Valentine vit et travaille à Saint-Martin-de-Londres dans l'Hérault.
Ce n'est pas que je ne veuille pas aller au collège en général. Je ne veux plus aller dans ce collège et je vais bien trouver le moyen de ne plus y aller... De ne plus y aller du tout.
Je pense que j'ai réussi à convaincre mes parents de me changer de collège. Les grands-parents leur ont dit qu'ils participeraient aux frais de scolarité à la condition que je me remette au travail. Les adultes détestent qu'on leur fasse du chantage, mais ils considèrent cela tout à fait normal quand il s'agit des enfants. J'ai promis-juré de bien travailler. J'en ai bien l'intention. Sauf si je rencontre les mêmes problèmes qu'à Villon. Moi, mon rêve, ce serait d'être pensionnaire. Mais ça, ils ne le voudront jamais...
Je visionne en boucle des vidéos de chanteuses pianistes. La plus incroyable, c'est bien sûr Barbara. En plus, ça rassure ma mère que j'écoute Barbara. C'est étonnant, car, les chansons de Barbara ne sont pas si gaies.
La crainte de ma mère, c'est que je fasse une tentative de suicide. Je ne sais pas comment faire pour la rassurer. Je n'ai absolument pas de pulsion de ce genre et puis, ce n'est pas non plus parce que je me suis fait faire un tatouage en cachette que je vais me droguer. Mes parents voulaient absolument savoir qui a fait ce tatouage, sans doute pour le dénoncer à la police. Ils ne savent pas que j'avais fait une fausse autorisation parentale. S'ils l'apprennent, je pense que ça ira très mal pour moi.
Pas grave... Mes parents n'ont pas remarqué le caractère un peu osé de ce couplet.
Elle a de la chance d'ailleurs. Moi, j'ai bientôt quinze ans et ce n'est pas demain que mon jupon risque de voler. Je suis trop jeune et surtout, je ne vois pas avec qui. Et il faudrait que j'échappe à la surveillance incessante des parents. Je préfère travailler mon piano et ma voix.
Mais bon, j'ai encore des progrès à faire. Je butte toujours sur les mêmes notes et ma voix est mal placée. Je dois changer de professeure. Avec celle-là, je n'y arriverai jamais. Je sens bien qu'elle ne croit pas du tout en moi et qu'elle trouve que se présenter à un « télé-crochet », comme elle dit, n'a strictement aucun intérêt. Il faudrait que je trouve quelqu'un genre André Manoukian... Mais si je demande à mes parents de m'emmener à Montpellier pour mes cours de piano, ils vont criser. C'est certain.
Alors, je me suis tue. C'est encore ce qui les déstabilise le plus. Je me suis tue et je suis restée immobile, complètement immobile, comme une statue. Et, soudain, j'ai hurlé. Ça aussi, ça les déstabilise. Ils ont peur que les voisins croient qu'ils me maltraitent. Et puis j'ai tourné les talons et je suis allée dans ma chambre, sans même fermer la porte à clé.
Je les connais par cœur. Ce n'est même pas drôle de les conduire où je veux.
En tout cas, je n'y suis pas encore. C'est une valse. Barbara adorait les valses. Mais, c'est une valse qui swingue.
Et puis il y a ce petit sourire quand elle évoque l'amour à Göttingen, comme si cela lui rappelait des souvenirs. Je vais dire à papa et maman que je veux trouver une correspondante allemande à Göttingen.
Je progresse. Ma prof le dit et je l'entends. C'est d'ailleurs ça le plus important, que je l'entende. Je peux presque chanter Göttingen en entier sans faire trop de fautes d'accord. Ce qui n'est pas encore au top, c'est le rythme et le phrasé.
Ce qui est difficile avec Barbara, c'est qu'on a toujours l'impression, quand on l'entend, qu'elle improvise et qu'elle vient d'inventer la chanson qu'elle chante. Tout est léger et fredonnant, même quand elle évoque la mort de sa mère. Mais L'Aigle noir est léger et pourtant la chanson n'a rien de léger. Or, quand on est encore malhabile au piano, comme je le suis, on compte et on martèle. Exactement le contraire de Barbara.
Alors je me dis qu'elle aussi a été enfant et qu'elle a été malhabile... Elle le dit d'ailleurs dans une de ses chansons.
Après le repas, ma mère est entrée dans ma chambre et m'a demandé ce qui n'allait pas. Elle avait donc bien entendu quelque chose... Je lui ai dit que ce n'était pas grave, que je ne progressais pas en piano, que je ne serai jamais prête. Elle m'a dit qu'au contraire, elle trouvait que je progressais beaucoup et que mon jeu était beaucoup plus musical qu'il y a quelques semaines. Je l'ai embrassée. Et je suis allée me coucher.
Je veux faire autre chose. Mais c'est encore un secret. même ici. On ne sait jamais.
Il pleuvait. Mais nous avions pris nos précautions. La CGT avait distribué des capes imperméables à ses adhérents... La chance.
Bon, il y a bien eu un moment un peu relou, celui de la prise de parole devant l'Agora. Ça a duré au moins 40 minutes. En plus moi, j'étais loin, je n'entendais rien alors j'ai remis mes écouteurs en douce sous mon bonnet. Je les ai enlevés place de la Comédie. Il n'y avait plus rien à entendre que les grosses basses de la techno. Vers 12h30, c'était plié. On est allé au restaurant et puis on est rentré à la maison.
J'ai fait deux heures de piano, sans chanter.
Mon projet avance doucement. Mais j'ai des pistes. Rien de sûr encore.
Mais le plus difficile, c'est de trouver le nom du groupe. Je ne vais pas le choisir toute seule. Il faut que ce soit collégial. L'idéal, serait que toustes les musicien·ne·s soient non-binaires... Et donc moi aussi. Mais je ne me sens pas vraiment non-binaire, donc je ne vais quand même pas me forcer. Quant au guitariste, je ne pense pas que ce soit dans son projet.
L'année dernière, c'était plus simple, on était tous·te·s derrière nos écrans et la·le chef·fe, c'était cellui qui avait organisé la visio et qui pouvait donc l'arrêter à sa convenance. En fait, dans la plupart des cas, c'était la·le prof·fe. L'ordre social était respecté, même en temps de pandémie, même dans ce qu'ils appellent l'espace numérique.
D'ailleurs, je suis sûre que cette pandémie va susciter en fait un regain d'autoritarisme. Maintenant que l'on sait que la population peut être confinée et contrôlée par QR-Code, cela ne va pas manquer de donner des idées. Cela pourrait être un titre de chanson : QR Code. Je vais vérifier que ça n'existe pas déjà.
On va chanter les chansons de qui ? Peut-être pourrais-je en écrire, moi, plutôt que de faire des reprises. Je vais y penser.
Il faut encore trouver le style de notre interprétation et c'est moi en plus qui vais chanter. Mais sans piano. Je ne saurai jamais interpréter vocalement cette chanson si je dois jouer du piano en même temps. C'est moins à cause des notes qu'à cause du rythme, qui, en fait, est très subtil. On doit donc trouver un·e pianiste. Je vais demander à ma professeure.
Mais personne ne joue de trompette ni d'aucun instrument à vent dans le groupe. Heureusement d'ailleurs, car il ne peut ainsi y avoir de comparaison impossible avec Miles Davis.
J'ai beaucoup écouté au casque la version de Davis. Et, à chaque fois, à la fin du solo de trompette, vers la dixième minute, juste avant que les spectateurs applaudissent, je pleure. Je me demande bien pourquoi. Cet air, c'est une représentation du sentiment amoureux et du manque dans le sentiment amoureux. C'est ça qui me fait pleurer.
Le problème est qu'écouter de la musique est une chose et jouer de la musique en est une autre. Nous nous sommes attaqué à un monument et j'espère qu'il ne va pas s'écrouler sur nos petites épaules.
Le guitariste a arrêté la bière et aussi la cigarette et aussi les joints. Il s'endormait pendant les morceaux. Cela dit, je l'apprécie de plus en plus. Et maintenant, il sent bon. Je ne vais pas me raconter d'histoires en allant imaginer que c'est pour moi.
Je m'aperçois que je n'ai pas encore écrit son prénom. Il s'appelle Tristan, mais il trouve cela triste comme prénom et surtout très froid. Moi je trouve que c'est un joli prénom, mais je n'ai pas le droit, non plus qu'aucun de ses proches, de le nommer ainsi. Il s'est choisi un drôle de pseudonyme, qui est aussi son nom de scène : Crescendo.
Crescendo n'est pas un prénom et moi je trouvais de prime abord que cela ressemblait plutôt à un nom de chien ou de chat. Mais l'identification animalière s'est estompée. Crescendo, c'est ce grand type un peu gracile qui m'a prise dans ses bras et avec qui j'ai eu ma première relation sexuelle. C'est Crescendo le guitariste qui sent bon et c'était bien pour moi qu'il faisait des efforts de toilette.
Je me demande si je vais le dire à ma mère. Cela risque d'être un moment pénible. Elle voudra savoir si nous nous sommes protégés et je la rassurerai sur ce point. Peut-être ne posera-t-elle pas d'autres questions... Je suis certaine qu'elle ne voudra pas que en parlions à papa.
Bon, c'est fait. Il ne faudrait pas oublier le plus important : la chanson.
En tout cas, je ne suis pas enceinte.
J'ai mis ma mère dans la confidence et elle a été super. Elle n'en a pas profité pour dénigrer Crescendo en disant par exemple que c'est mieux ainsi, que ce n'était pas un garçon pour moi et qu'il va maintenant vraiment falloir travailler.
J'entre au lycée à la rentrée. J'étais à deux doigts de redoubler mais les profs ont jugé qu'il était préférable de m'immerger dans une nouvelle ambiance. Du coup, pour les remercier, on leur a fait un joli concert lors de la fête de fin d'année avec le groupe. C'était la première fois que nous nous produisions dans le collège et beaucoup ont été étonnés de voir comment je me transformais pour les concerts.
Mais, cela aussi je vais arrêter. Se donner un look particulier pour faire de la musique, c'est déjà abdiquer quelque chose de soi. Et puis, vu mon habit de scène, qui est aussi un déguisement, ce serait Halloween toute l'année.
Heureusement que je ne suis pas enceinte... Pauvre enfant.
Moi, j'ai décidé de jouer la fille parfaite. Je ne râle pas. Je ne demande rien. S'ils me proposent une glace, j'accepte avec plaisir. S'ils ne m'en proposent pas, je ne réclame pas. Je ne suis pas le nez sur mon téléphone, que je n'emporte d'ailleurs, ni à la plage, ni à table. Je mange de tout et je trouve tout délicieux. J'ai accepté bien volontiers toutes les promenades touristiques qu'ils ont proposées. Et encore une fois, je n'ai pas râlé. La seule chose : je ne ris pas. Je peux jouer la comédie mais je ne peux pas feindre le rire. Ils se rendraient compte instantanément que je me fous d'eux.
Bien sûr, comme plaisanterie, c'est cher payé... Mais bon. Cela m'évite de trop penser à Crescendo. Et s'il lui était arrivé quelque chose ?
Sur la plage tout à l'heure, ma mère m'a fait remarquer qu'un garçon me regardait. Je n'ai pas levé la tête. Elle est venue ce soir me voir dans ma chambre pour me demander ce qui n'allait pas. Je lui ai dit que tout allait bien, mais que j'étais trop occupée par la lecture de La Princesse de Clèves. Elle n'a pas insisté et elle est sortie de la chambre, mais je crois qu'elle s'est doutée de quelque chose. Je ne lis évidemment pas La Princesse de Clèves. Je l'ai déjà lu trois fois et ce n'est pas au programme de seconde l'année prochaine.
Je n'ai pas de nouvelles de Crescendo et ses parents non plus. Ce qui est bizarre, c'est que cela n'a pas l'air de les inquiéter. Ils n'ont en tout cas pas fait de déclaration à la police, eux, pour disparition inquiétante. Ils savent peut-être où il est, en fait.
Je vais entrer au lycée jeudi. Je ne sais pas comment je vais m'habiller. Vais-je rester comme je suis maintenant. Pour avoir la paix au lycée, ce n'est pas plus mal. Mais tous mes potes vont croire que j'ai vu la vierge... En même temps, il y aura plein d'élèves qui ne me connaissent pas et aucun prof ne me connaît. Je vais rester jeune fille modèle. C'est mieux.
Le jour de la rentrée est pénible. On devrait pouvoir en être dispensé. On vous sermonne par avance, on vous explique des choses que vous savez déjà sans vous dire ce que vous aimeriez savoir. Il faut faire connaissance avec de nouvelles personnes, ce qui est un risque que je n'aime pas prendre. J'ai déjà assez de difficultés avec les gens que je connais sans devoir en ajouter de nouveaux à ma liste.
J'ai demandé à mes parents de ne reprendre le piano que plus tard dans l'année. Je ne suis plus très motivée après cette aventure un peu désastreuse avec le fameux Crescendo qui ne s'appelait en fait que Tristan. Il n'a pas réapparu et ce n'est pas très grave. J'en ai fait mon deuil.
Je voudrais pouvoir écrire des chansons. Je vais le faire et prendre des cours de composition. Ce sera sans doute dur mais plus amusant. Je pense qu'il y en a au conservatoire à Montpellier. Je vais me renseigner et je pense aussi avoir le niveau pour cela.
Pourquoi faut-il toujours ces temps d'apprentissage pour tout. Ce serait quand mieux de pouvoir télécharger directement connaissances et compétences dans le cerveau.
Hier, après les cours, un garçon est venu me voir pour me montrer, disait-il une vidéo sur son portable. Je ne me suis pas méfiée. J'ai regardé et cette vidéo, c'était le concert que nous avions donné avec le groupe, avec Crescendo, avant les vacances, au collège. Je me suis donc vue. Ou plutôt, j'ai vu de moi ce que je n'avais pas vu quand les vidéos avaient tourné sur les réseaux sociaux. J'ai vu une enfant qui voulait faire la grande. J'ai vu une enfant qui regardait un guitariste plus vieux et plus grand qu'elle comme si elle lui demandait de l'aide. J'ai vu une enfant qui demandait de l'aide à un homme. J'ai vu une enfant complètement perdue.
Alors, la cage autour de moi a explosé. J'ai commencé à pleurer et le pauvre garçon qui me montrait la vidéo et dont j'ai même oublié le nom ne savait pas quoi faire, n'osant visiblement pas me prendre dans ses bras, ce qui m'aurait cependant fait sans doute du bien. J'ai commencé à pleurer de plus en plus fort et puis aussi à crier. Je ne pouvais pas m'arrêter. Il y avait quelque chose de plus fort que ma conscience qui me faisait hurler. Le lycée a appelé les secours et on m'a emmenée aux urgences psychiatriques. Je pense que l'on m'a donné des médicaments pour me sédater. J'ai beaucoup dormi. Je sortirai peut-être demain m'a dit le médecin.
Je suis hospitalisée dans la meilleure clinique psychiatrique du coin. Il a fallu que ma mère précise que c'était la meilleure. J'ai failli lui demander si ça lui coûtait cher. Quant à mon père, il est venu deux fois depuis que je suis là et il n'a pas quitté son téléphone portable des yeux. J'ai joué gros et je lui ai dit que je savais qu'il avait une maîtresse. Ce niais m'a demandé comment je le savais. Il n'a pas regardé assez de séries à la télé parce que c'est quand même un des trucs les plus lourds que l'on puisse mettre dans une série bon marché.
Je me demande combien de temps cette remontée en apnée va prendre. De toute façon, j'ai raté ma seconde. J'ai bien essayé de regarder les livres que j'ai demandés mais je ne peux pas lire. Je ne peux pas regarder la télévision. Je ne comprends rien à rien.
Ce sont peut-être les médicaments.
Je les déteste au moins autant que mes parents.
Ce qui m'a fait craquer, je crois, lorsque j'ai vu la vidéo de moi en chanteuse adolescente un peu déchirée, c'est que je me suis vue comme étant moi mais étant une autre que moi. Cela a produit comme une détonation dans mon cerveau qui a été suivie d'une douleur terrible. C'est difficile à décrire une douleur mentale. Ce n'est pas avoir mal à la tête, c'est avoir mal à l'esprit, mal à la conscience.Enfin, c'est ce qui est venu dans la parole avec la psy.
Je vais donc faire la diète des images, la diète de l'internet et donc la diète des réseaux sociaux. J'ai demandé à ne pouvoir utiliser que l'ordinateur du C.D.I. qui a un internet limité. Ils l'ont indiqué dans la brochure publicitaire. J'ai demandé aussi à ne pas avoir de téléphone portable. La première mesure, c'est surtout pour ne pas recommencer la recherche éperdue de Crescendo sur tous les réseaux sociaux possibles. La seconde, c'est pour éviter que mes parents m'envoient des S.M.S me demandant comment je vais ou me disant qu'ils m'aiment comme si leur amour supposé pouvait en quoi que ce soit m'aider.
J'ai compris ce que je fais ici et c'est ce que je me suis proposé et c'est certainement parce que c'est moi-même qui le le suis proposé que ça fonctionne plutôt bien. Je suis en cure de désintoxication, mais ni de tabac, ni d'alcool, ni de substances autres mais bien du smartphone.
Je l'ai là, à portée de ma main alors que j'écris ici dans ce carnet fidèle. Mais il est éteint. J'ai prévenu mes parents que mon téléphone serait allumé pendant deux heures uniquement : entre midi et treize heures et entre dix-huit heures et dix-neuf heures et que je ne lirais donc leurs messages ou répondrais à leurs appels uniquement pendant ces deux créneaux horaires.
Sur le téléphone, j'ai désinstallé toutes les applis de réseaux sociaux et autres vidéos en ligne. A fortiori, les applis de jeux débiles ou non débiles.
Certes, j'ai toujours mon ordinateur mais les connexions à l'internet sont restreintes.
Et je pense que je me sens mieux grâce à cela. Cet environnement numérique était pour moi toxique.
J'ai revu aussi quelques copines, que j'ai vite délaissées, peinant à comprendre pourquoi elles étaient ainsi accrochées à leur téléphone pour regarder des films sans intérêt ou communiquer par onomatopées et abréviations sur des sujets tout aussi éphémères que futiles.
Mes parents ont été charmants. Ils l'ont d'ailleurs toujours été. Ce sont de bons parents aussi inefficaces pour mon éducation que le sont habituellement les parents.
J'ai revu avec plaisir cependant mon piano et ma guitare et j'ai presque failli en jouer un peu. Je n'en ai rien fait, ne sachant pas très bien ce qui m'en empêchait.
J'ai hâte de retourner au pensionnat. Je reprends lundi. Je ne sais pas ce que nous allons faire ce weekend. Je vais accompagner mon père au marché et nous mangerons du poulet dimanche. On pourra presque donner le change sur le bonheur familial.
Il fait de plus en plus froid. La nuit le chauffage est coupé. On nous dit que cela nous endurcira. Je me demande un peu pourquoi on ne nous dit pas la vérité. Il suffirait de nous expliquer ce que nous savons : c'est pour faire des économies. Je ne suis pas contre que l'on fasse des économies sur le chauffage, surtout quand il est, comme j'ai pu le remarquer, au bon gros fuel lourd et pollueur. Après la livraison, tous les locaux sentent le mazout pendant plusieurs heures. J'imagine parfois que c'est l'odeur sur un bateau. J'arrive même à imaginer un paquebot et ce paquebot ne peut être autre que le Titanic.
Qui suis-je sur le Titanic ? Je pense aux personnages du film. J'ai un penchant pour celui joué par Di Caprio et puis je me dis que c'est un fantasme sous influence. Alors, je m'imagine l'un des musiciens du salon, un de ceux dont personne ne connaît le nom. J'ai trouvé un document sur Wikipédia. Il y a leurs photos en noir-et-blanc. Ce sont tous des hommes. Je dirais qu'ils ont entre trente et quarante ans. L'un est peut-être plus jeune.
Je choisis celui qui s'appelle Hume, le dernier en bas à droite. Je trouve qu'il ressemble à Édouard Louis.
J'entends ma mère me dire que je ne peux pas m'identifier à un garçon en tant que fille. Je lui répondrais que je peux être fille et m'identifier à un garçon ou à un canard. Cela n'a rien à voir avec le genre.
Quel abruti celui-là ! Je vais bloquer son numéro. Je n'ai rien dit à mes parents mais j'ai dit au pensionnat que je n'acceptais que les visites familiales à l'exclusion de toute autre personne, masculine ou féminine. J'ai ajouté féminine pour qu'ils ne croient pas qu'il s'agissait d'une histoire de cœur.
S'agit-il d'ailleurs d'une histoire de cœur ? Je n'en suis pas certaine, mais cela y ressemble.
Je regrette d'avoir fait l'amour avec Tristan. Je regrette d'avoir perdu ma virginité avec ce garçon. De toute façon, je m'en fous puisque dès que je le pourrai, je serai un garçon moi aussi.
En fait, je suis un garçon. Je devrais dire à Crescendo qu'il a couché avec un garçon. Comme je soupçonne qu'il est homophobe, ça lui ferait les pieds.
Les garçons aussi peuvent être vierges. Mais eux, ça ne se voit pas. Quand je serai un garçon, je serai un garçon vierge. Et puis je ferai l'amour avec un autre garçon. Il ne sera sans doute pas vierge, mais je m'en moque.
Je sens bien qu'il faut que je me repose encore. Je vais en parler au médecin.
Donc, rien que pour ça, je ne vais pas me faire reconstituer l'hymen.
De toute façon, la virginité, c'est dans la tête. On peut être sainte et non vierge. Par exemple, cela m'étonnerait que Marie-Madeleine, qui était notoirement une fille de joie, fût vierge et rien dans les évangiles n'indique qu'elle ait demandé à Jésus de lui reconstituer l'hymen. Je peux même supposer que cela n'intéressait pas Jésus, quand on voit comment il traite la femme adultère, qui n'était certes pas vierge non plus ou alors c'est à n'y rien comprendre.
Crescendo est venu au pensionnat. Il m'a laissé un mot sur un bout de papier. Je n'avais pas dit que je ne voulais pas recevoir de messages papier. Alors, je l'ai eu. Et je l'ai lu. C'est touchant. Il demande pardon.
Je l'ai peut-être aimé tout compte fait cet imbécile. Mais c'est égal. Je ne l'aime plus et c'est comme si je ne l'avais jamais aimé.
Sauf pour la virginité. Cela va sans dire.
Ici, la religion, c'est en libre service. Pas de prière obligatoire, pas d'instruction religieuse obligatoire. Rien de tout cela. Mais c'est disponible si l'on veut. Il y a un prêtre aumônier, un pasteur et même un imam. Bien sûr, ils ne sont pas là à demeure, mais ils viennent sur demande.
J'ai fait remarquer que c'étaient quand même que des mecs, mais on m'a répondu que dans les trois religions du Livre, c'était comme ça. J'en ai conçu l'idée qu'il s'agissait bien de religions patriarcales, ce que ma prof de religion m'a confirmé.
En fait, notre génération doit considérer la lutte contre le patriarcat comme une obligation ardente.
Et la lutte contre le viol aussi.
Le discernement et le consentement devraient faire partie des matières obligatoires en troisième et en seconde. Cela pourrait être utile.
Je pense que cela m'aurait été utile.
Je vais donc rentrer à Noël. C'est-à-dire demain. Je vais demander à aller à la messe de Noël. Ils ne pourront pas me le refuser. Ils m'ont mis dans une pension religieuse, il fallait bien qu'ils s'attendent qu'avec une jeune fille comme moi, ça marche bien.
Même si ce n'est pas obligatoire, je prie tous les soirs. On nous envoie si on le souhaite des intentions de prière. Je sais qu'ils les prennent sur un site internet mais ce n'est pas grave. Depuis le début de l'avent, je participe à la prière des sœurs le matin à cinq heures. Elles en sont très heureuses et moi aussi.
Je vais faire croire à mes parents que je veux devenir bonne-sœur. Mais après Noël, sinon je ne vais pas avoir mes cadeaux ou alors, ils iront acheter un missel vite fait.
Je me sens bien.
Après, je me suis blottie contre ma mère sur le canapé comme quand j'étais petite. Le chat est venu nous rejoindre. C'était bien.
J'imagine parfaitement que tout cela peut paraître un peu mièvre. Mais ça ne l'est pas. Bien au contraire. J'ai appris désormais le prix de la tendresse.
Je sais bien que mes parents se demandent si tout cela va durer. Mais je peux les rassurer. Cela va durer. En fait, je crois que je ne suis plus une ado. Je suis toujours une adolescente, mais plus une ado.
J'ai hâte un peu quand même de retourner au pensionnat. Ce qui est bien là-bas, c'est que la question d'être ou ne pas être une ado ne se pose même pas.
Mais je ne deviendrai pas bonne-sœur. J'aime trop les hommes, je crois et je les aime charnellement. Cela est dit.
