Tiffène vit et travaille à Rodez en Aveyron
Tant pis pour le grand blond... De toute façon, Personne n'avait promis qu'il s'agirait d'un réveillon de Ruthènes en rut.
J'ai cru halluciner quand le grand blond aux racines brunes de la soirée de réveillon est entré vers onze heures. Apparemment, il ne m'a pas reconnue, mais moi, je n'oublie jamais une teinture qui fout le camp. Il a expliqué à Cédric qu'il voulait retrouver sa couleur naturelle, car, il venait de rencontrer quelqu'un qui préférait qu'il ne soit pas blond. J'imagine que c'est le blond Rutène ! D'ailleurs, vu le lascar, j'aurais dû deviner que « Rutène » ne prenait pas de « h », comme je l'ai écrit vendredi. Je trouvais sans doute que cela faisait plus antique... C'est stupide. Bon, mais c'était pourtant comme cela que c'était orthographié sur le carton d'invitation. Certes, je ne me suis pas jetée sur les œuvres complètes de Cicéron pour vérifier.
J'ai proposé à Cédric de m'occuper de la teinture de l'amant du « blond Rutène », avec l'espoir sans doute naïf de le faire parler sur ce « quelqu'un » qui ne l'aimait pas en blond. Mais, Cédric n'a pas voulu. Il a toujours aimé les fausses blondes.
J'ai croisé hier l'amant supposé du blond Rutène. Je ne sais pas si c'est Cédric qui lui a fait cette teinture noir-corbeau, mais c'est raté. Du coup ça le vieillit. On dirait un homme politique qui ne veut pas montrer ses cheveux blancs, alors qu'il doit à peine avoir trente ans. J'aurais mieux fait de m'en occuper... Même si je n'ai pas vraiment intérêt à l'embellir.
Je ne me fais pas d'illusion sur mes chances avec le blond Rutène. Ce n'est pas une raison.
J'ai commencé la journée par les hémorroïdes de Madame M. Je ne sais pas pourquoi elle s'est cru autorisée à me donner les détails de sa pathologie, y compris ce que le médecin lui a dit qu'il ferait si le traitement qu'il lui a donné ne la soignait pas. Le pire, c'est qu'elle bougeait tout le temps, j'ai failli lui couper une oreille.
Madame A. m'a ensuite, au moins pour la troisième fois, raconté sa césarienne sous anesthésie péridurale. Elle doit savoir que je crains les piqures alors elle insiste copieusement sur l'aiguille de la péridurale. J'ai donc failli m'évanouir pour la troisième fois. Je préfère encore les hémorroïdes.
Madame B. était enrhumée. Elle éternuait et reniflait sans cesse avant de se moucher bruyamment dans un mouchoir à carreaux qu'elle avait hérité, sans doute, de sa grand mère. Si j'ai le nez qui coule demain, je porte plainte.
Mais voilà que vers 18 heures, le blond Rutène est entré dans le salon pour prendre un rendez-vous pour samedi prochain. Il m'a souri. Et j'ai failli m'évanouir pour la quatrième fois de la journée.
Reste à décider où aller. Peut-être au Loft 89, mais la clientèle est un peu jeune. L'Excalibur est très bien, mais c'est à Espalion et encore faut-il pouvoir y aller et en revenir. Le Pacha Club ? Il faut voir si c'est ouvert, j'ai entendu qu'il y a eu un incendie à côté il y a six mois.
Je vais laisser choisir Axelle...
Quelle terrible soirée que celle du 9 février... Et dire que j'ironisais sur les bandes de filles et les bandes de garçons. Je me trompais. Les filles aussi sortent en bande et peuvent être tout aussi féroces que les garçons.
Je vais essayer de raconter, mais je ne donnerai pas de détails. C'est encore trop frais.
Alors... On s'est d'abord fait brancher par deux mecs un peu lourds qui ne nous plaisaient pas, mais alors pas du tout. Pensant que cela nous sortirait d'affaire et alors qu'ils se faisaient un peu insistants, Axelle leur a dit que nous étions lesbiennes. C'était une bonne idée, car ils nous ont lâchées. Mais, nous les avons vus se diriger vers une bande de filles, je dis bien une bande et pas un groupe, à qui ils ont très certainement raconté que nous étions deux lesbiennes. Alors, trois ou quatre filles sont venues et ont commencé à nous raconter des fadaises qui étaient des provocations. Franchement, je ne croyais pas cela encore possible en 2019.
Heureusement, un des gars qui fait le service d'ordre a vu leur manège et est venu leur demander de nous laisser tranquilles. Nous l'avons remercié et nous lui avons demandé s'il pouvait, ou l'un de ses camarades, nous raccompagner jusqu'à notre voiture sur le parking. Il a fort heureusement accepté, car les furies étaient déjà dehors à nous attendre. Heureusement, Axelle conduit bien et elle a une voiture puissante. Nous avons pu les semer sans prendre trop de risques, car, bien sûr, elles nous ont suivies. Nous avons porté plainte au commissariat mais nous n'avons pour le moment aucune nouvelle.
Je me suis renseignée et il y a une association qui existe à Rodez depuis 2012, qui se nomme Alertes. Je ne sais pas s'iels m'accepteraient. Mais, c'est sans doute encore un préjugé. Je suppose qu'ils ne demandent pas de justificatif des parents à l'entrée. En tout cas, déjà, je pourrais témoigner de cette agression et du fait qu'apparemment les filles qui nous ont agressées au risque de nous mettre en danger sur la route n'ont pas été inquiétées, ni même entendues.
C'est quand même curieux cette phobie de Madame T. Elle adore Cédric qui est quand même une folle perdue et cela ne l'a jamais gênée. Si jamais elle revient, je lui demanderai si elle ne veut pas que je fasse quelque chose pour sa moustache et je lui dirai : « il ne faudrait quand même pas qu'on vous prenne pour un travesti. » Comme cela elle ne reviendra jamais et elle saura pourquoi... mais elle ne s'en vantera pas.
Bien sûr, cette nouvelle clientèle a un effet d'éviction et il y a même une cliente qui m'a dit qu'elle ne viendrait plus parce qu'elle ne voulait pas être assise à côté de drogués (sic). Qu'elle ne revienne plus m'est bien égal et j'aurais fini par lui faire une tonsure en plaidant l'erreur technique. Le plus drôle, c'est Madame R., qui, elle, trouve ces jeunes très sympathique et qui m'a avoué en riant qu'elle voulait faire une surprise à son mari pour leur anniversaire de mariage et se faire teindre en bleu de la tête aux pieds. Je lui ai dit que je me chargerai volontiers de la tête et que pour le reste, il faudra qu'elle se débrouille autrement. On a bien rigolé.
En effet, on a parfois l'impression que la communauté LGBTQI+. Je vérifie sur l'internet que je ne me suis pas trompée.... Et zut, j'ai oublié une lettre : LGBTQIA+, le A pour asexuel·le ; le I pour intersexe et les autres lettres, c'est facile : Lesbienne, Gay, Trans, et Queer. Donc, on a parfois l'impression que « la communauté » est composée de personnes de moins de trente ou quarante ans se promenant volontiers en paillettes. Mais ce n'est pas vrai. La personne trans que j'ai coiffée voulait la même mise-en-plis que Madame T., à peu de choses près, mais elle avait moins de moustache qu'elle. Ce qui est bien avec les personnes trans, c'est qu'elles sont mieux suivies au niveau des hormones. J'aurais pu le dire à Madame T, mais elle ne reviendra certainement pas.
Je voulais, un temps, appeler mon salon « Sans gêne ». Et puis, j'ai eu trop peur que cela n'incite certain·e·s à faire n'importe quoi, voyant dans le nom l'autorisation à être elleux-mêmes « sans gêne ». Non... Déjà qu'il ne faut pas les pousser...
Je vais donc appeler mon salon « Mixte·s Tiffène ». Bon... Il y a presqu'un jeu de mot, mais ça passe.
Les deux, la bouche en cœur, sont venus me féliciter pour avoir ouvert le premier salon de coiffure queer de Rodez. N'importe quoi ! D'abord, ce n'est pas le premier et ensuite, ce n'est pas un salon Queer. Si Madame T ou Madame R apprennent qu'elles font faire leur mise-en-plis dans un salon queer - qu'elles prononceront sans aucun doute « cuir » - rien ne va plus. Parce que quand même, ce n'est pas avec les blondasses à racines que je vais faire mon chiffre d'affaire.
Bon, je m'emporte. Mon blond Rutène était encore plus beau que d'habitude. Je dirais bien que c'est du gâchis, mais ce serait homophobe. Disons que s'il pouvait être un peu fluide, ça m'arrangerait quand même.
J'ai triplé ma consommation de teinture. Quant à la teinture bleue, je n'en parle même pas. La teinture rouge, j'en faisais encore de temps en temps. Il y a un genre de femmes entre 50 et 70 ans qui aiment se faire teindre les cheveux en rouge. Je ne dis rien, mais je pense qu'il doit bien y avoir d'autres façons d'assumer la ménopause.
Côté mecs, je suis avec précision les coiffures les plus récentes des footballeurs et des rappeurs. Ce n'est pas si facile en fait... Je suis même allée voir un barbier pour qu'il m'enseigne quelques trucs pour réussir les sculptures à la tondeuse.
Ce qui est amusant, c'est que je garde ma clientèle traditionnelle et que mon nombre de mises en plis mémère n'a pas baissé. Je pense que cela amuse beaucoup ces dames tous ces jeunes colorés. Je devrais les faire payer plus cher pour le spectacle et la distraction.
N'empêche que du côté des sentiments, c'est le calme plat. Et quand j'évoque les sentiments, il s'agit d'une litote.
J'ai eu une idée commerciale. J'ai déjà écrit ici ma haine pour les racines de teinture. Il n'y a rien de pire, je trouve, rien qui fasse plus négligé qu'une teinture où ce ne sont presque que les pointes qui sont teintes. Je vais donc proposer une formule abonnement. Je ferai une réduction. En fait j'y gagne énormément. Tout d'abord, je peux mieux programmer la clientèle, mais aussi, j'utilise moins de produit pour une reprise légère et enfin ça prend moins de temps et ça fidélise la clientèle.
D'ailleurs, je pourrais étendre la formule abonnement à d'autres types de prestations. Je me demande si je ne vais pas louer le magasin d'à côté, qui se libère, pour ouvrir une onglerie. La cliente ou le client qui attend que sa permanente prenne, je l'envoie à côté se faire faire les ongles. Je suis sûr que tous les clients vont y aller. Les hommes d'ordinaire n'osent pas entrer dans une onglerie de peur d'être pris soit pur un pédé soit pour un pervers. Chez moi, aucun risque, avec toutes les folles de la ville et même au-delà.
Je sais... Je vais m'inscrire à la salle de gym. Là, il y en a pour tous les goûts et je vais même y rencontrer mes folles préférées... mais pas que.
J'espère que ce n'est pas trop cher, car, je ne roule pas non plus sur l'or.
La salle est un peu loin du salon mais elle n 'est pas chère, ce qui est bon signe. Je n'ai pas envie de me retrouver avec des cadres supérieurs de tous les genres qui ne constitueront de toute façon jamais ni un vivier de relations amicales et amoureuses, ni même de potentiels clients. J'ai choisi aussi la plus familiale et la plus intergénérationnelle que j'ai trouvée. Ça, c'est plutôt ma clientèle et on y trouve aussi les jeunes désargenté·e·s et c'est aussi ma clientèle. Bon on verra bien. En attendant, j'ai acheté une nouvelle tenue pour y aller. Je l'ai achetée sur un site de vêtements d'occasion.
Je me demande bien où le blond Rutène va parfaire sa musculation.
Nous sortons ensemble samedi. Nous allons retourner dans la boîte où ces cinglées nous avaient agressées, Axelle et moi. Nul doute qu'avec Oscar aux gros bras, le jeu sera différent. Surtout qu'il fait chaud, très chaud et qu'Oscar en débardeur et en sueur, ça vaut le déplacement.
Il ne s'est encore rien passé entre nous.
De toute façon, il ne se passera rien. En plus j'ai mes ragnanas... En plus, il ne va pas me plaire.
Oscar me plaît beaucoup.
Oscar a été charmant, attentionné, presque tendre. Il danse merveilleusement bien et je dois dire que ses mouvements coordonnés dans son débardeur et son pantalon un peu court sont du meilleur effet.
Je me suis bien amusée aussi, je n'ai pas bu pour ne pas dire ou faire de conneries.
Vers quatre heures du matin, nous étions fatigués. Oscar m'a raccompagnée chez moi. Il m'a dit que j'étais super. Il m'a chastement fait la bise. Je suis sortie de la voiture. J'ai fait semblant de chercher mes clés. Mais, comme il ne bougeait pas, j'ai fini par trouver mes clés, que je n'avais d'ailleurs pas perdues. Il m'a fait un geste de la main et il est parti.
Depuis lundi je mène l'enquête pour en savoir plus sur lui.
Bon, Oscar en short, c'est quelque chose à ne pas manquer. Mais je l'avais déjà vu en short à la salle de sport.
Cette histoire tourne en rond. Je me demande si je ne devrais pas laisser tomber. Je ne pense pas que ce sera la grande histoire d'amour de ma vie.
Au salon, ils sont tous persuadés qu'il est pédé, mais c'est parce qu'ils sont jaloux, surtout Cédric, que je soupçonne d'avoir des vues sur Oscar. SI jamais il réussissait à le choper, je le vire.
Je les vire tous les deux.
Je crois d'ailleurs qu'il ne baise pas du tout. Cela fait exactement un mois que nous nous sommes rencontrés. Alors, bien sûr, j'ai mené l'enquête. Rodez n'est pas une si grande ville et Oscar ne passe pas inaperçu. Eh bien, je n'ai rien trouvé, pas la moindre liaison, pas le moindre ragot, ni chez les filles, ni chez les garçons. Il a peut-être un problème. Je ne sais pas comment lui en parler. Il va bien falloir pourtant, car si je ne l'excite pas, lui m'excite et cela commence vraiment à être trop frustrant.
Nous avons prévu d'aller au bal des pompiers pour le 14 juillet. S'il ne se passe rien, je me fais un pompier. Bien sûr, je n'en ferai rien. Si l'on sait que je sors avec Oscar, personne ne sait qu'il ne se passe rien entre nous et je ne voudrais donc pas passer pour une fille légère, autrement dit une traînée ou bien encore une salope. Le mot est lâché.
En revanche, je vais lui en parler dimanche. Les flonflons de la fête nationale me donneront peut-être le courage de le faire.
Je ne lui ai pas posé davantage de questions. J'étais un peu abasourdie et les questions qui me venaient à l'esprit auraient sans doute été déplacées. Elles l'auraient évidemment été. Et puis, Oscar ne m'a pas demandé ma main. Et je ne suis pas certaine, en fait, d'avoir envie de la lui donner.
Bon tout cela doit être reconsidéré.
C'est très étrange, cette relation, car, cela ressemble bien à une relation amoureuse, sauf qu'elle se fait sans sexualité... ou presque. Quand je dis presque, c'est qu'une fois, alors qu'il m'avait raccompagnée chez moi, que je ne lui proposais pas de monter pour ne pas le gêner, il m'a fait un petit bisou sur les lèvres pour me dire au revoir. C'était vraiment trop mignon et cela ne m'était pas arrivé depuis l'âge de douze ou treize ans. Ce petit bisou a un prix incroyable. D'abord, il est la preuve que notre relation n'est pas seulement une relation amicale. Il y a bien de l'attraction sexuelle qui circule entre nous. Et puis, il a provoqué en moi un trouble étrange, assez inattendu : je me suis sentie vierge. Or, cela fait déjà une vingtaine d'années que j'ai perdu ce que l'on appelle la virginité physique. Je ne veux même pas me rappeler comment et avec qui, tant je n'ai jamais accordé à l'hymen une quelconque importance si ce n'est un des outils que le patriarcat a inventé pour mieux asservir les femmes.
Mais, ce soir-là, après qu'Oscar m'a eu embrassée, je me suis sentie vierge. Je ne me suis pas sentie pure. Il ne faut pas exagérer et aucun ange n'est venu m'annoncer que je portais le fils du Seigneur. En fait, je dis que je me suis sentie vierge alors que je suis peut-être seulement amoureuse.
Quel drôle de type, quand même... Cultiver ainsi ses appâts à la salle de sport et ne pas passer à la casserole. Je me rends compte que ce propos est sexiste. Si l'on disait cela d'une femme devant moi, je ne manquerais pas de le relever.
J'imagine qu'Oscar sait que je ne suis pas vierge, ou bien qu'il l'a deviné. Je vais quand même le lui confirmer.
Ou bien alors, je vais le lui écrire. Quel support choisir ? Le texto paraît assez inadéquat. Le mail ne l'est pas davantage, tant il semble réservé aux échanges professionnels formels ou aux lettres d'insultes. J'imagine mon mail au milieu des spams... Mail 1 : promotion sur les escalopes ; Mail 2 : je ne suis plus vierge... la révélation ! ; Mail 3 : un soin offert pour toute épilation du maillot...
Quoique je ne sache pas qu'Oscar reçoive des publicités pour l'épilation du maillot. Mais bon.
Je pourrais peut-être d'ailleurs compléter mon offre de coiffure-manucure par un salon d'esthétique queer et puis aussi un salon de massage. Bon, je ferais peut-être mieux d'ouvrir un bordel.
Mais, je ne sais toujours pas comment je vais lui dire quelque chose qui va d'évidence : je te jure, Oscar, j'ai déjà couché avec des garçons.
Du coup, je l'ai un peu cuisiné pour savoir d'où lui venait ce vœu très contraignant. Contrairement à ce que j'avais imaginé, cela ne vient pas de son éducation. Ses deux parents sont communistes. Ses grands-parents aussi étaient communistes. Certes, cela montre un goût peut-être atavique pour les dogmes, mais je ne crois pas que le Parti imposait la virginité jusqu'au mariage. Peut-être en URSS, mais pas en France. Il faudrait que je vérifie cela un jour.
Oscar me propose de partir avec lui le weekend du 15 août. Cette année, cela tombe un jeudi. Cela suppose donc que je quitte les salons le vendredi et le samedi. J'ai confiance dans mon équipe. Il m'a proposé d'aller à Palavas-les-Flots. J'ai accepté. Sa grand-mère a acheté il y a trente ou quarante ans un petit appartement avec, me dit-il, vue sur la mer. J'espère qu'il y a deux chambres ou bien des lits-jumeaux. Sinon, cela risque d'être quand même un peu compliqué.
D'habitude, dans ce genre de situation, j'aurais un peu peur que le mec me saute dessus pendant la nuit, voire après l'apéritif. Cette fois, je me trouve dans la situation où je crains moi de lui sauter dessus par inadvertance, même si je ne crois pas vraiment que l'on puisse sauter sur quelqu'un par inadvertance si on n'en a pas le projet. Le problème est donc pour moi de savoir si j'en ai le projet ou non.
Je n'en ai pas le projet. J'ai décidé de respecter son choix et de ne pas insister.
Il reste à déterminer quelle est notre relation. Ce n'est pas vraiment une relation amicale. Ce n'est pas une relation amoureuse. Nous ne formons pas un couple. Serions-nous des fiancés ? Je n'ai jamais manifesté le désir de me marier et encore moins celui d'avoir des enfants. Et puis, Oscar ne m'a pas proposé le mariage.
Je me concentre sur le bénéfice attendu : aller à la plage avec un super beau mec qui ne va pas aller draguer à gauche à droite. Ce qui ne se passera pas la nuit demeurera un secret. Le bénéfice est donc surtout un bénéfice narcissique.
Je dois bien avoir un vieux maillot de bain. De toute façon, comme je n'ai pas pris ni perdu un gramme depuis l'été dernier, aucun risque que je n'entre pas dedans.
J'ai une question existentielle. Est-ce que l'on a besoin de se faire belle quand on sait que l'on ne va pas coucher ? J'entends déjà les réponses : il faut que je me fasse belle pour moi, pas pour les autres. Voilà bien une réponse hypocrite. La plupart des filles qui font cette réponse sont les mêmes qui traînent en peignoir jusqu'à onze heures du matin le weekend sans penser un seul instant qu'elles pourraient se faire belles juste pour elles. Je suppose que c'est la même chose pour les mecs. C'est sans doute encore plus répandu. Sauf bien sûr pour les mecs qui aiment se faire belles. Mais, je suppose que ce n'est pas le cas d'Oscar. Il est du genre à se réveiller tôt, faire trois cents pompes dans la cuisine en prenant son thé sans sucre, se doucher, choisir ses vêtements dans sa penderie bien rangée et être impeccable jusqu'au soir, habillé ou non.
Ce garçon m'épuise. Pour le moment, je ne lui trouve aucun défaut. Sauf qu'il ne couche pas, bien sûr. Mais, tout compte fait, est-ce un défaut ? S'il couchait, je pourrais au moins me dire qu'il n'est pas un très bon coup.
Oscar ne m'a pas demandée en mariage. Je me demande d'ailleurs si j'accepterais. En tout cas, je lui suis fidèle. Oscar pas coucher moi pas coucher non plus... Bon, il va falloir quand même que ça cesse un jour. Je ne vais pas aller comme ça jusqu'à la ménopause. Certes, j'ai encore le temps... Mais... justement, le temps est compté pour nous les femmes.
Cette histoire demande bien sûr que je fasse le point sur mes relations à l'église catholique. J'ai été baptisée. J'ai fait ma communion et depuis, je ne suis plus allée à l'église que pendant les vacances pour les visiter. Je n'ai aucun goût pour la musique religieuse ou les bondieuseries en général. SI je me marie avec Oscar, il faudra qu'il accepte que je n'aille pas avec lui à la messe dominicale. Je le soupçonne d'ailleurs d'aller à la messe plus d'une fois par semaine.
Je me relis. L'évocation du mariage avec Oscar me laisse perplexe. Il n'a jamais été question de ça et il était bien clair que ce joli garçon n'est qu'une amourette de passage. Mais, pour qu'il y ait passage, il faut qu'il y ait trajet et destination. Je n'avais pas envisagé que le mariage puisse être la destination.
Il y a quand même un problème. Il faut que nous nous confessions pour commencer sur le bon pied de l'absolution. J'ai dit au curé qu'il devait prévoir du temps, car je ne me suis pas confessée depuis ma première communion, et cette première fois avait aussi été la dernière. Quelques jours après, j'avais rencontré Stéphane qui m'avait bien plu et j'avais ainsi découvert les plaisirs charnels et l'euphémisme.
Oui, j'ai péché, j'ai beaucoup péché, mais plus en actes qu'en pensées.
Samedi dernier, tous les deux avec un prêtre, nous nous sommes interrogés sur la place de la sexualité dans notre vie. Curieusement, c'était moi la plus gênée. Oscar ne l'était pas vraiment. Il distinguait je trouve assez clairement ce qui relève du désir charnel, qui n'est en soi ni bon ni mauvais et l'amour charnel pour l'autre, dans le mariage, creuset de l'enfantement.
Je n'ai pas poussé la question mais, depuis que nous sortons ensemble, c'est à dire maintenant plusieurs mois, je n'ai jamais vraiment constaté chez lui de désir charnel prononcé. Mais, je me trompe peut-être. Pourtant, il y a des choses que les hommes ne peuvent cacher. La prochaine fois que nous abordons ce sujet avec le prêtre, je lui demanderai s'il a des érections et en quelles circonstances.
J'admets que la question pourra sembler frontale sinon brutale.
Au salon, les collègues se moquent de moi et m'appellent « la bonne-sœur ». Pour mon anniversaire, ils m'ont offert une coiffe qu'ils ont certainement trouvée au rayon « farces et attrapes » de je ne sais quel magasin. Je prends le parti d'en rire. D'une part, je ne vois pas bien ce que je pourrais faire d'autre, d'autre part, cela m'est un peu égal et ce n'est pas méchant. Je sais bien que Cédric fait les yeux doux à Oscar et qu'il est persuadé depuis le début qu'il est gay. S'il savait que nous ne couchons pas ensemble, cela redoublerait ses doutes et ses suppositions.
Mais le parcours de discernement que nous effectuons doit nous conduire vers le mariage. Si jamais nous nous marions, il faudra bien que nous couchions ensemble, au moins pour avoir des enfants.
Je vais demander à me confesser une nouvelle fois. La première fois n'a pas été aussi traumatisante que je le craignais et n'a pas duré bien longtemps, et pas parce que le curé était pressé. Il m'a dit que je n'avais pas péché contre l'Esprit et que cela était le plus important. Pour le reste, il m'a donné l'absolution sans sourciller beaucoup. Il est vrai que je cherche surtout à être bonne. Et quand je ne le suis pas, je m'en repens.
Je vais finir par mettre cette coiffe qu'ils m'ont offerte. Rien que pour les embêter. Je le dirai en confession.
La plupart des intentions concernent la guérison du corps ou de l'âme et s'adressent à Marie. On dirait que Marie n'a que ça à faire. Enfin, j'exagère parce que beaucoup s'adressent aussi à Jésus et souvent aux deux et même à Joseph. Je me demande si on leur a appris que la sainte Trinité, ce n'est pas celle formée par Jésus, Marie et Joseph. Mais je suppose qu'ils le savent quand ils vont à la messe et qu'ils entendent que c'est au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit que tout cela se produit. D'ailleurs, je m'aperçois que j'écris tout au masculin alors que l'on comprend bien que la plupart des intentions de prière sont données par des femmes. D'ailleurs, dans les églises et même le dimanche pour la messe solennelle, il n'y a presque que des femmes. Au moins, cela leur donne une occasion de sortir.
J'ai plusieurs prières pour la guérison d'enfants malades. Je crois que cela va me prendre la journée.
Alors que je sanglotais idiotement, Oscar est arrivé par surprise. Il ne devait pas passer. Il a vu que je pleurais. Il ne m'a rien demandé et il m'a prise dans ses bras. Il m'a serrée fort. Mon désir pour lui était immense et je sentais aussi son désir contre moi, qui cherchait à me rejoindre.
Nous nous sommes embrassés. C'était l'heure de l'ouverture. Il ne s'est rien passé de plus mais moi aussi, je me suis sentie femme.
Je veux croire que c'est notre embrassade du 16 novembre qui a déclenché quelque chose. J'en vois qui rigolent en pensant que cette embrassade a surtout déclenché une érection évidente chez Oscar. Ceux-là ne comprennent rien à l'amour. Il n'y a d'ailleurs pas que chez Oscar qu'elle a déclenché quelque chose.
Heureusement que personne ne lira jamais mon journal, qui est intime lui aussi.
Nous nous sommes concertés rapidement. Si l'on veut se marier avant la fin de l'année, il faut aller à la mairie dès lundi et réserver. Il peut parfois y avoir embouteillage, même à Rodez. Si c'est le cas, nous irons nous marier dans un petit village où nous sommes certains qu'il n'y aura que notre mariage cette année, voire l'année prochaine. Pour l'église, nous avons déjà réservé le prêtre. Ce sera celui qui nous a accompagnés dans notre parcours de discernement.
Je n'écrirai pas ce que j'ai discerné le mieux.
