Walter vit et travaille à Foix en Ariège.
Il n'y aura pas grand monde dans le parc, si ce n'est quelques retraités qui me ressembleront. Il y a quelque chose qui fait que tous les retraités se ressemblent. En tout cas, dans les parcs : ils promènent en laisse des chiens qui eux aussi sont vieux. On ne prend pas de jeune chien quand on est vieux, de crainte de mourir avant lui. Je ne sais pas s'il en va de même pour les chats. Je n'ai jamais eu de chat.
Fort heureusement, de mon salon, je vois sans difficulté les eaux de l'Ariège. Je suis heureux d'avoir trouvé un appartement dans ce drôle d'immeuble qui semble construit en porte-à-faux au-dessus des flots. Longeant la rivière, je vois la voie ferrée et puis, au-dessus, la route. Comment pourrais-je donc m'ennuyer ? À bien y réfléchir, la vue est assez cinématographique. Je pourrais m'amuser à prendre des photographies et en faire une série. Mais, c'est beaucoup plus amusant et intéressant de regarder cette vue sans prendre de photographies.
Comme je suis chez moi, j'entends très bien la voisine du dessus qui révise son cours de claquettes. Mais, je suis assez sourd et indulgent pour que cela ne me dérange pas.
Il y a bien cependant un problème : qui va sortir le chien ?
Marcher avec une canne, ce n'est pas seulement marcher avec une canne, c'est aussi admettre et montrer que l'on a un certain âge. C'est en fait très agréable et l'on pourrait imaginer que l'on puisse en faire l'usage sans en avoir strictement besoin. On peut s'y appuyer, on peut tracer des signes dans le sable, on peut faire des ronds dans l'eau et toutes sortes de figues.
Je suis très heureux d'avoir cette canne mais je dois empêcher le chien de la mordiller.
J'ai toujours donné des noms de rois à mes chiens, en remontant peu à peu dans le temps. Celui-ci, qui sera peut-être le dernier que j'aurai, je l'ai appelé Clotaire en référence de Clotaire Premier, roi des Francs en 555. J'adore les noms des Mérovingiens. J'ai hésité à l'appeler Clodomir, qui est frère de Clotaire, comme j'ai longtemps hésité sur l'orthographe que j'allais choisir. Fallait-il l'appeler Clothaire ou Clotaire ?
C'est en fait l'assistant du vétérinaire qui a choisi. Quand il a ouvert son dossier, il n'a pas mis de « H ». La décision était donc prise.
Je vais m'entraîner et commencer par prendre avec ma canne l'avenue de la Caranne. L'objectif premier sera d'aller jusqu'au panneau d'entrée de ville, car, c'est aussi là, si mes souvenirs sont bons, que s'arrête le trottoir. Il y a un petit belvédère un peu plus loin, mais je crains qu'il ne soit inatteignable pour un vieil homme à canne avenue de la Caranne.
Aujourd'hui, malgré le froid, j'ai réussi à dépasser le pontet qui enjambe l'Arget, un affluent de l'Ariège et, me sentant en jambes, face au numéro 6, j'ai avisé un petit escalier d'une douzaine de marche à peine qui mène à une sorte de balcon qui surplombe l'avenue et qui permet d'accéder au portail d'une belle propriété. Il faut ensuite redescendre jusqu'au goudron de l'avenue de la Caranne, face au numéro 8. On aperçoit clairement la gare et les trains régionaux dans leur livrée bleue et blanche.
Mais, arrivé en haut de ce supposé balconnet, je me suis aperçu qu'il s'agissait en fait de la rue Saint-Sauveur, venelle entre les maisons. J'ai donc décidé de redescendre vers le centre en empruntant ce chemin et j'ai pu donc voir le commencement du chemin qui conduit à la croix de Saint-Sauveur, curieusement appelé Chemin de Lizonne-Saint-Sauveur. Le caractère curieux du toponyme s'évanouit quand on sait que Lizonne est un hameau que l'on peut rejoindre par le même chemin.
Je suis resté un peu à l'embranchement du chemin où commence ma randonnée rêvée. Serai-je au printemps assez en forme pour oser y goûter ? Mon cœur en battait déjà la chamade comme lors de mes premiers émois.
C'est l'ancienne Nationale 20, avant la construction de la route à quatre voies et celle du tunnel de Foix. Pas une réussite ce tunnel... À peine creusé, il a été fermé pendant cinq ans et donc ouvert à la circulation seulement en 2001. Mais il est très surveillé. L'ancienne nationale, elle, sert de desserte à la zone commerciale, comme dans la plupart des grandes villes et même des villes moyennes.
Même si j'étais assez en forme pour marcher jusque là et que Clotaire le soit aussi, c'est impraticable pour un vieux piéton avec un chien, avec un vieux chien. C'est même impraticable pour un piéton quel que soit son âge et pas plus agréable pour un cycliste. Il faudrait que je trouve quelqu'un pour m'y emmener, ou bien que le vétérinaire accepte de venir. Je vais en parler à la dame qui vient m'aider pour le ménage. Elle connaît bien ces choses-là. Elle pourra me dire s'il existe un service de ce genre pour les personnes âgées qui ne peuvent emmener leur animal de compagnie chez le vétérinaire. Pourquoi tout devient si compliqué quand on vieillit !
Clotaire ne boite plus parce que j'ai finalement trouvé quelqu'un qui m'a emmené avec lui chez le vétérinaire en voiture. Je me suis tout bonnement adressé à une association qui dédie son action aux animaux. J'ai appelé et ils se sont occupé de tout. Ils ont pris le rendez-vous et sont venus nous chercher puis nous ont ramenés. Ils m'ont même demandé si j'avais de quoi payer le vétérinaire. Je ne pensais pas avoir l'air si vieux et si démuni. Je les ai remerciés, leur ai assuré que je pouvais payer le vétérinaire et je leur ai demandé si je leur devais quelque chose. Je ne leur devais rien, mais je pouvais si je le souhaitais adhérer à l'association, ce qui est déductible des impôts. Tout cela est parfait. Clotaire avait juste une petite épine dans la patte, que je n'avais pas remarquée. Et en plus ma vue baisse.
J'ai repris l'entraînement pour réussir à atteindre la croix de Saint-Sauveur. Avec toutes ces histoires, j'ai pris du retard... Mais, nous progressons Clotaire et moi. Mais, je ne le laisse plus courir dans les taillis. Je voudrais réussir à atteindre la première boucle du sentier. Mais il faut aussi que je sois certain de pouvoir redescendre. En fonction de la météo, les descentes peuvent être encore plus difficiles que les montées. Je me donne jusqu'à Pâques. Cela tombe bien, cette année, c'est assez tard. Le dimanche de Pâques sera le 17 avril prochain. Cela me laisse du temps.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas ri.
On ne dit pas assez que les vieilles personnes ne rient pas assez. On pense que la télévision et la radio pourvoient au rire de la nation. Rien n'est moins vrai. Je n'écoute pas les émissions comiques et je n'ai pas la télévision. Et quand, par hasard, malencontreusement, je tombe sur une émission supposée faire rire les auteurs, j'en suis accablé. Donc, ce rire inopiné était de bon aloi. Même si en fait, j'ai ri de moi-même et du bon mot que j'ai fait à mon sujet. C'est donc un rire égocentré.
Tant pis, rire de soi-même permet de rester en vie.
J'ai poussé jusqu'au siège du département de l'Ariège. Quel horrible bâtiment ! Avec ces deux ailes qui se voudraient comme deux bras ouverts, il ressemble à une sous-préfecture d'un pays totalitaire. Il est en outre en travaux pour en améliorer les performances énergétiques. Je ne sais pas si cela va aussi améliorer les performances des élus. On peut toujours l'espérer.
Quand je suis ainsi de mauvaise humeur, rien ne me sied. La ville est trop ceci ou pas assez cela... Peu importe. Je reprendrai demain mon entraînement vers la croix de Saint-Sauveur, cela me réussira davantage.
Mais, ça va mieux et je peux envisager de reprendre le chemin vers la croix de Saint-Sauveur.
Quand je me relis et que je constate que je pensais être arrivé à monter jusqu'à la croix pour Pâques, cela me fait sourire amèrement. J'en suis encore loin. Aurai-je réussi mon ascension pour l'Ascension, qui, cette année, est le jeudi 26 mai ? Rien n'est moins certain. Pourtant, la coïncidence m'aurait amusé.
Clotaire vieillit. Il a sans doute des rhumatismes lui aussi et il ne tire plus sur sa laisse pour courir ici et là. Tant mieux d'ailleurs, car, cela me fatigue moins.
Je sais bien que Clotaire et moi devons donner une image pathétique : le vieil homme et son vieux chien. Bientôt, certainement, ce sera le vieil homme avec son chien... sur les genoux sur une chaise roulante.
Vieillir pour les humains, c'est voir se fermer les portes devant soi. Vieillir pour les chiens, c'est voir l'espace se rétrécit autour de soi. Pour les humains aussi à la fois.
J'espère qu'il va se remettre. J'en ai déjà eu pour 100€. Je les dépense bien volontiers pour ce vieux compagnon mais, je ne pourrai pas suivre si ça continue trop longtemps. Je crains bien sûr ce que craignent tous les propriétaires d'animaux qui commencent à vieillir : l'euthanasie. Je ne voudrais pas être conduit à le faire euthanasier. Je ne crois pas que même en Suisse on pratique la double euthanasie chien-maître.
J'ai emprunté mille euros à la banque, qui me les a accordés. Je craignais de ne pas pouvoir payer les frais de vétérinaire, voire les frais de l'euthanasie et de la crémation.
Mais ne pensons pas au pire puisqu'il semble s'être éloigné.
Nous avons descendu aujourd'hui la rue qui passe devant chez moi. Un peu plus bas, il y a une centrale hydroélectrique qui fonctionne comme un moulin en captant l'eau dans un canal. Il y a comme une petite plage. Clotaire peut même se tremper, ce que je ne tenterai pas.
Ce qui est terrible quand tout va bien ou quand tout va mieux, c'est que l'on sait que ça ne durera pas mais qu'on a l'impression que ça pourrait durer ainsi toujours, avec ce vieux chien sur les bords de l'Ariège.
On ne peut pas dire que l'on a vraiment une jolie vue depuis ce premier virage. On aperçoit surtout la sortie de ville et ses magasins, le parking de la gare.
Le retour a été plus difficile. En descente ma hanche droite me fait mal. Mais nous sommes arrivés à bon port. Si nous montons plus haut la prochaine fois, nous pourrons peut-être apercevoir la chaîne des Pyrénées, vers le sud. Mais aujourd'hui, c'est jour de petite promenade toute plate le long de l'Ariège. Il ne faut quand même pas trop forcer.
C'est à croire que la croix de Saint-Sauveur ne veut pas que nous la rejoignions. Ce serait un peu fort, quand même ! En tout cas, la perspective d'y aller seul avec Clotaire s'éloigne. Il faut d'abord que le col de mon fémur se rétablisse et que je finisse les séances de rééducation qui m'ont été prescrites.
Il s'agit moins du Sauveur que d'un sauvetage...
Que comprennent les chiens des situations que vivent ceux que l'on appelle leurs maîtres ? C'est indécidable. Mais, il m'a bien semblé pourtant que Clotaire était désolé de me voir le cul sur le trottoir grimaçant de douleur. Il était évidemment heureux de me voir revenir de l'hôpital et inquiet à l'idée de ne pouvoir sortir. Cette dernière proposition est moins certaine. Cependant, qui pourrait assurer que les animaux ne sont qu'instinct et pulsions ? Il n'y a que certains conducteurs d'automobiles qui le soient, en fait.
Moi je ne me sens pas si âgé, même s'il est indéniable que je suis plus âgé que mon kinésithérapeute. D'ailleurs, passé un certain âge, il est bien incertain d'imaginer avoir un médecin, un infirmier, un kiné... plus âgé que soi. Moi, cela fait des années que cela ne m'est plus arrivé.
Même si je suis âgé, je suis plus jeune que Clotaire avec son âge de chien. Il est vrai qu'il a vieilli beaucoup plus vite que moi. Je le prends comme une délicatesse à mon égard.
Donc, samedi, nous allons enfin tenter l'ascension jusqu'à la croix de Saint-Sauveur, c'est-à-dire, dépasser le virage en épingle à cheveu. Je l'ai expliqué très paisiblement à Clotaire, lui disant qu'il ne faudrait pas qu'il tire sur sa laisse, pour éviter qu'il s'essouffle que je prendrai de l'eau pour lui et pour moi et aussi quelques croquettes pour le récompenser d'avoir été sage. Bien évidemment, il a compris tout ce que je lui disais. C'est à cela qu'il sert aussi : me comprendre.
J'ai des bâtons de marche, mais les utiliser suppose que Clotaire ne soit pas en laisse. Sinon, cela fait sur son encolure des à-coups qu'il supporte difficilement et qui l'épuiseraient et qui finiraient par m'épuiser moi aussi.
J'ai le cœur battant comme si j'avais rendez-vous avec une belle. Je ne sais pas depuis combien de temps je n'ai pas eu de rendez-vous galants. Peut-être trente ou quarante ans... Mais je n'ai jamais été un amoureux assidu et assez tôt, j'ai préféré la solitude à des rencontres destinées à finir en ménage et donc en scènes de ménage. Je crois que ma misanthropie s'exprime d'abord par la misogynie. Quelques femmes échappent à cela, qui sont les médecins, les infirmières et les vétérinaires. Allez savoir pourquoi !
Bon, je vais y aller avant qu'il ne fasse trop chaud.
J'espère quand même que ce ne sont pas les dernières lignes que je trace ici.
Dès qu'il fera moins chaud, et avant que ce ne soit l'hiver, nous y retournerons. Quelqu'un a dessiné sur la croix un cœur rouge. Je ne sais quoi en penser.
Pour le moment, c'est la canicule et nous sortons très peu, à peine pour faire la balade bi-quotidienne et nécessaire aux intestins de ce pauvre chien. J'ai un peu bousculé ses habitudes, mais il semble s'y être fait. Nous sortons avant six heures le matin pour échapper à la chaleur. Et le soir, après 19 heures. C'est un peu long pour lui et j'espère que cela ne va pas affecter sa santé. Cela dit les jours raccourcissent doucement et cela va s'accélérer. Et puis, il va bien finir par faire moins chaud.
Mon autre crainte, qui est la même crainte, est qu'un incendie se déclare dans l'immeuble et qu'il faille l'évacuer. Je ne nous vois pas courir dans les escaliers, tout boiteux que nous sommes l'un et l'autre.
J'imagine que nous en avons encore pour un bon mois de canicule et que nous serons miraculés l'un et l'autre si nous nous en sortons.
Peut-être que je dramatise un peu la situation, mais cette chaleur me tape sur le système, me fait suffoquer et les promenades sanitaires du vieux Clotaire me sont de plus en plus pénibles, autant, d'ailleurs, qu'elles le semblent être pour lui.
En tout cas, nous allons laisser passer les grands départs. Tous les trains sont complets et la foule ne serait pas propice à notre sérénité. Il faudrait encore que je trouve un meublé qui accepte les chiens et enfin que nous ayons assez d'énergie pour accomplir ce périple par cette chaleur.
Bref, ce n'est pas gagné.
Nous partons demain et nous rentrerons si tout va bien le 20 août. Si c'était nécessaire, il ne serait pas trop difficile d'organiser un retour anticipé. Le tout est d'éviter la toute fin du mois pour ne pas être dans les encombrements.
Je suis heureux à l'idée de ce voyage, peut-être plus à l'idée du voyage qu'à l'idée du séjour au bord de l'océan. Mais, je m'habituerai. Je vois déjà les regards attendris et presque compatissants des touristes. Regarde le vieux monsieur avec son chien ! Comme ils sont touchants ! Je vais bien prendre soin à les encourager. J'ai prévu des vêtements en lin et en coton de qualité, un canotier qui sera du meilleur effet. J'ai pris aussi le manteau de Clotaire en cas de pluie.
Tout tient dans la valise à roulettes et mes bagages sont prêts depuis hier.
J'espère ne pas être cambriolé en mon absence.
Quand on est en villégiature, on compense souvent le dépaysement par des détails que l'on rapproche de son cadre de vie habituel. Ici, pour moi, c'est un gros détail puisque c'est la voie ferrée. Elle coupe la station en deux. Il y a donc, comme à Foix, ceux qui sont de « l'autre côté ». Difficile de dire quel est le bon côté, car la voie ferrée est très proche de la côte et la plus grande partie des habitations se trouve donc de « l'autre côté ».
Il ne fallait pas que Clotaire et moi arrêtions l'entraînement et notre parcours aura donc été de suivre la voie ferrée vers l'ouest par une rue nommé « chemin des falaises ». On peut ainsi, selon l'humeur et la forme, égrener les plages de la côte et parfois, s'il n'y a pas trop de vagues, faire trempette. Je suis très frileux et je me suis aperçu que Clotaire a peur de l'océan qui bouge tout le temps et où les mouettes sont moins dociles que les canards, à supposer bien sûr que ce soient des mouettes, ce dont je ne suis pas certain.
Ces petites vacances, pour le moment, sont un succès et je me promets de recommencer. Mais nous irons au bord d'un lac. L'océan est trop agité.
Il m'est arrivé quelque chose d'amusant. Clotaire et moi avons été abordés par une femme, fort heureusement sans chien. C'est une jeunette qui doit avoir à peine soixante-dix ans. Cela nous arrive souvent et même par des femmes beaucoup plus jeunes qui trouvent avec nous l'occasion d'un échange avec un grand-père putatif qu'elles ont perdu ou le plus souvent qu'elles n'ont jamais eu. Clotaire grogne ou non selon les circonstances. Quand il grogne, la conversation est brève. Cette fois, il me semble que c'est différent. Elle ne s'adressait pas à son grand-père, ni même à son père ou à quiconque d'autre que moi.
Nous avons eu une conversation alerte, évoquant l'Éducation nationale et ses déboires. Elle était professeur agrégée de lettres classiques quand j'enseignais l'histoire et la géographie. C'est la première fois que j'évoque mon métier. Cela fait déjà si longtemps que je suis à la retraite.
Elle habite à Tarascon-sur-Ariège et elle a une voiture. Elle m'a promis que nous nous reverrons. J'ai acquiescé tout en restant circonspect. Je suis seul depuis toujours et je ne vois pas ce que j'aurais à partager à part mes vieilles douleurs et celles de mon chien.
Elle me propose d'aller nous promener vers les châteaux cathares. Je les ai visités il y a une quinzaine d'année mais je les revisiterais avec plaisir, si mes vieilles douleurs me le permettent.
Il va falloir que j'explique au vieux Clotaire que l'on va prendre la voiture pour une autre destination que celle du cabinet vétérinaire. Mais comme ce vieux chien lourdaud semble adorer la septuagénaire, cela devrait passer. Enfin je l'espère.
Il faut que je m'achète de nouvelles chaussures de randonnée et j'en profiterai pour changer les bâtons aussi. Je prendrai une gourde isotherme plus grande et plus légère. Je vais essayer de commander tout cela sur l'internet. Le magasin de sport est à la sortie de la ville et je ne vois pas comment je pourrais m'y rendre... sauf à demander à Coralie de m'y emmener, mais c'est un peu embarrassant.
Nous sommes donc rentrés tous deux tout propres et fort guillerets. Puis, nous sommes allés faire la promenade habituelle le long de l'Ariège où Clotaire a eu l'excellente idée d'aller poursuivre des canards dans la boue, pensant certainement que le passage chez la toiletteuse avait laissé sur lui des odeurs qui ne sont pas des odeurs de chien mouillé qui aboie sur les canards et de préférence dans une mauvaise boue stagnante. J'ai été bon pour le mettre sous la douche en rentrant, ce qu'il déteste, puis pour nettoyer entièrement la douche qui était une sorte de porcherie.
Je vais aller me coucher de bonne heure, comme dans le livre.
Je vais plutôt me tourner vers le nouveau Quignard qui a pour titre L'Amour la mer. Ce n'est pas que cela me semble de circonstance et cela n'a bien sûr rien à voir avec mes dernières vacances et ma rencontre de Coralie. D'ailleurs, l'action du roman se déroule au XVIIe siècle. Mais, j'aime le titre et Quignard, je trouve, est un excellent écrivain. J'aime dans sa prose le souffle ou bien j'aime le souffle dans sa prose. C'est une prose de randonneur.
Mais je ne vais pas dire à Coralie que je lis L'Amour la mer. Je ne voudrais pas qu'elle se fasse des idées.
Il s'agissait d'aller sur les hauteurs de Tarascon-sur-Ariège où disait-elle, vit une vieille cousine. Je m'imaginais rencontrer une vieille chenue montagnarde avec du poil aux pattes et sentant un peu la chèvre. Il n'en était rien. La vieille cousine en question avait à peu près mon âge, sans doute, c'est à dire à peine cinq ans de plus que Coralie. Elle est ma foi très sympathique, se prénomme Antoinette et fait de la randonnée. C'est pour cela que nous allions la voir, pour envisager qu'elle puisse nous guider sur les sentiers du coin, qu'elle connaît parfaitement.
Nous avons déjà fait une petite balade et c'était facile et très agréable, car Génat, le nom du village où elle habite, est sur un plateau, qui porte d'ailleurs le nom de Plateau de Génat. De là partent de très nombreux sentiers et si octobre est un peu doux, rien n'empêche d'envisager de commencer avant l'hiver.
Antoinette aussi a un vieux chien placide, qui s'est fort bien entendu avec le vieux Clotaire. C'était à croire qu'ils étaient devenus inséparables. Clotaire pleurait pour rester.
On reviendra bientôt.
Après le vétérinaire, nous sommes allés nous promener. Nous sommes entrés dans l'abbatiale Saint-Volusien, mais je n'avais pas le cœur d'admirer la statuaire. J'ai mis un cierge à la vierge pour Clotaire.
C'est le soir maintenant. Je ne sais pas depuis combien de jours, de mois, d'années, j'ai passé une soirée sans ce bon vieux chien toujours dans mes pattes. Et lui, d'ailleurs, doit se dire la même chose. Tout à l'heure, par réflexe, je me suis dit que j'allais l'appeler au téléphone. Cela m'a à peine fait sourire.
J'espère que je n'aurai pas de coup de téléphone funeste m'annonçant le pire. J'attends lundi avec impatience et je sais que je serai devant la porte de la vétérinaire dès avant l'ouverture.
Je sais bien qu'un jour ou l'autre Clotaire va partir. Je sais bien qu'il n'est pas raisonnable d'avoir espéré parfois partir avant lui, tout en m'inquiétant de le laisser seul. Et que l'on ne me dise pas que c'est parce que je ne suis pas marié et que je suis sans enfants. Cela n'a rien à voir. Je le sais. D'ailleurs Coralie avait les larmes aux yeux quand elle est repartie.
Il est trop tard pour prendre une assurance pour Clotaire. Il est trop vieux et les perspectives de cotisation ne couvriraient même pas l'incinération.
Il va falloir que j'y pense, tant pour Clotaire que pour moi. Je trouverai peut-être un contrat obsèques qui ne soit pas trop cher. Ils demandent rarement de certificat médical. Je me demande s'ils vont démarcher dans les EHPAD ou les hôpitaux de soins palliatifs. Très certainement. Je n'ai pas le cœur à vérifier.
Clotaire est à la maison. Il n'a pas encore le droit de sortir, ce qui le rend furieux. Il fait ses besoins dans l'appartement. Un vrai bonheur !
Coralie est venue nous chercher à la clinique vétérinaire. Elle avait l'air rassurée. Elle m'a proposé de nous faire les courses. Le problème, c'est que je ne peux pas lui passer ma carte de crédit pour payer, non que je craigne qu'elle la subtilise, mais surtout parce que je ne suis pas certain qu'elle passe encore.
Il va falloir attendre encore une petite semaine. Vendredi prochain ou au plus tard lundi, j'aurai touché ma retraite.
Je ne sais pas s'il y a de la pâtée pour chien chez les restaus du cœur. Peut-être. En plus, il est au régime ce vieux clébard et sa nourriture est passablement hors de prix. Je vais le jeter dans l'Ariège un jour. Ou bien moi. Ou alors tous les deux. Cela fera un joli fait divers pour faire pleurer les logements sociaux.
Et puis, il y a mes livres. Je n'aime pas m'en éloigner.
J'ai bien conscience que tout cela n'est que prétexte. En fait, j'ai un peu peur.
Mais, si j'en crois Clotaire, il n'y a pas de raison d'avoir peur et je n'ai qu'à lui offrir un livre. J'ai reçu dernièrement un roman qu'a écrit un ancien collègue de jeunesse qui connaît un peu de notoriété. Je vais le lui offrir. Je n'ai même pas enlevé la pellicule plastifiée qui l'entoure. Je pense que cela lui fera plaisir. Mais, je ne vais pas mentir. Je vais lui dire que je l'ai reçu. En fait, si l'on y réfléchit, le mode d'acquisition d'un cadeau que l'on fait n'importe guère. Je ne cherche pas à acheter quoi que ce soit.
Je vais accepter, mais nous ne resterons que jusqu'à la Toussaint.
Je pense que c'est le jardin de Coralie qui plaît à Clotaire. Il entre et sort comme il veut ou presque, car il y a un perron couvert duquel il aboie pour se faire ouvrir la porte.
Depuis deux nuit, il ne dort plus dans ma chambre, mais dans celle de Coralie, ce qui me rend un peu jaloux. Il vient seulement me réveiller le matin pour que nous allions nous promener et il gambade alors comme un jeunot.
Je ne sais pas bien où toute cette histoire va nous mener.
Mais moi aussi, en fait, je suis content d'être là.
Dans cette société, on est un type, un mec, pendant une période un peu courte qui est elle où l'on est supposé valide sexuellement. Avant, on est un garçon. Quand cela se précise, on est un jeune homme, puis les choses s'accélèrent et assez rapidement on est un papy, un petit vieux. Pour les femmes, je pense que c'est pareil, avec en plus cet épisode inéluctable de la ménopause.
J'ai lu un article très intéressant sur la sexualité dans les EHPAD. Les soignants, trop souvent, la répriment. On ne va pas en faire une cause nationale mais quand même. Ce n'est déjà pas très amusant d'être en EHPAD, si en plus on ne peut pas compter fleurette.
Je n'ai pas laissé traîner l'article de ce magazine. Je ne voudrais pas que Coralie se fasse des idées. D'abord, ce séjour chez elle n'a rien à voir avec un séjour en EHPAD, sauf peut-être pour Clotaire. Après tout, peut-être prend-il cette maison pour un hôpital et Coralie pur une gentille infirmière.
En tout cas, il ne s'est rien passé entre Coralie et moi. Dire que je n'y pense pas serait mentir. Dire que je l'espère serait aussi mentir. En fait, je n'en sais rien. Je suis bien avec elle, mais de là à passer à l'acte.
Il faut que je retrouve une cible de promenade, même si novembre, les premiers verglas et les premières neiges ne sont pas très favorables à la promenade. Je crains qu'il ne faille jusqu'au printemps nous contenter des rives de l'Ariège, du parc et de ses canards.
Que c'est bête de devenir vieux.
Coralie m'appelle tous les jours pour savoir comment ça va. J'allais écrire que Coralie nous appelle, mais ce vieux Clotaire n'a jamais su répondre au téléphone. Cependant, ces derniers jours, quand le téléphone sonne, il aboie et vient se coller à moi pendant que je parle à Coralie. Si je parle à quelqu'un d'autre, il s'en va dans son panier en grognant.
Je vais peut-être l'appeler pour lui demander si elle ne veut pas nous reprendre encore une dizaine de jours.
