors du brouillard de fumée. Je ne me retourne pas sur la maison en flammes. J'essaye d'avancer avec Julien qui me soutient et je l'entends tousser. Je crois que nous avons perdu connaissance ensemble. J'ai envie de croire que nous avons perdu connaissance ensemble. Je suis au centre hospitalier de Châteauroux. Julien aussi. Nous avons été intoxiqués par la fumée produite par l'incendie de la maison louée pour le tournage. Ce serait un incendie criminel. La gendarmerie est venue m'interroger dès qu'elle a eu l'accord des médecins. Elle a aussi interrogé Julien séparément, sans doute pour vérifier que nos récits concordent. Nous avons pu ensuite nous parler au téléphone. Nous allons bientôt nous voir. Nous n'avons que de légères brûlures. Rien de grave. Mais les fumées étaient mauvaises. Les parents. Ce sont sans doute les parents qui ont mis le feu. Je ne sais pas comment ils ont pu le faire malgré les consignes que j'avais données à la société de gardiennage. Je n'arrive pas à imaginer ce qu'il y avait à détruire, là, par le feu. J'y verrai sans doute plus clair quand je serai sortie de l'hôpital et que je serai mieux capable de rétablir une chronologie qui se bouscule en moi. Je me blâme un peu de ne retenir que les bras de Julien autour de moi me serrant pour me garder en vie. |
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mardi 27 août 2024 | mardi 27 août 2013 | Je suis
sortie de l'hôpital hier. Je suis rentrée à Paris en train depuis
Châteauroux. Les médecins auraient préféré que l'on vienne me chercher
mais la production a décidé d'arrêter les frais. Plus de voiture et
plus de Julien. En outre, mon état de santé ne me permettait pas
d'avoir droit à un transport sanitaire. C'est plutôt rassurant mais
c'est moins pratique. Je vais plutôt bien, mais je suis très accablée. Cette histoire tourne au cauchemar. On m'a caché les premiers jours la réalité horrible. La maison a brûlé. La mère du jeune homme décédé est morte elle aussi dans les flammes. Mais, je croyais que c'était elle qui avait mis le feu. Or, les conclusions de la gendarmerie ne corroborent pas cette supposition. Les gendarmes affirment qu'une femme seule n'aurait pas pu déclencher simultanément autant de départs de feu. Même avec un complice, par exemple son mari, ce serait impossible. Il semblerait que le feu ait été déclenché par un dispositif très sophistiqué, un peu comme les artificiers des grands feux d'artifice savent monter et utiliser. Certes, c'est aussi une compétence que l'on trouve facilement dans le monde du cinéma. Mais, en fait, on trouve à peu près tout dans le monde du cinéma. Il s'agirait bien d'un incendie criminel, prémédité. Reste à savoir qui était visé... Était-ce la mère ou était-ce moi ? Ou bien étaient-ce nous deux, voire nous trois avec Julien ? Ou bien c'était la maison qu'il s'agissait de faire disparaître. Mais dans ce cas, pourquoi ? Elle a été fouillée de fond en comble au moment du crime supposé et rien n'avait été trouvé. Je n'ai eu aucune nouvelle de Julien depuis qu'il m'a sauvée des flammes. Il ne répond pas au téléphone. J'ai demandé aux gendarmes qui sont venus m'interroger s'ils savaient où il était. Ils m'ont affirmé n'en rien savoir. Je suis fatiguée. |
29 |
lundi 2 septembre 2024 | lundi 2 septembre 2013 |
La
réalité est parfois bien triste et décevante, bien que tragique. On
sait désormais qui a mis le feu à la maison du tournage. Et c'est une
sordide tentative d'escroquerie à l'assurance qui a causé la mort d'une
femme et qui, sans Julien, aurait bien pu causer la mort de deux
femmes. J'ai eu Julien au téléphone. Il est hospitalisé en psychiatrie,
car il se reproche de ne pas avoir pu sauver l'autre femme et d'avoir
dû choisir entre elle, qu'il ne connaissait pas et moi, qu'il
connaissait. C'est exactement le type de choix que l'on ne veut pas
avoir à faire dans la vie. Moi aussi je me sens coupable, car je
n'aurais pas dû céder à la demande de cette femme de me rencontrer. Le
père du jeune homme ne sait pas ce qu'elle voulait me dire. Ils vivent
séparés depuis la mort du jeune homme. Je m'aperçois au fil de ces pages que je ne parviens pas à écrire le nom du jeune mort. Il s'appelait Hector. Cela va maintenant être encore plus difficile d'élucider les raisons de la mort d'Hector, qui n'avait à ma connaissance tué aucun Patrocle et n'était l'ami intime d'aucun Achille. Ce qui est certain en tout cas, c'est que l'incendiaire va prendre cher. Très cher. J'ai eu un appel de la production qui me disait que le film ne reprendra pas avant le printemps prochain. Je suis donc au chômage. Certes, j'ai l'intermittence mais je déteste être au chômage. Je vais m'occuper de Julien et l'aider à sortir de l'hôpital. |
30 |
jeudi 12 septembre 2024 | jeudi 12 septembre 2013 | Je
me suis installée à Châteauroux depuis une dizaine de jours et je rends
visite à Julien aussi souvent que les médecins m'y autorisent. Je
trouve que peu à peu il sort de la forme de torpeur dans laquelle il
s'enfonçait, sans doute aussi à cause des médicaments qu'on lui
administre. C'est drôle, parce que mon désir pour lui s'est évanoui, comme s'il n'était pas compatible avec ces visites qui pour être aimantes n'en sont pas érotisées. Pourtant, il est très beau, pâle comme dans une toile italienne, avec ses cheveux bouclés qu'il mordille parfois quand il a envie de pleurer. Je l'observe longuement quand il dort et que je ne peux rien faire sinon attendre qu'il se réveille. Il est très beau quand il dort. Nous n'avons pas parlé de l'incendie. Nous parlons d'avant, de l'insouciance de sa jeunesse, de son amour des voitures. Il lui tarde de reprendre la course à pied. Je vais lui offrir de nouvelles chaussures. J'ai noté subrepticement quelle était sa taille. C'est vraiment un enfant et hier, l'infirmière m'a parlé de lui en le prenant pour mon fils. J'imaginais bien que cela finirait par arriver et cela n'a plus d'importance maintenant. Notre relation ne sera jamais que platonique. Mais ce n'est pas une relation filiale. |
31 |
mercredi 18 septembre 2024 | mercredi 18 septembre 2013 | Julien
sort demain de l'hôpital, mais il m'a demandé de ne pas venir le
chercher. Il est vrai que je n'ai pas de voiture. Ce n'est donc pas le
plus pratique. Mais il m'a dit qu'on allait venir le chercher. Il est
resté mystérieux et cela a bien sûr excité ma curiosité. Je ne vois pas
qui pourrait venir le chercher que je ne devrais pas voir ou qui ne
devrait pas me voir. En tout cas, ce ne sont pas ses parents, car je
connais bien maintenant ses parents. Nous nous sommes évidemment
croisés à l'hôpital, même s'ils venaient moins souvent que moi. Il est
vrai qu'ils n'habitent pas Châteauroux. Hier, j'ai pris un taxi jusqu'à Saint-Sévère-sur-Indre en demandant au chauffeur de faire un détour pour ne pas voir ma maison brulée. Mais, il m'a demandé si je ne voulais pas voir la maison brulée. J'ai failli descendre de voiture en marche. C'était une des ces journées de fin d'été qui ressemble à s'y méprendre à une belle journée de printemps. J'ai pris un café en terrasse. Les gens me regardaient avec un peu de curiosité. Je pense qu'ils me reconnaissaient comme ayant échappé aux flammes de la maison brulée. Je ne retournerai sans doute jamais à Sainte-Sévère-sur-Indre, sauf bien sûr si la police m'y oblige. Je ne vois pas bien quelle serait la raison d'une telle injonction. Il n'y a aucune reconstitution imaginable. Il n'y a plus rien qui puisse servir de décor à une reconstitution. |
32 |
mardi 24 septembre 2024 | mardi 24 septembre 2013 | La
production m'a appelée. Ils ont besoin de moi pour un nouveau tournage.
Je peux prendre avec moi un assistant ou une assistante. C'est en fait
le même film, mais, cette fois, il ne se passera pas à
Saint-Sévère-sur-Indre, mais au bord de la Méditerranée. Je dois me
rendre à Palavas-les-flots et trouver une maison. En riant, le producteur m'a demandé de trouver une maison ininflammable. Cela ne m'a pas vraiment fait rire. J'ai appelé Julien pour lui demander s'il voulait venir avec moi à Palavas-les-Flots, mais il m'a dit qu'il n'en avait pas le courage ni même la force. Je vais donc recruter une assistante. Les choses seront plus simples. Je ne me suis jamais connu de pulsions lesbiennes. Mais il faudra qu'elle ait son permis de conduire. La production m'a dit que je devrais en rabattre sur mes exigences financières et logistiques. Décidément, le cinéma n'est plus ce qu'il était. Je pars à Palavas demain. J'ai peur. |
33 |
jeudi 26 septembre 2024 | jeudi 26 septembre 2013 | L'essentiel
quand on cherche ou quand on fabrique un décor pour un film ou un
feuilleton, c'est qu'il ait l'air naturel. Même le vaisseau volant de Star Trek
devait avoir l'air naturel et, dans son genre, il avait l'air naturel.
Le problème avec Palavas, surtout fin septembre, c'est que tout semble
factice et que tout ressemble donc à un mauvais décor de cinéma. Mais ce n'est pas grave. Je vais trouver deux maisons moyennes au lieu d'une grande maison et je négocierai avec les propriétaires un loyer modique avec pour compensation une remise à neuf de leur bien, mobilier compris. Bien sûr, ils ne pourront pas choisir mais cela leur appartiendra et ils pourront tout revendre avec une coquette plus-value. C'est un quelque chose que l'on fait souvent. D'ailleurs, on refait en général deux fois. On plante le décor à l'arrivée et on refait après le tournage car celui-ci a nécessairement abîmé les lieux. On évite aussi d'avoir les propriétaires dans les pattes, avant, pendant et juste après. C'est ce que l'on aurait du promettre au propriétaire de Sainte-Sévère-sur-Indre. Même si ses motivations ne me semblent pas uniquement d'ordre financier. Mais je ne vais pas faire le travail de la police à sa place. On ne sait toujours pas comment est mort le jeune accessoiriste et même pas s'il a été assassiné ou non. Je ne sais pas si on le saura un jour. |
34 |
mercredi 2 octobre 2024 | mercredi 2 octobre 2013 |
Je suis fascinée par le Phare de la Méditerranée,
ancien château d'eau reconverti en phare, mais aussi en bar panoramique
et restaurant tournant. La notice publicitaire précise qu'il faut une
heure trente pour que le restaurant ait effectué une rotation de 306°,
ce qui laisse le temps de dîner sans attraper pour autant le tournis. Je me demande si nous pourrions y tourner une scène. Cela dit, ce qui est bien avec le cinéma, c'est que même si le restaurant ne tourne pas, on peut le faire tourner. Il suffit de mettre la caméra sur des rails. C'est le principe même du travelling. En fait non. Le monument est plus intéressant vu de l'extérieur. En effet, il est le principal repère qui vient casser l'urbanisme sans grand intérêt de la station balnéaire. Il est donc aussi le seul endroit de la ville dont on ne le voit pas. De toutes les manières, c'est la réalisateur qui choisira. Je signalerai seulement cette possibilité dans mes fiches. Je lis aussi qu'il y a des logements à l'intérieur, aux fenêtres en hublot. Cela serait déjà plus intéressant peut-être. Il y a aussi la chapelle de Notre-Dame-de-la-Route, toute ronde et inaugurée en 1961. C'est un théâtre l'hiver et une chapelle l'été. Je ne savais pas que la consécration des lieux de culte pouvait ainsi être alternative. Je n'ai toujours pas trouvé le lieu de tournage principal. Il me faudrait un assistant. |
35 |
mardi 8 octobre 2024 | mardi 8 octobre 2013 | Je
vais rentrer à Paris pendant une semaine. Je n'en peux plus de traîner
ma déprime à Palavas-les-Flots. Je n'aurai pas le droit d'avoir un
assistant ou une assistante. On m'a dit que l'on pouvait tout faire à
pied à Palavas, ce qui est vrai. Et c'est d'ailleurs ce que je fais. Je
marche des kilomètres et des kilomètres, ce qui me fait plus plus grand
bien. J'ai découvert avec un bonheur immense la cathédrale. Quand elle a été construite au 12e et 13e siècles, Maguelone était une île. Je m'imagine le concile d'Agde en 506 réunissant tous les évêques du royaume des Wisigoths. Voilà bien le sujet d'un film à costumes. C'était quand même une drôle d'idée de créer ainsi un évêché uniquement accessible par la mer. C'est quand même dommage que la première cathédrale, transformée en mosquée, ait été détruite par Charles Martel et ses troupes. J'y vais tous les jours. C'est ma promenade matinale. On va bien finir par m'interner. |
36 |
lundi 14 octobre 2024 | lundi 14 octobre 2013 | Je retourne demain à Palavas-les-Flots. Je ne sais pas bien
pourquoi, parce que je ne verrai certainement pas le tournage que je
suis supposée préparer. J'ai vu Julien avant-hier et ça a été très violent. Il m'a dit que selon lui, tout est de ma faute. Il a bien vu mon petit manège avec lui et il est bien content de ne pas avoir cédé. J'ai eu droit à d'autres détails sur les raisons pour lesquelles il n'aurait de toute façon pas cédé à mes avances, que je préfère taire, tellement ils sont blessants. Je lui ai quand même fait remarquer que je ne lui avais fait aucune avance. Il m'a dit que c'était équivalent parce que je l'avais sexualisé. J'avoue que je n'avais auparavant jamais rencontré cette expression dans ce sens. Elle est employée par les jeunes quand quelqu'un les considère comme une potentielle proie sexuelle. En gros, regarder avec insistance les seins d'une femme ou ses fesses, pour les hommes, ce sera le paquet ou aussi les fesses. Le problème, c'est quand-même que quand on regarde les fesses de quelqu'un, ce quelqu'un, normalement, ne s'en rend pas compte. Eh bien il paraît que si. Quand quelqu'un te sexualise, tu le sens. Dixit Julien. Je lui ai dit que j'étais désolée, que je ne me sentais pas responsable, mais que je pensais que ce n'était pas le moment d'en parler. Coup de grâce, il m'a demandé si c'était moi qui avais tué le jeune Hector parce qu'il était amoureux de lui. Ce garçon a vraiment des problèmes. |
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samedi 26 octobre 2024 | samedi 26 octobre 2013 | |
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vendredi premier novembre 2024 | vendredi premier novembre
2013 |
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lundi 25 novembre 2024 | lundi 25 novembre 2013 | |
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jeudi 5 décembre 2024 | jeudi 5 décembre 2013 |
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samedi 7 décembre 2024 | samedi 7 décembre 2013 | |
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mardi 17 décembre 2024 | mardi 17 décembre 2013 | |
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lundi 23 décembre 2024 | lundi 23 décembre 2013 | |