Diégèse Les narratrices et les narrateurs
Journal de Serge en 2018 - 35 jours -
Serge vit et travaille à Château-Chinon, Nevers et enfin Mende.











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mercredi 3 janvier 2024 mercredi 3 janvier 2018 Je me doutais bien que ma promotion était un cadeau empoisonné et que je devrais passer par un bizutage administratif. Je n'avais d'autre choix que d'accepter le poste à la sous-préfecture de Château-Chinon. Les collègues ont bien rigolé. Ils m'ont suggéré de m'engager en politique pour devenir maire puis président de la République. En attendant, je n'ai pas les moyens, comme François Mitterrand en son temps, de vivre à l'hôtel. J'espère que je vais trouver où me loger. Il n'y a que le sous-préfet qui a un logement de fonction... Mais ça ne devrait pas être trop difficile. Travailler à la sous-préfecture vaut passeport d'honorabilité. C'est déjà ça. Enfin, je l'espère car on ne peut pas dire que le parc immobilier de Château-Chinon (Ville) est très développé. Je vois la sous-préfète demain. Je lui demanderai si elle a des pistes pour trouver un logement. C'est son premier poste en sous-préfecture. Elle vient de la PJJ1. J'imagine que ça va la changer.




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mercredi 31 janvier 2024 mercredi 31 janvier 2018 Si François Mitterrand n'avait pas été le maire de Château-Chinon, je me demande si la ville serait restée une sous-préfecture. Avec moins de deux mille habitants, elle est dans le peloton de queue avec Largentière, en Ardèche et Montreuil-sur-Mer dans le Pas-de-Calais. Largentière est la 53e commune de l'Ardèche en nombre d'habitants, Montreuil-sur-Mer la 158e. Quant à Château-Chinon, elle tient le 17e rang du département de la Nièvre.

Dimanche dernier, je suis monté à pied au panorama du Calvaire qui culmine quand même à 609 mètres. Je ne sais pas si Monsieur le Maire s'y entraînait avant ses virées à Solutré. Si l'on prend au plus court, ce n'est qu'à 700 mètres de la sous-préfecture. Ce n'est pas le trekking de l'année. De toute façon, je dois reprendre l'entraînement. L'immobilité forcée après mon accident a fait fondre mes muscles. Et j'ai le souffle court. L'objectif serait de pouvoir y monter en courant à la fin du mois de février.




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vendredi 2 février 2024 vendredi 2 février 2018 Que vais-je faire de ce weekend  ? Je pense qu'il serait préférable que je ne reste pas à Château-Chinon. Je ne vais pas retourner au panorama. Je vais aller à Vézelay, qui n'est qu'à un peu plus d'une heure en voiture, au nord. Après tout, Vézelay est aussi un lieu mitterrandien.

Sur le site internet de la fondation qui porte son nom, on peut lire ceci : « Voici trente ans que je suis (à ma manière) un pèlerin de Vézelay. Ce que j'y cherche n'est pas précisément de l'ordre de la prière bien que tout soit offrande dans l'accord du monde et des hommes. Je pourrais tracer de mémoire un cercle réunissant tous les points d'où, du plus loin possible, on aperçoit la Madeleine. »

Bien sûr, tout devoir de réserve bu, la hauteur de la pensée et la délicatesse de l'expression tranchent avec ce que l'on rencontre aujourd'hui dans l'expression publique.




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jeudi 8 février 2024 jeudi 8 février 2018 Il est bien dommage qu'il n'y ait pas de sous-préfecture à Vézelay car j'aurais alors tenté de m'y faire nommer. C'était bien d'y aller en février car les touristes étaient assez peu nombreux. J'aurais voulu réserver une chambre à l'Hôtel de la Poste et du Lion d'Or qui se trouve aux pieds de la colline. Il s'enorgueillit d'avoir été le lieu du tournage de La Grande Vadrouille, avec Bourvil et Louis de Funès. Les chambres en cette saison sont encore très abordable et le service semble soigné. Je ne sais pas où descendait François Mitterrand à Vézelay. Peut-être là, ou peut-être n'y dormait-il pas. Je suis donc allé au Relais du Morvan, qui est un peu moins chic, mais très bien aussi.

J'ai choisi de monter à la basilique par le chemin de la Corderie plutôt que par la rue centrale et j'ai donc découvert l'édifice par son chevet. Qu'elles soient romanes ou gothiques, c'est ainsi que je préfère découvrir quand c'est possible églises et cathédrales.

Arrivé sur la place, je me suis amusé à regarder en détail les vitrines des magasins qui proposent des souvenirs et des reproductions parfois fort bien faites d'éléments de sculpture de l'abbatiale. J'ai regardé longtemps la plaine. Il faisait froid. Je n'ai finalement pas osé entrer dans l'abbatiale. Je n'ai pas réussi à déterminer ce qui m'en empêchait. Il faudra donc que j'y retourne.




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samedi 2 mars 2024 vendredi 2 mars 2018 C'est décidé, demain, je vais dans une des grandes villes mitterandiennes : Nevers. Plus précisément, je vais aller à la bibliothèque Jean-Jaurès qui a reçu vingt mille volumes qui avaient été reçus par l'ancien président de la République. Il faut que donc que j'y aille samedi, car elle est fermée le dimanche. Mais, du coup, dimanche, je pourrais aller à Clamecy.

Je pense qu'après 1993, Nevers, c'est aussi pour le vieux président malade la ville où il a rendu hommage à Pierre Bérégovoy, la ville où il a prononcé ce discours célèbre où il avait estimé que le ministre avait été livré aux chiens. On peut en trouver des extraits en vidéo sur le site de l'INA. L'homme apparaît marqué par la douleur et la colère et aussi par la maladie. La partie gauche de son visage est légèrement affaissée. On ne peut encore une fois qu'être frappé par la solennité et la gravité communicative. Voici un homme qui a pensé ce qu'il dit et qui pense ce qu'il dit. Le personnel politique d'aujourd'hui devrait en prendre de la graine.





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jeudi 14 mars 2024 mercredi 14 mars 2018 Je me suis amusé à regarder sur le site de l'INA le film de l'inauguration par François Mitterrand de l'imprimerie de l'armée de terre et de la fontaine de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. Que ces deux réalisations arrivent dans la petite sous-préfecture de la Nièvre est évidemment le fait du prince et c'est bien un monarque qui inaugure tout cela, marquant, même quand il serre les mains, une distance princière. D'ailleurs, je crois bien qu'il touche les mains des administrés plutôt qu'il ne les serre.

Niki de Saint Phalle a un drôle de chapeau ou bien un chapeau drôle, qui rappelle les statues qu'elle a placées dans la fontaine dont les mécanismes ont été inventés et réalisés par Jean Tinguely.

Pierre Bérégovoy est de la visite, ainsi qu'Hervé de Charette, alors ministre délégué à la Fonction publique et au Plan et c'est d'ailleurs certainement pour le Plan qu'il a été dépêché par le Premier Ministre Jacques Chirac. C'est que l'on est encore en cohabitation. C'est pourquoi dans ce journal, on ne voit pas Jack Lang. Il le sera de nouveau, avec un portefeuille élargi, trois mois plus tard.

Il faudra demain que je me penche sur l'état de la fontaine, sur sa propriété. S'il s'agit d'une commande de l'État, il y a fort à parier qu'elle lui appartient encore. On se demandait en 1988 si les Château-Chinonaises et les Château-Chinonais adopteraient ou non cette fontaine. Trente ans plus tard, non seulement ils l'ont adoptée, mais ils l'aiment et ils en sont fiers, adorant l'idée qu'elle soit plus grande que celle de Paris.




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mercredi 20 mars 2024 mardi 20 mars 2018 Il faut que je prenne quelques vacances et j'irai dans le Larzac. Mitterrand aurait dit de cette terre qu'elle était si près du ciel. La formule est-elle véridique ? Sans doute. Il avait promis de faire abandonner le projet de camp militaire qui avait cristallisé et coalisé les luttes paysannes et gauchistes. Ces luttes auront quand même duré dix ans. Mitterrand tiendra sa promesse, même si, en fait, les procédures d'expropriation avaient été annulées une année avant son élection, en mai 1980. La légende mitterrandienne regorge de ce genre de tiroirs à double fond.

Mais le Larzac est grand, et quel endroit choisir pour passer un weekend printanier, et le passer seul ? Sans doute irai-je au plus simple et le plus au nord, à Millau. Et comme il se doit, j'irai voir le viaduc mais tenterai aussi de trouver quelques paires de gants qui seraient encore fabriquées dans la ville. Mais je crois qu'il n'y en a plus. J'aimerais trouver un hébergement du côté du Pont Vieux. C'est là que les peintres et sculpteurs millavois ont leur local. Avec un peu de chance on me louera un de ces appartements dont le balcon donne sur le Tarn. Et, le dimanche avant de repartir, je tenterai de gravir le Pouncho d'Agast, qui vaut bien la Roche de Solutré, bien que moins célèbre.




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mercredi 3 avril 2024 mardi 3 avril 2018 J'ai reporté un peu mon excursion à Millau. J'étais de permanence tout le weekend dernier. Malheureusement. J'écris malheureusement, car ce que je crains le plus quand je suis de permanence est arrivé... Quand un accident de la route est vraiment très sérieux, il arrive que les gendarmes appellent le sous-préfet et celui-ci se rend dur place. Quand c'est le weekend, c'est l'agent de permanence qui s'y rend et cette fois, c'était moi.

Je ne vais évidemment rien décrire de ce que j'ai vu ni de ce que j'ai entendu, ni même écrire ici dans ce journal que personne ne lit ce qui s'est passé. Mais, je sais qu'il va falloir maintenant que je me débarrasse de ces images et de ces sons et je ne sais pas bien comment faire. Il arrive qu'on mette en place des cellules d'aide psychologique pour les victimes, plus rarement pour les employés sensibles des sous-préfectures.

Je vais quand même me renseigner pour savoir si je peux consulter. Cela fait déjà deux jours que je me réveille en hurlant et je ne me souviens pas du rêve qui me réveille ainsi en panique. Ce sont les risques du métier, pensera-t-on. Ce n'est pas ce que je préfère dans ce métier en tout cas.




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dimanche 21 avril 2024 samedi 21 avril 2018 Le médecin m'a donné des anxiolytiques en m'assurant que c'était une médication légère qui ferait baisser la pression. Pour autant, j'ai un peu de mal encore à conduire car je crains que chaque voiture que je croise ne se déporte sur la gauche et ne vienne provoquer  un choc frontal.  Quand on évoque certains accidents mortels, on dit parfois : « Il ou elle ne l'a pas vu arriver ». Je pense que dans un accident frontal on voit très bien arriver ce qui est en train d'arriver.

Je vais m'entraîner sur de courtes distances, par exemple en allant voir la Loire à Gannay-sur-Loire, qui est sur la route de Moulins, en venant de Château-Chinon. C'est à 48 km. Cela me fera donc une petite centaine de kilomètres dans la journée. Je devrais pouvoir le faire. Et puis cela m'amuse d'aller voir la Loire, encore jeune, encore étroite, qui prendra peu à peu ses aises dans un lit qui ne cessera de croître à mesure qu'elle ira vers l'océan.

Je ne sais pas si je vais très bien. Quitte à aller à Gannay-sur-Loire, je pourrais pousser jusqu'à Moulins, qui n'est qu'à une trentaine de kilomètres de là. Mais, je sais que je ne le pourrai pas.

Je rêve encore la nuit mais je ne crie plus.




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jeudi 25 avril 2024
mercredi 25 avril 2018 Je vais aller passer le weekend du premier mai à Paray-le-Monial. Je tenterai d'aller voir la ferme où les bandits qui avaient braqué le musée du septennat ont été arrêtés. C'est une histoire rocambolesque qui s'est déroulée avant que je n'arrive à Château-Chinon. Deux fois, en 2015 et en 2017, le musée a été cambriolé. La magistrate chargée de l'affaire pense que les deux cambriolages sont liés. Encore faudra-t-il le prouver.

Certes, le lien entre Paray-le-Monial et François Mitterrand est ténu, pour ne pas dire inexistant. Mais, je me sens d'attaque désormais pour remonter lentement et prudemment la Loire. Pour éviter les virages, comme font les parents qui ont des enfants à qui la voiture donne la nausée, je rejoindrai la Loire à Gannay-sur-Loire, puis, via Bourbon-Lancy, j'arriverai à destination. Paray-le-Monial n'est d'ailleurs pas sur la Loire mais sur la Bourbince, affluent de l'Arraux lui-même affluent de la Loire. On reste dans le même bassin versant. D'ailleurs, la ville est traversée par le canal latéral à la Loire. Si j'étais plus courageux, je ferai tout cela à vélo. Mais ce sera pour plus tard... ou jamais.

Je n'ai aucune idée de ce que je vais pouvoir faire à Paray-le-Monial pendant trois jours. Je repartirai le premier au soir. J'espère qu'il n'y aura pas trop de monde sur les routes.




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mercredi premier mai 2024 mardi premier mai 2018 Je me demandais ce que j'allais bien pouvoir faire à Paray-le-Monial pendant trois jours, ce que ne se demandent pas les deux-cent-mille pèlerins qui s'y rendent chaque année. Je ne connaissais pas cette histoire dévote qui, pourtant, n'est pas si ancienne : entre 1673 et 1675 le Christ est apparu à sœur Marie-Marguerite, née Marguerite Alacoque et lui a laissé un message ou plutôt douze promesses faites aux fidèles qui pratiqueront leur dévotion neuf premiers vendredi du mois.

Un païen dirait que le « truc » de Marguerite était la flagellation, pratique qu'elle n'a jamais cessée en mémoire de la flagellation du Christ, et ce, jusqu'à en rester parfois longuement paralysée. Elle pratiquait aussi la macération, c'est-à-dire l'offrande de sa douleur physique à Dieu et en tenait le détail dans des carnets. Ce type de pratiques existe dans toutes les religions connues et la chose a certainement été décrite par la science, qui après les romans de M. Sacher-Masoch a trouvé le nom de masochisme.

On imagine cependant bien les plaisanteries sans fin que son patronyme a pu susciter pendant les cours de religion. On pourrait par exemple imaginer qu'un homme s'infligeant la macération des testicules puisse revendiquer de les avoir « à la coque ».

Il n'y a pas de mal à être potache, mais j'irai en enfer.




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jeudi 9 mai 2024 mercredi 9 mai 2018 Je suis encore à Paray-le-Monial. Et c'est bien contre mon gré. Mais, mon inconscient n'était pas de cet avis. Quand je suis monté dans la voiture pour repartir vers Château-Chinon, j'ai été pris par une crise d'angoisse qui m'a tétanisé. De grosses gouttes de sueur perlaient à mon front. Mes mains étaient moites. J'avais l'impression que mon cœur battait la chamade. Mais, plus ennuyeux encore, mes jambes tremblaient et il m'était impossible d'accélérer sans faire une embardée, ni de freiner sans piler. J'ai trouvé en urgence un médecin qui m'a prescrit des anxiolytiques, mais qui m'a aussi strictement interdit de conduire pendant une bonne dizaine de jours. Il m'a donc prescrit un arrêt de travail.

Je suis donc encore à Paray-le-Monial. Je vais, je crois, aller demander à la sainte des lieux d'intercéder pour que je puisse rentrer chez moi et reprendre mon travail. Il y a des jours où l'on aimerait bien croire. Mais je ne suis pas sûr que Dieu se contente d'une foi strictement utilitaire. Quoique... S'il est tout puissant, cela doit lui être indifférent. Il suffit peut-être de demander.




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mercredi 15 mai 2024 mardi 15 mai 2018 Je suis enfin revenu à Château-Chinon et j'ai pu reprendre le travail. Tout se passe normalement. Mais, il y a cette collègue qui vient me voir toutes les heures pour me demander si ça va et si elle continue, je pense que ça n'ira pas longtemps.

L'Ascension est passée et avec elle son fameux weekend accidentogène. Je pense qu'il y a des gens qui pensent que l'Ascension n'est qu'un weekend où il faut faire attention de ne pas avoir des accidents. Mais on s'achemine vaillamment vers la Pentecôte, qui a à peu près les mêmes caractéristiques, même si le lundi de Pentecôte a perdu un peu de son caractère férié depuis Monsieur Raffarin. Ce sera le 21 mai et je crains d'être encore de permanence, surtout après mon arrêt maladie. Si les automobilistes pouvaient s'abstenir de tout accident sanglant pendant ce prochain weekend, cela arrangerait ma santé mentale.

J'ai pourtant fait le trajet de retour sans difficultés, c'est-à-dire sans angoisses particulières. Une fois, peut-être, lorsque l'on m'a doublé en klaxonnant à l'approche d'un virage. Mais pas davantage.

C'est quand même incroyable le nombre de gens qui se servent de leur véhicule comme d'une arme. Et en plus il sont de plus en plus gros, les véhicules autant que les conducteurs. Il faudrait faire une étude sur le régime alimentaire des propriétaires de SUV et autres pickups pour vérifier que la taille de leur véhicule est en rapport aux calories ingérées.




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mardi 21 mai 2024 lundi 21 mai 2018 C'est le lundi de Pentecôte et je suis de permanence. Il faudra bien que j'en parle à la sous-préfète. Ces permanences du weekend provoquent chez moi une angoisse forte, acide, que je ne pourrais calmer qu'avec des anxiolytiques. Mais si je me calme aux médicaments, il est ensuite déconseillé de conduire. Or, être de permanence, c'est être en capacité de se déplacer partout dans l'arrondissement et les motifs ne manquent pas. Le représentant de la sous-préfecture a autorité sur les forces de gendarmerie et ne peut se dérober s'il est sollicité.

Je croise les doigts. Il ne se passera peut-être rien qui nécessitera ma présence. Dans l'attente, je vais trouver un ou deux rapports à lire.  Il y a un rapport de la Cour des comptes de 2012, je crois, consacré aux sous-préfectures. Je parie qu'il évoque les économies qui pourraient être faites. Ce qui est bien, avec la Cour des comptes, c'est que l'on n'a pas de surprise sur les objectifs de ses rapports. S'agissant des sous-préfectures, le mouvement est pendulaire. Un coup, on veut les supprimer ou en réduire le nombre, un coup on veut les renforcer au nom de la nécessité d'une présence de l'État à proximité de tous les territoires. Florac, n'est pas la plus menacée puisqu'il n'y en a qu'une en Lozère. Mais les sous-préfectures d'arrondissement des départements de petite couronne parisienne sont, par exemple, régulièrement dans le collimateur des réducteurs de coûts.

Je pourrais aussi essayer de trouver quelle sera ma prochaine destination mitterrandienne...




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vendredi 31 mai 2024 jeudi 31 mai 2018 Il est peut-être temps que je fasse l'ascension de Solutré. J'ai beaucoup retardé cette promenade, célèbre entre toutes, dans la mythologie mitterrandienne. J'aime beaucoup ce que l'ancien président aurait dit pour expliquer ce rite installé dans sa vie de 1946 à 1995 : « De là, j'observe ce qui va, ce qui bouge et surtout ce qui ne bouge pas. »

Mais, je crois qu'il s'agit d'une petite phrase d'un homme qui prend la pose. Je suppose que cette promenade, qui est exigeante mais qui pourra être réalisée par un homme très malade et très fatigué, vaut autant pour son déroulé que son arrivée. Elle vaudrait donc tout autant pour la montée que pour la descente. Les hommes de pouvoir aiment parfois se souvenir de manière très pratique qu'ils peuvent tout aussi bien monter que descendre.

Des descentes de la roche de Solutré, on ne sait pas grand chose, comme si cela n'était pas important. Je voudrais savoir comment cela se passait, mais il y a peu de chance que des témoins acceptent de me les raconter.





16 samedi 8 juin 2024 vendredi 8 juin 2018 C'est décidé, je vais demain faire l'ascension de la Roche de Solutré. J'aurais dû y aller depuis Paray-le-Monial, car, depuis Château-Chinon, c'est à plus de deux heures de route. Et je ne veux pas loger sur place. Je vais donc retourner à Paray-le Monial. Je connais la route et elle ne m'angoisse plus trop. Je dormirai là-bas et partirai le matin vers la Roche pour faire l'ascension. Je pourrai même prendre les départementales, évitant ainsi la nationale 79 qui me fait peur. En effet, c'est une voie-express, donc ni vraiment une autoroute et ni vraiment une route. J'ai remarqué que beaucoup d'accidents de la route survenaient sur les voies express à cause des excès de vitesse. Elles semblent susciter chez les conducteurs une forme d'impunité qui me terrifie. De toute façon, les modes de conduite de nombreux automobilistes me terrifient. Mais je ne dois pas y penser car sinon, je ne parviendrai jamais à prendre ma voiture et à faire les deux heures de routes jusqu'à Solutré.

Je devrais peut-être consulter pour ces phobies angoissantes.




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mercredi 12 juin 2024 mardi 12 juin 2018 Tout s'est bien passé. Je suis allé sans difficulté de Paray-le-Monial à Solutré. J'ai fait l'ascension. Il y avait un peu de monde. Je suis redescendu et je suis rentré à Château-Chinon. De cela, je n'ai pas grand chose à écrire. Je m'aperçois que j'écris plus facilement ce que je ne parviens pas à faire ou ce que je parviens à faire difficilement. En fait, j'écris ce qui m'est difficile, espérant peut-être conjurer cette difficulté par l'écriture.

Comment était le trajet de Solutré à Château-Chinon dans les années 1950. Quelle était alors l'automobile des Mitterrand ? Où déjeunaient-ils avec Roger Hanin, le beau-frère, qui était souvent de la partie, semble-t-il  ? Voilà de quoi nourrir mes recherches et je vais bien trouver quelques images d'archives. Parlaient-ils ensemble de leurs enfants cachés, puisqu'il semble bien que Roger Hanin avait, lui aussi, un fils, dont la filiation ne sera prouvée qu'en 2013, alors que le comédien était déjà bien âgé et placé par sa volonté propre sous la curatelle de sa fille. Il mourra le 11 février 2015, un peu moins de vingt ans après son illustre beau-frère.

Tout cela n'a aucun intérêt. Je ne veux pas en savoir davantage ni en écrire davantage. Je vais plutôt changer de voiture pour en prendre une plus confortable, maintenant que je n'ai plus peur de prendre la route.




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vendredi 14 juin 2024 jeudi 14 juin 2018 J'ai reçu la confirmation hier. Je vais quitter Château-Chinon. Je ne vais pas bien loin puisque je serai désormais à la préfecture de la Nièvre. C'était mon premier choix dans mes demandes de mutation. Je ne serai pas resté très longtemps ici, mais, je crois que je serais tombé malade si j'étais resté davantage. Comme c'était aussi l'avis du médecin du travail et qu'il y avait un poste à Nevers, tout a été facilité. C'est très rapide. Je dois prendre mon nouveau poste le 2 juillet, mais j'aurai un des logements de passage que possède la préfecture. Bien sûr, ce ne sera pas un des appartements réservés aux hôtes de marque, mais un logement banal dans le parc des logements sociaux. Tant mieux. Je vais louer une fourgonnette et le déménagement sera fait. Je n'ai pas grand chose ici. Je n'ai pas grand chose ailleurs non plus. En fait, je n'ai pas grand chose du tout. Je crois bien que je dors encore sur le lit de ma chambre d'adolescent. J'ai seulement changé mon matelas. La table de chevet est intégrée au lit. Je ne sais pas si l'on fait encore ce modèle. Je vais acheter un nouveau tapis, un peu coloré. Je pourrais aussi un jour acheter un lit à deux places.

J'ai la phobie des lits à deux places. C'est dans un lit à deux places que reposait seule maman quand je l'ai trouvée suicidée. C'était après l'accident de voiture de mon père sur l'autoroute du soleil. Il était routier.




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mardi 2 juillet 2024 lundi 2 juillet 2018 Je relis en souriant tout aussi bien qu'en pleurant ce que j'ai écrit la dernière fois que j'ai pris ce carnet, il y a déjà deux semaines.Je ne sais pas pourquoi j'ai inventé cette histoire. Si mes parents savaient cela, ils seraient évidemment troublés. Mes deux parents sont en vie. Mon père n'a jamais été routier et ma mère travaille chez un notaire de Brive-la-Gaillarde.

Il est vrai en revanche que j'ai la phobie des lits à deux places. Mais je ne vais pas inventer une autre histoire pour justifier cela. Je ne pense pas avoir été violé dans mon enfance et j'en suis même certain. Je suis allé voir un jour un hypnotiseur pour chercher sur cela, qui m'encombre trop souvent, mais nous n'avons rien trouvé. Je me souviens de cette chambre d'hôtel. J'avais bien sûr vérifié lors de la réservation que la chambre avait des lits jumeaux. Mais, une fois arrivé, la chambre avait un lit double. J'ai demandé à changer de chambre, mais il n'y en avait pas d'autres. Le réceptionniste ne comprenait pas mon insistance puisque les chambres doubles étaient plus chères et qu'il m'avait en quelque sorte surclassé. Peu importe que j'aie été surclassé... J'ai passé la nuit sur le fauteuil, dérangeant juste les draps pour faire croire que j'avais dormir dans le lit. Je me demande d'ailleurs à qui j'avais besoin de faire croire cela, puisque je ne passais qu'une nuit dans cet hôtel, fort heureusement. Sinon, j'aurais bien sûr dû changer d'hôtel.

Je n'en ai jamais parlé à mon médecin. Je crois pourtant que l'impact que cette phobie a sur ma vie aura été suffisamment important pour que je m'en préoccupe.




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vendredi 12 juillet 2024 jeudi 12 juillet 2018 J'ai décidé de prendre les choses en main. Je commence une thérapie demain. J'ai eu de la chance de trouver une thérapeute à Nevers en plein mois de juillet. Elle vient de s'installer. Elle était avant à Manosque, dans les Alpes-de-Haute-Provence, mais je ne sais pas pourquoi elle a migré vers Nevers, sans doute par goût des villes moyennes. En tout cas, moi, je ne pourrais pas m'installer à Manosque, puisque ce n'est pas une sous-préfecture, ni une préfecture.

Elle m'a dit que ça ne prendrait peut-être pas trop longtemps pour soigner ma phobie des lits à deux places, car elle est très circonscrite et qu'il suffira de retrouver l'épisode refoulé qui l'a provoquée. S'agissant du souvenir de l'accident et des blessés, il s'agit selon elle d'un stress post traumatique assez sévère, mais qui partira aussi.

C'est drôle. Je m'étais habitué à ces empêchements quotidiens. Je n'imaginais même pas qu'ils puissent être soignés. En fait, je n'imaginais même pas qu'il puissent être redevables du soin.

Elle prend un peu cher. Mais tant pis. De toute façon, je ne pars pas en vacances cette année.




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jeudi 18 juillet 2024 mercredi 18 juillet 2018 J'ai pris ce matin ma voiture sans appréhension particulière, ce qui ne m'était pas arrivé depuis des mois. Serait-ce que la thérapie entreprise fonctionne ? Il est un peu tôt pour le dire. Il n'est pas trop tôt pour l'espérer. Je devais aller à La-Charité-sur-Loire en passant par Pougues-les-Eaux et le plus simple était sans nul doute d'y aller en voiture. En fait, ce n'était pas seulement le moyen le plus simple, c'était le seul moyen. Je n'avais aucun possibilité de prétexter quoi que ce soit pour me faire accompagner d'un collègue. Et puis, je ne tiens pas à faire publicité de mes phobies. En plus, elle peuvent disparaître bientôt, à ce que m'en dit ma thérapeute.

Bien sûr, avant d'aller à La-Charité-sur-Loire, j'ai vérifié si François Mitterrand y était allé et ce qu'il y avait fait. Fait amusant pour un phobique de l'automobile, l'ancien président de la République y a inauguré le 8 juin 1990 la déviation routière. Le vieux tribun y prononce un discours qui le représente bien. Il réussit ce tour de force de faire la louange de cette nouvelle déviation tout en disant qu'il faut résolument défendre l'environnement en... faisant moins de déviations de ce genre. C'est dire, qu'avant le président actuel, le chantre du « en même temps », c'est d'abord François Mitterrand. Mais, son talent, c'est aussi de « faire du local » tout en se hissant à l'international. Dans ce même discours, il évoque le futur tunnel sous la manche dont il a réussi à extorquer le principe à Madame Thatcher. Et il termine en évoquant Jules Renard, ce qui demeure pour moi un mystère, sachant que l'auteur de Poil de Carotte, n'était pas originaire de la ville et n'y est pas mort. Certes, il est nivernais d'adoption et ses Histoires naturelles pouvaient préfigurer la défense de l'environnement telle que la présente le Président dans son discours.

Non seulement, je conduis sans appréhension, mais j'ai fait un léger détour pour ne pas manquer un mètre de la désormais, pour moi fameuse, déviation.




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mercredi 7 août 2024 mardi 7 août 2018 Nevers les vacances, aussi. C'est amusant, cette dernière phrase ressemble à celles de Marguerite Duras. Depuis quelques semaines, je m'intéresse à Duras, qui est non seulement la figure de la littérature française que l'on connaît mais aussi une figure de la geste mitterrandienne. C'est peut-être à cause de Mitterrand qu'elle a choisi Nevers, car, on ne sait même pas si elle y est jamais allée. C'est peut-être un jeu de mot, rapprochant, comme dans le texte de Hiroshima mon amour « Nevers » avec le mot anglais « never ».

Dans les appendices du texte de Hiroshima mon amour, De Nevers, elle écrit que « L'amour y est impardonnable. La faute, à Nevers,  est d'amour, Le crime, à Nevers, est le bonheur. L'ennui y est une vertu tolérée. »

Je suis donc blanc comme neige et je ne m'ennuie même pas. Je vais passer l'été à Nevers, m'échappant peut-être quelques weekends si je ne suis pas de permanence. Les permanences sont moins fréquentes ici pour moi, car l'équipe est plus nombreuse. Et puisque je peux prendre ma voiture sans crainte ou presque maintenant, je peux donc en profiter pour sillonner le département.

Je ne m'ennuie pas parce que je ne fais rien sans penser que je pourrais faire quelque chose. C'est là le secret pour ne jamais s'ennuyer : être parfaitement dans le vide du faire.




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jeudi 29 août 2024 mercredi 29 août 2018 Je n'ai rien fait de cet été. Je n'ai pas pris de congés, ce qui m'a rendu populaire auprès de mes collègues, bien heureux que j'assure la permanence. Au poste où je suis désormais, il n'y a aucun risque que je sois appelé sur un accident de voiture, ni même sur un accident d'aucune sorte. En revanche, je ne vois toute la journée que des accidentés de la vie. Je suis au bureau de l'immigration et de l'intégration. Bien sûr, normalement, je ne suis pas supposé travailler au guichet, mais il m'arrive de remplacer quelqu'un qui doit s'absenter pour prendre une pause ou pour aller chez le médecin ou pour toute autre raison plus ou moins impérieuse. Même si ce n'est pas facile, cela m'est absolument nécessaire. Cela me rappelle en effet que les dossiers que je traite ne sont pas seulement des bouts de papier et des fichiers numériques, des noms difficiles à prononcer pour un Français, de mauvaises photos prises par un appareil obsolète. Derrière tout cela, il y a de vraies personnes qui viennent au guichet, souvent après avoir longtemps fait la queue et qui jouent là, pour une bonne part, leur vie. Bien sûr, certains mentent et tentent de tricher sur leur âge ou sur leur situation réelle et cela, souvent, agace mes collègues. Je leur explique à ces collègues fatigués de côtoyer tous les jours la misère, qu'ils ne doivent jamais oublier qu'ils sont quant à eux dans une position confortable et sûre.

Nous avons fait appel à une compagnie de théâtre qui intervient dans les entreprises pour dénouer des situations de tension par le jeu de rôle et la simulation. Ils ont bien géré la situation car, certains, se trouvant dans la position de demandeur d'asile étaient au bord des larmes quand d'autres surjouaient la brutalité dans les échanges. J'espère que cela aura pu avoir un impact sur l'attitude de certains qui semblent jouir de leur petit pouvoir.

Je suis resté scotché à la phrase de Duras qui dit qu'à Nevers l'amour est impardonnable. Je me suis donc dit qu'il faudrait que je tombe amoureux. Mais cela n'est pas arrivé.




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vendredi 6 septembre 2024 jeudi 6 septembre 2018 Je profite de ce mois de septembre, mois de rentrée, pour prendre des vacances. Tous mes collègues ou presque ont des enfants. Ils sont donc collés au bureau au moins jusqu'à la Toussaint. Septembre, c'est le mois des célibataires, des divorcés et des retraités.

Je vais aller à Jarnac pour essayer de voir la tombe de François Mitterrand. J'avoue que je  ne savais pas précisément où est Jarnac. Il a fallu que je regarde une carte. C'est entre Angoulême et Cognac en Charente.  C'est à cinq heures de voiture environ depuis Nevers. Mais, cela ne me fait pas peur depuis que j'ai vécu ma phobie de la conduite automobile.

Je ferai un petit crochet par Oradour-sur-Glane, que je n'ai jamais vue et il paraît que c'est très impressionnant de voir le village comme il était quand il a été dévasté par les Nazis. Et puis après, je pousserai jusqu'à Cognac et j'essaierai de rapporter quelques bouteilles pour les collègues. Ça fait toujours plaisir.

J'imagine qu'il n'y a pas grand chose d'autre à faire que d'aller sur les lieux du souvenir miterrandiens. J'espère que l'on peut visiter sa maison natale. Mais, à défaut, la tombe au cimetière ira très bien. En tout cas, il y a un musée. Cela complètera ma collection de musées François Mitterrand.

Tout compte fait, après Cognac, je pousserais bien jusqu'à la mer. Oléron n'est pas si loin. Mais, je dois trouver un endroit où dormir. Avec une chambre avec un lit à une place ou des lits jumeaux.

C'est quand même toute une organisation.




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jeudi 12 septembre 2024 mercredi 12 septembre 2018
Ce sera bientôt le jour du retour à Nevers, ce que j'envisage sans passion.

Il s'est passé quelque chose dans ma vie de tout à fait incroyable, quelque chose que je ne croyais pas possible il y a encore une semaine. Je pense que c'est le choc émotionnel ressenti à Oradour-sur-Glane qui, dans les tréfonds de mon psychisme, a ébranlé ou effacé un traumatisme inconnu qui, quel qu'il fût, ne pouvait pas être à la mesure de celui des survivants de cette ville assassinée.

Quand je suis arrivé à Oléron, j'ai demandé à la réception de l'hôtel où j'avais réservé une chambre simple si je pouvais avoir une chambre double, ce qui ne posait aucun problème en cette période de reflux touristique. J'ai pris ma chambre. J'ai installé mes affaires dans la salle de bain et dans le placard à vêtements. Je me suis allongé sur le lit qui n'était pas si grand bien qu'il y a peu, il m'eût semblé immense et je me suis endormi, sans autre considération. J'ai très bien dormi et le matin, je ne me suis pas senti angoissé quand je me suis rappelé que j'étais bien dans un lit double. Quand j'ai ouvert les yeux, je n'y croyais pas vraiment. Mais, il a suffi que j'étende le bras pour vérifier que c'était bien un lit double comme ceux que je redoutais. Le lendemain soir, je me suis de nouveau allongé dans le lit, cette fois et j'ai dormi. J'ai dormi très bien.

Ce qui est étrange dans cette histoire, c'est que je n'ai plus du tout accès à ce que je ressentais auparavant face à un grand lit, de la même manière que je ne comprenais pas auparavant ce que je ressentais.

Je pense que ma vie va être plus simple. J'ai d'ailleurs commandé via l'internet un nouveau lit pour Nevers. J'ai presque hâte qu'il soit livré.




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samedi 12 octobre 2024 vendredi 12 octobre 2018 J'ai couché.

Je devrais m'arrêter là dans l'écriture.

Je ne veux pas donner de détails, mais je crois que je n'aurais pas couché si je n'avais pas été accoutumé depuis presqu'un mois à coucher, justement, dans un grand lit. Je crois que j'avais cette phobie des grands lits aussi par peur d'y coucher un jour. N'ayant plus peur de coucher j'ai couché.

Je n'étais pas vierge. Mais, cela faisait si longtemps que je n'avais pas couché que c'était tout à fait comme si.

Et comme je ne craignais plus de conduire, je ne craignais plus non plus de ne pas savoir me conduire. Et j'ai donc pu me conduire.

Je ne sais même pas si c'était agréable. Ce n'était en fait pas le sujet. Je ne la reverrai jamais, je crois. Mais je pourrai la revoir aussi.

Mais il faut que je fasse attention. Un cadre de la préfecture ne peut pas être pris en flagrant délit avec une prostituée.




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mercredi 16 octobre 2024 mardi 16 octobre 2018 J'y suis retourné samedi et aussi dimanche, mais hier, j'ai été convoqué par le secrétaire général de la préfecture. Ma voiture a été repérée. Le patron m'a fait remarquer qu'il serait préférable que je me fisse plus discret, la criminalisation des clients de la prostitution étant toujours d'actualité. Il m'a tendu le guide édité par la préfecture d'Île-de-France, qui rappelle l'interdiction de l'achat d'actes sexuels. Certes, cela ne m'enverrait pas au pénal, mais je devrais peut-être effectuer un stage de sensibilisation. Je lui ai assuré que cela ne se reproduirait plus.

Il est certain qu'il serait préférable que cela ne se reproduise plus, parce que je n'ai pas les moyens de me payer les services d'une prostituée tous les jours.

Le secrétaire général a été parfait. Il n'a fait aucune allusion graveleuse et ne m'a pas fait la morale. C'était en quelque sorte un rappel de la loi avant le rappel à la loi, cette loi d'avril 2016 qui a d'abord pour ambition de limiter la traite humaine et le proxénétisme.

Je ne suis pas prêt encore à faire venir chez moi une femme, même une prostituée, pour faire l'amour dans mon nouveau grand lit. Cela me semblerait incongru. Sur la couchette de la camionnette, cela me semblait assez inoffensif.

Je vais en parler à ma psy. Je ne lui ai pas dit encore que j'avais recours à des prostituées. D'ailleurs, ce n'est pas vrai. Je n'ai eu recours qu'à une prostituée, toujours la même. La première fois, la curiosité et le défi ont primé. Il a bien fallu deux autres fois pour avoir un peu de plaisir.




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vendredi 18 octobre 2024 jeudi 18 octobre 2018 Cette convocation et toute cette histoire m'ont quand même beaucoup contrarié. Je n'ai pas bien dormi, tout seul dans mon grand lit.

C'est curieux d'écrire cela, car en fait, je suis toujours tout seul dans mon grand lit et quand j'avais un petit lit, a fortiori, j'étais aussi tout seul. Je ne me rappelle pas avoir dormi avec quelqu'un après l'âge de dix ans, quand mes parents m'ont dit que désormais je ne pouvais plus dormir avec eux. Déjà, depuis mes sept ans, j'avais négocié de dormir une nuit sur deux. Je me souviens encore de quelle nuit il s'agissait. Je dormais seul le lundi et le mardi, le vendredi et le samedi. Je dormais donc avec mes parents le dimanche soir, le mercredi soir et le jeudi soir. Je dormais donc plus souvent seul qu'avec eux, mais ce qui était bien, c'est que je dormais avec eux la veille de retourner à l'école. J'étais donc moins angoissé, je dormais mieux et je leur avais assuré qu'ainsi j'aurais de meilleures notes. C'est aussi l'époque où j'ai arrêté de faire pipi au lit et où l'on m'a enlevé la couche. Je ne crois pas qu'il y ait eu d'accident de pipi dans le lit de mes parents. Il y en a eu quelques uns dans mon lit d'enfant.

Cela fait donc à peu près trente ans que je dors seul. Je n'ai pas dormi avec la dame payante, et de toute façon, ce n'était pas dans mon lit que ça s'est passé.

Peut-être que mon prochain défi est de rencontrer une dame avec qui dormir. Mais, on ne trouve pas de dame payante pour ce faire, ou alors ça doit être très cher.

Je m'aperçois que je parle de dames... Ce sont d'abord des femmes.

Je vais en parler à ma psy. Je pourrais dormir avec elle. Elle s'appelle Laurence, ce qui est un très joli prénom je trouve. Mais, elle ne voudra jamais, même si je lui dis que c'est pour la cure. Je pourrais négocier de dormir avec elle un jour sur deux. Œdipe quand tu nous tiens...




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mardi 22 octobre 2024 lundi 22 octobre 2018 Le Secrétaire général de la préfecture m'a convoqué une nouvelle fois ce matin. J'y suis allé un peu crispé parce que je me demandais ce qu'il avait encore à me reprocher. Depuis la dernière fois, je ne suis allé voir d'autre dame que ma psy, à qui je n'ai pas demandé si elle voulait dormir avec moi dans mon grand lit.

En fait, il n'avait rien à me reprocher. Il craignait seulement que j'aie pris trop à cœur la réprimande qu'il m'avait faite. Il tenait à m'assurer qu'il n'y voyait rien de grave et que le corps préfectoral avait survécu à des mœurs autrement plus épicées que les miennes. Il a ajouté qu'il appréciait mon travail, qu'il avait confiance en moi et qu'il savait que je ne me mettrais pas de nouveau dans une situation délicate. Je l'ai remercié pour sa confiance et je suis retourné dans mon bureau.

Il faut maintenant que je parvienne à ne pas croire que toute la préfecture ne parle que de ça. Dès que je vois deux personnes parler tout bas, j'ai l'impression qu'elles parlent de moi. Je vais en parler à ma psy.

D'ailleurs, peut-être faudrait-il que nous passions à deux séances par semaine, le temps que tout cela se calme un peu. Voire trois... Mais cela finirait par faire cher. Cela dit, puisque je ne vais plus voir les dames, je fais des économies.

Je vais lui en parler. On verra bien. Je la revois début novembre. Elle a pris quelques jours de vacances, je crois. Je la trouve fatiguée, presque stressée, ce qui est un comble pour une psy.




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samedi 9 novembre 2024 vendredi 9 novembre 2018 J'ai fait une rechute. Non que je sois retourné voir les dames, mais j'ai dû dormir sur un fauteuil, incapable de me coucher dans mon lit qui a maintenant deux places. J'aurais dû garder le lit à une place à la cave. Je l'aurais remonté en cas de besoin. Mais j'étais persuadé que je n'en aurais plus jamais besoin. Je n'ai pas de canapé. Il ne restait que le tapi ou le fauteuil. J'ai choisi le fauteuil. Quand je dis que j'ai choisi le fauteuil, je mens. Je n'ai même pas pu choisir entre les autre fauteuils et j'ai passé la nuit à passer d'un fauteuil à l'autre.

Cette crise doit absolument se terminer car je dois être en forme pour les cérémonies du 11 novembre. Je dois accompagner le préfet et il ne manquerait plus que je m'évanouisse.

Je ne sais pas ce qui provoque ces crises. Avant d'aller me coucher, je n'avais pas regardé la télévision. Je n'avais pas écouté la radio ni même lu un livre ou les journaux. Je ne vois rien qui puisse m'avoir troublé au point de déclencher cette crise horrible.

Je vais demander à ma psy si elle peut me prescrire un médicament dans ces cas-là. Cela m'aurait aidé la nuit dernière.

Peut-être tout compte fait est-ce Nevers qui m'énerve. C'est presqu'un anagramme.





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vendredi 15 novembre 2024 jeudi 15 novembre 2018 Dans un mois, j'aurai quitté Nevers. Je repars en sous-préfecture. Je ne sais pas encore laquelle, mais je prends du galon. Je vais peut-être même devenir sous-préfet. Cela m'amuse beaucoup. Je n'avais pas jusqu'à présent accepté de l'être car on est logé et dans la chambre destinée au sous-préfet, il y a bien sûr un lit à deux places. Il aurait semblé anormal de demander un lit à une place. Or, un sous-préfet doit être considéré d'abord comme normal. La hiérarchie se soucie peu de ses mœurs tant qu'elles n'atterrissent pas dans la presse locale.

D'ailleurs, je dois remercier mon chef. Si je suis promis à une promotion, c'est qu'il n'a pas ébruité mon affaire avec les dames. C'est un chic type. Il est vrai que je l'ai croisé plusieurs fois du côté du lieu de drague gay. Mais, à ce que je sache, ce n'est pas interdit, tant que l'on ne consomme pas sur place, c'est-à-dire dans les fourrés de derrière. Consommait-il et croyait-il que je le savais ? C'est indécidable.

Mais, cela n'a pas d'importance. Chacun ses petits secrets.

Je vais regarder la liste des sous-préfectures et en choisir une au hasard...

Florac. Ce serait amusant. C'est la seule sous-préfecture de Lozère et je crois que je me plairais bien en Lozère.




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dimanche 15 décembre 2024 samedi 15 décembre 2018 La décision est tombée hier. Ce ne sera pas Florac, mais ce n'est pas tombé si loin puisque je serai sous-préfet de l'arrondissement de Mende, à la préfecture de Mende. Bien sûr, c'est moins amusant que d'être sous-préfet dans un arrondissement qui n'est pas celui de la préfecture de département. On est moins libre et on a le préfet sur le dos toute la journée, ainsi que le secrétaire général de la préfecture, qui est un peu l'adjoint du préfet. Mais bon, pour un premier poste de sous-préfet, par la promotion interne, ce n'est peut-être pas plus mal. Cela me permettra de me faire la main et peut-être ensuite aurai-je un autre poste.

Ce que je ne voulais pas, c'est être préfet délégué à l'égalité des chances. Mais c'était une crainte injustifiée car on ne risquait pas de me donner un poste aussi exposé. Ce sont des postes qui ont été créés après les émeutes des banlieues de 2005 en lieu et place des sous-préfets à la ville. Il n'y en a pas dans tous les départements mais  seulement dans ceux qui avaient connu le plus de troubles.  La  Lozère n'en fait pas partie.

La préfecture de Mende est juste à côté de la cathédrale. Elle occupe l'emprise de l'ancien palais des comtes-évêques de Mende, attribué à la préfecture après la révolution et reconstruit en 1888 par l'architecte départemental après un incendie. Prosper Mérimée déjà semblait peiner à reconnaître ce qui demeurait d'ancien dans cette construction sans grande grâce. Mais dans la préfectorale, on ne choisit pas ses postes en fonction des qualités architecturales des bâtiments de la préfecture. Certains doivent être attentifs à la surface et au confort du logement de fonction, mais c'est une autre histoire.




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mardi 17 décembre 2024 lundi 17 décembre 2018 Il faut que je trouve un garde-meuble. L'appartement du sous-préfet est meublé, m'a-t-on assuré. Il est meublé sobrement, a-t-on ajouté. Gageons que la sobriété d'un appartement de sous-préfet me conviendra à merveille. Je suis la sobriété même.

Je ne crois pas être jamais allé en Lozère. Je ne sais rien de Mende. Mais j'apprendrai sur place comme disent les diplomates qui sont nommés dans un pays dont ils ne connaissent pas la langue. Fort heureusement, à Mende, on parle français. Certes, avec un accent d'oc, mais français. Heureusement d'ailleurs, car je ne parle aucune langue étrangère et je n'ai pas l'intention d'en apprendre. J'ai fait de l'anglais au lycée, ce qui suffit à cocher la case sur les CV. D'ailleurs, mon CV est comme moi et l'appartement du sous-préfet : d'une très grande sobriété.

Maintenant que je sais que je vais quitter bientôt Nevers, je pourrais peut-être retourner une fois voir la dame pour lui faire mes adieux et lui présenter mes hommages. Sobrement, cela va sans dire. J'ai vu en passant qu'elle avait troqué sa vieille camionnette pour un camping-car. Il n'est pas tout neuf mais doit proposer un confort jusqu'alors inconnu. Peut-être y-a-t-il une douche ? Fait-elle des prix avec et sans chauffage ?

Mais je m'égare. J'ai promis de ne pas retourner la voir.

On verra.




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samedi 21 décembre 2024 vendredi 21 décembre 2018 Je suis arrivé à Mende. L'appartement est beaucoup trop grand pour moi. Je vais fermer quelques pièces. Il est fait pour recevoir, mais je ne reçois jamais personne. Il y a des chambres d'amis, mais je n'ai pas d'amis et la seule perspective d'avoir des amis qui dorment chez moi me répugne. Déjà, il faudrait que je sorte pendant qu'ils vont à la salle de bain ou aux toilettes pour ne rien entendre, surtout, de leurs activités. Bien sûr, je sais que c'est naturel et qu'il faudrait bien accepter cela, mais je ne le peux pas. C'est pourquoi je ne sais pas nager. Je n'ai jamais pu aller à la piscine parce qu'il faut prendre sa douche avec les autres. On m'a dit que l'on pouvait et même que l'on devait garder son maillot de bain, mais ce n'est pas d'être nu ou de voir des gens nus qui me fait peur, mais d'entendre leurs borborygmes sous la douche.  Une fois, à l'hôtel, j'ai entendu quelqu'un faire des bruits de ce genre dans la chambre d'à -côté, alors, j'ai changé d'hôtel dès le lendemain matin alors que j'avais réservé pour trois jours. Cela m'a coûté un peu d'argent, mais je ne pouvais pas faire autrement.

Je sais bien qu'il faudrait me débarrasser de ces phobies encombrantes, mais je n'y parviens pas, même avec ma psychiatre.

D'ailleurs, venir à Mende va m'obliger à en trouver une autre ou un autre, de psychiatre.

En fait, celle qui m'a le plus aidé à lutter contre mes phobies, c'est la dame dans la camionnette et en fait, ça coûte juste un peu plus cher que le psy, mais ce n'est pas remboursé par la sécurité sociale.




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dimanche 29 décembre 2024 samedi 29 décembre 2018 Je suis arrivé à Mende. Les rues portent encore les décorations de Noël. Les gens se pressent dans les magasins pour faire les dernières courses du réveillon. Il va encore y avoir des accidents et fort heureusement, je ne suis pas d'astreinte. C'est sans doute que l'on me laisse le temps de m'installer. Ce n'est pas que ce soit si difficile de m'installer pourtant. Il va seulement falloir que je m'habitue au lit et que je parvienne à ne pas penser que d'autres fonctionnaires, parfois avec leur épouse, ont dormi dans ce même lit avant moi. J'aurais dû insister pour apporter mon lit. Ce lit est plus qu'un lit, c'est une victoire sur moi-même.

Je suis triste et je dois bien avouer que je sais pourquoi. Je serais bien allé voir la dame dans son nouveau camping-car. Elle m'a dit qu'elle essaierait de venir à Mende travailler. %ais ce ne sera pas avant le printemps de l'année prochaine. D'ici-là, elle préfère rester à Nevers. C'est plus difficile, affirme-t-elle, de se faire une nouvelle clientèle en hiver. Et puis il faut aussi qu'il y ait une place de libre, sinon c'est la guerre et elle ne voudrait pas retrouver systématiquement les pneus de son camping-car crevés. Et difficile de demander la protection de la gendarmerie.

Je n'irai pas jusqu'à penser qu'elle me manque, ni même que me manque ce que nous faisons ensemble. C'est peut-être seulement la compagnie d'une femme qui me manque, mais le chemin sera long pour que je me l'avoue.







1. Protection judiciaire de la jeunesse.